Ce texte analyse les conditions dans lesquelles la Centrafrique, un Etat déliquescent au sortir d’une crise existentielle, sait jouer de ses propres faiblesses et d’une configuration régionale et internationale particulière pour aujourd’hui contraindre le champ politique et terroriser sa propre population en construisant un ennemi forcément étranger et en instrumentalisant la Russie pour sa pérennisation. Les moyens et techniques de coercition sont d’une grande modernité, même s’ils s’appuient sur un répertoire de pratiques coercitives déjà bien rodées en Afrique centrale. La fabrique d’un tel autoritarisme s’appuie sur la construction d’une menace particulière (des groupes armés transnationaux), une communauté internationale atone qui s’épuise à mettre en œuvre des solutions éculées et une offre de sécurité qui renvoie le maintien de la paix onusien ou la mission de formation européenne à la marge : l’implication militaire russe mais aussi rwandaise traduit une volonté de mettre hors jeu une gestion régionale et internationale de la crise qui a échoué, tout en reconduisant une économie concessionnaire dans le domaine minier et agricole, dont les premiers bénéficiaires restent les gouvernants à Bangui

Anne de Tinguy (dir.)

Regards sur l’Eurasie. L’année politique est une publication annuelle du Centre de recherches internationales de Sciences Po (Ceri) dirigée par Anne de Tinguy. Elle propose des clefs de compréhension des événements et des phénomènes qui marquent de leur empreinte les évolutions d’une région, l’espace postsoviétique, en profonde mutation depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Forte d’une approche transversale qui ne prétend nullement à l’exhaustivité, elle vise à identifier les grands facteurs explicatifs, les dynamiques régionales et les enjeux sous-jacents.

Charlotte Thomas

La mort de Burhan Wani, combattant armé leader des Hizbul Mujahideen, a initié en juillet 2016 une nouvelle phase insurrectionnelle au Cachemire, où la population se mobilise contre l’Etat indien en réclamant l’azadi, la liberté. Le détour par New Delhi permet d’étudier le sentiment national des Cachemiris en s’intéressant aux frontières du groupe et aux dynamiques de différenciation par rapport aux Indiens. Le nationalisme cachemiri se définit davantage dans sa dimension négative (ce qu’il n’est pas) que positive (ce qu’il est). Le glissement progressif du contenu des prétentions à l’azadi est également l’un des enjeux du nationalisme cachemiri. D’abord demande de respect de l’autonomie politique du Jammu-et-Cachemire au sein de la République indienne, l’azadi signifie désormais l’indépendance du territoire cachemiri. Les revendications des Cachemiris traduisent de surcroît un fort rejet de l’affiliation nationale et citoyenne indienne, nourri par la négation de la dimension nationaliste de la lutte des Cachemiris opposée par New Delhi. L’insurrection en cours semble avoir encore accéléré ce processus, d’autant qu’aucune solution politique impliquant l’ensemble des parties prenantes au conflit n’est envisagée. Au-delà de la question du Cachemire, c’est le fonctionnement de la démocratie et de la nation indiennes qu’éclaire l’étude du nationalisme cachemiri.

Bayram Balci, Juliette Tolay

Alors que la question des réfugiés syriens a poussé un nombre croissant de pays à imposer des restrictions à leur entrée sur leur sol, près de la moitié des réfugiés syriens se trouvent dans un seul pays : la Turquie. Or celle-ci, loin de fermer sa frontière, se singularise par sa politique de porte ouverte et son engagement humanitaire de grande ampleur. L’élan de générosité ne peut seul expliquer cette politique d’asile mise en place spécialement pour les Syriens. Un certain nombre de considérations politiques indiquent une instrumentalisation de la question. L’attitude bienveillante de la Turquie peut s’expliquer par son opposition à Assad dans la crise syrienne et son souhait de jouer un rôle dans la construction d’une future Syrie, ainsi que par sa volonté de tirer des bénéfices matériels et symboliques auprès de l’Union européenne. Mais la crise de réfugiés a aussi une dimension de politique intérieure. Les différents partis (au pouvoir ou dans l’opposition) semblent utiliser la question des réfugiés de façon opportuniste, aux dépens d’un climat propice à une bonne intégration des Syriens en Turquie.

Regards sur l’Eurasie propose des clefs de compréhension des événements et des phénomènes qui marquent de leur empreinte les évolutions d’une région, l’espace postsoviétique, en profonde mutation depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Forte d’une approche transversale qui ne prétend nullement à l’exhaustivité, elle vise à identifier les grands facteurs explicatifs, les dynamiques régionales et les enjeux sous-jacents.

Francesco Ragazzi

Le gouvernement français a récemment annoncé un plan de « lutte contre la radicalisation » assorti d’une série de mesures qui ont pour but de prévenir le passage à l’acte violent. Si le terme de radicalisation n’est pas nouveau dans le langage politique français, il marque un tournant dans une politique antiterroriste qui, bien que reposant en grande partie sur des mesures administratives, se justifiait avant tout par l’approche judiciaire. La France se rapproche ainsi des Pays-Bas et du Royaume-Uni, qui ont développé ce type de politiques depuis la moitié des années 2000. Mais que siginifie exactement « lutter contre la radicalisation » ? Comment expliquer ce nouveau tournant du gouvernement français, et que peut-on apprendre de dix ans d’expériences de ces deux pays européens ? Cette étude montre que la lutte contre la radicalisation agit comme un discours efficace de légitimation de l’action policière au-delà de ses domaines de compétence habituels, en investissant de nombreux domaines de « gestion de la diversité » tels que l’école, la religion ou les politiques sociales. Elle retrace la diffusion de ce discours au sein des instances européennes et analyse, au travers de la notion de « multiculturalisme policier », les effets de ses déclinaisons juridique et administrative.

Aux termes de la relation clientéliste nouée par les Etats-Unis et le Pakistan dans les années 1950, les premiers utilisaient le second dans leurs efforts pour contenir le communisme en Asie et le second utilisait le premier pour se renforcer face à l’Inde. Cette relation a connu son point d’orgue lors de la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan. Washington a cherché à rejouer cette partition après le 11 septembre 2001 – à une réserve près une fois G. W. Bush remplacé par Obama, celui-ci ayant exprimé le souhait d’émanciper le partenariat américano-pakistanais de l’agenda sécuritaire auquel le Pentagone et l’armée pakistanaise donnaient la priorité. Obama s’est heurté au manque de pouvoir de ses interlocuteurs pakistanais, pourtant démocratiquement élus, et à la persistance de la priorité sécuritaire à Washington – dont témoigne la répartition de l’aide américaine. Même les questions de sécurité n’ont pas permis une vraie collaboration entre les deux pays. Tout d’abord, le rapprochement entre Washington et New Delhi a indisposé le Pakistan. Ensuite, Islamabad a protégé les talibans en lutte contre l’Otan. Enfin, Obama a pris des libertés avec la souveraineté pakistanaise (des frappes de drones au raid contre Ben Laden). Cette divergence d’intérêt n’annonce toutefois pas nécessairement de rupture.

Marc-Antoine Pérouse de Montclos

Au Nigeria, la dérive terroriste du mouvement islamiste Boko Haram interroge le rapport de la violence dite « religieuse » à l'État. Cette étude de terrain pose ainsi trois questions fondamentales qui tournent toutes autour de nos propres confusions sur les notions d'islamisation, de conversion, de radicalisation et de politisation du religieux, à savoir :
– S'agit-il d'une insurrection plus religieuse que politique ?
– En quoi exprime-t-elle une révolte sociale ?
– En quoi signale-t-elle une radicalisation des formes de protestation des musulmans du Nord Nigeria ?
À l'analyse, il s'avère en l'occurrence que le mouvement Boko Haram est un révélateur du politique : non parce qu'il est porteur d'un projet de société islamique, mais parce qu'il catalyse les angoisses d'une nation inachevée et dévoile les intrigues d'un pouvoir mal légitimé. Si l'on veut bien admettre que la radicalisation de l'Islam ne se limite pas à des attentats terroristes, il est en revanche difficile de savoir en quoi la secte serait plus extrémiste, plus fanatique et plus mortifère que d'autres révoltes comme le soulèvement Maitatsine à Kano en 1980. La capacité de Boko Haram à développer des ramifications internationales et à interférer dans les affaires gouvernementales n'est pas exceptionnelle en soi. Loin des clichés sur un prétendu choc des civilisations entre le Nord et le Sud, la singularité de la secte au Nigeria s'apprécie d'abord au regard de son recours à des attentats-suicides. Or la dérive terroriste de Boko Haram doit beaucoup à la brutalité de la répression des forces de l'ordre, et pas seulement à des contacts plus ou moins avérés et réguliers avec une mouvance jihadiste internationale.

Les experts en matière de sécurité sont régulièrement sollicités pour donner leur avis sur le futur de la politique internationale. A Washington, le petit monde des think tanks est un véritable « marché du futur ». Son homogénéité culturelle et sociale est très forte, la diversité des idées qui s'y expriment très réduite. Dans ce marché des idées, le spectre de futurs possibles est dès lors très étroit.
On note trois caractéristiques principales de cette énonciation du futur. Premièrement, pour des raisons épistémiques et politiques, le futur est linéaire, et ainsi conforte la stabilité et la continuité des décisions politiques. Deuxièmement, ces savoirs de l'expertise sont fortement enracinés dans un « groupthink », une pensée collective entravée par des biais qui s'auto-entretiennent et qui conduisent à lisser fortement prédictions et scénarios. Troisièmement, c'est là un paradoxe, les anticipations de la sécurité internationale contribuent à créer un effet de surprise. Par des effets de tunnel, l'attention des praticiens de la sécurité tout comme celle du public se concentre sur des points focaux, les empêchant de voir les inévitables ruptures avec les trajectoires linéaires émerger et se réaliser.

Le mouvement maoïste s'est développé en Inde à partir de la fin des années 1960 à la faveur du recentrage du Communist Party of India (Marxist) qui lui a ouvert un espace politique en abandonnant le combat révolutionnaire. Les maoïstes, également appelés naxalistes, ont été victimes au début des années 1970 d'un factionnalisme intense et d'une répression sévère qui a conduit les militants à se replier sur la zone tribale de l'Andhra Pradesh et du Bihar, les deux poches de résistance du mouvement dans les années 1980. Cette stratégie explique non seulement la transformation de la sociologie du maoïsme indien (qui, d'abord porté par des élites intellectuelles est devenu plus plébéien) mais aussi son retour en force à partir des années 1990. Cette décennie marquée par la libéralisation économique voit en effet la mise en valeur agressive des ressources minières de la zone tribale en question au mépris des droits de ses habitants. L'essor du maoïsme dans les années 2000 s'explique toutefois aussi par un retour à l'unité, sous l'égide du Communist Party of India (Maoist) créé en 2004. Face à ce phénomène qui touche maintenant la moitié des Etats indiens, le gouvernement de New Delhi tend à opter de nouveau pour la répression alors que les maoïstes se veulent les défenseurs d'un Etat de droit plus juste.

Anthony Amicelle

Ce texte a pour objectif d’examiner les dynamiques de surveillance à l’œuvre dans le domaine de la lutte contre le « terrorisme » et son financement. En proposant une analyse détaillée de l’« affaire SWIFT » et du Terrorist Finance Tracking Program américain, le présent texte met donc en lumière un programme spécifique qui va nous permettre de questionner les velléités contemporaines d’accès aux bases de données commerciales à des fins de renseignement. Cette étude explore ainsi un aspect sensible de la coopération antiterroriste à l’échelle transatlantique.

Tandis que certains annoncent la « globalisation » du monde, l' « Europe » se cherche une frontière extérieure à laquelle ses États-membres seraient susceptibles d'articuler leurs mécanismes de contrôle et de surveillance des individus mobiles. Établissement d'une frontière et ancrage de l'Europe dans une modernité politique dépassée par les flux transnationaux, ou traçabilité des individus au moyen d'outils techniques déterritorialisés qui rendent la frontière-ligne géographique obsolète ? C'est là l'aporie face à laquelle se trouve aujourd'hui l' « Europe » - et, avec elle, les États-nations de l'ère de la modernité politique. Une aporie que nous nous proposons de discuter en explorant les pratiques de frontiérisation et leurs effets.

La crise somalienne a été appréciée par la communauté internationale à l’aune de ses intérêts plus que dans sa réalité nationale. Après avoir échoué à concevoir une véritable réconciliation entre 2002 et 2004, les pays occidentaux se sont préoccupés de faire survivre un gouvernement sans véritable légitimité, mais soutenu par l’Ethiopie et le Kenya. L’émergence des Tribunaux islamiques en juin 2006 a reconfiguré la donne. Plus que leur radicalisation, deux arguments ont décidé du retour de la guerre : l’Ethiopie ne pouvait accepter de voir surgir sur son flanc sud un pouvoir autonome et ami de l’Erythrée, les Etats-Unis voulaient affirmer l’absolue primauté de la lutte antiterroriste sur toute autre considération. Une telle posture permettait de tester une nouvelle doctrine de sécurité donnant au Pentagone un ascendant sur la poursuite des supposés terroristes et permettant de coopter de nouvelles puissances régionales sur le continent africain, les alliés européens se montrant une fois de plus singulièrement atones face à cette nouvelle dérive militariste de Washington. Incapable d’occuper l’espace politique, le gouvernement transitoire somalien a poussé à la radicalisation. La perspective d’un nouvel Irak à l’africaine se dessinait dès la précaire victoire de l’Ethiopie en janvier 2007.

La guerre au Sud-Soudan qui a débuté en 1983 semble toucher à sa fin grâce à la signature d’accords de paix en mai 2004. Pour tenter d’évaluer les chances de la paix, il convient de cerner l’évolution du régime islamiste depuis sa prise de pouvoir en 1989, et les effets produits par ses divisions internes et l’accès à des revenus pétroliers significatifs, comme par l’impact régional du 11 septembre. Il faut également s’interroger sur le contenu des accords et les difficultés auxquelles les Sud-Soudanais devront faire face dans leur délicate mise en oeuvre. La crise au Darfour souligne la modestie des résultats obtenus malgré une forte intervention internationale. D’une part, les problèmes structurels du Soudan (citoyenneté, forme de l’Etat) n’ont pas été résolus ; de l’autre, le régime ne paraît pas disposé à se réformer radicalement.

Frédéric Massé

Le conflit colombien est devenu en l’espace de quelques années un véritable « casse-tête » pour les Etats-Unis comme pour les Européens. Violations massives des droits de l’homme, déplacements forcés de population, trafic de drogue, terrorisme... La Colombie semble désormais incarner tous les problèmes sécuritaires d’aujourd’hui. Avec le lancement du Plan Colombie en 1999, les Etats-Unis ont considérablement renforcé leur aide à ce pays. Aujourd’hui, les Américains soutiennent activement le gouvernement d’Alvaro Uribe dans sa lutte contre les mouvements de guérillas désormais qualifiés de « narcoterroristes » et les rumeurs d’intervention armée reviennent régulièrement à l’ordre du jour. Longtemps restée en marge de la « tragédie colombienne », l’Europe semble quant à elle condamnée à jouer les seconds rôles. L’option militaire représentée par le Plan Colombie avait dégagé un espace politique que les Européens avaient commencé à occuper. Mais avec la rupture des négociations de paix, cet espace s’est rétréci et a peut-être même définitivement disparu. Face aux efforts américains pour monopoliser la gestion du conflit colombien, on voit en effet mal comment l’Union européenne pourrait revenir sur les devants de la scène dans cette région du monde qui reste le pré carré des Etats-Unis. D’autant que l’on n’entend plus guère de voix s’élever pour demander aux Européens de faire contrepoids aux Etats-Unis. Entre concurrence, recherche de complémentarité et incompréhension, le cas colombien est une nouvelle illustration de l’état des relations Europe-Etats-Unis.

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