Le monde en 2030 – Le Moyen-Orient connaîtra-t-il la paix ?

Armin Arefi, avec la contribution d'Alain Dieckhoff

20/01/2020

ÉPISODE 11. La région reste ravagée par la lutte entre l’Iran, les États-Unis et l’Arabie saoudite. Mais il y a des raisons d’espérer. En partenariat avec Sciences Po Ceri.

Le califat de Daech n’est plus. La chute de Baghouz, ultime réduit djihadiste en mars 2019, a marqué la fin de l’emprise territoriale de l’État islamique (EI), proclamé en 2014 à cheval entre la Syrie et l’Irak par Abou Bakr al-Baghdadi. Mais si le chef de l’EI, éliminé dans un raid américain le 26 octobre dernier, a disparu en même temps que son califat, l’organisation qu’il a créée reste active au Moyen-Orient. « Bien que Daech ait été défait sur le plan militaire, son idéologie perdure et il conserve des agents dormants dans la région », souligne Alain Dieckhoff, directeur de recherche au CNRS, à la tête du Centre de recherches internationales (Ceri) de Sciences Po.

S’il a perdu son territoire, l’État islamique confirme une capacité de nuisance. L’organisation extrémiste sunnite s’est rendue coupable de plusieurs attentats en Syrie et en Irak en fin d’année dernière. En l’absence de solution politique pour les populations sunnites de ces deux pays toujours marginalisées par le pouvoir chiite [ou alaouite à Damas, NDLR], Daech bénéficie même de complicités. Sans compter les « coups de pouce » dont il bénéficie indirectement de la part de pays de la région. Ainsi, l’intervention de l’armée turque dans le nord-est de la Syrie contre les forces kurdes anti-EI en octobre 2019 a permis à une centaine de djihadistes de s’échapper de prison. « L’EI est en train de revenir au Moyen-Orient malgré nos efforts », avertit, résigné, un expert militaire qui connaît parfaitement la région.

Résurgence de Daech

La situation est d’autant plus compliquée que la coalition anti-Daech, dirigée par les États-Unis, a pour l’heure annoncé la suspension de ses opérations contre les djihadistes afin de protéger les bases américaines contre l’Iran. Dès lors, la lutte contre l’État islamique semble aujourd’hui reléguée au second plan en raison de la grave escalade militaire entre Washington et Téhéran. Depuis le retrait unilatéral des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien en mai 2018, la République islamique accentue la pression militaire contre les intérêts américains au Moyen-Orient.

Les tensions entre les deux pays ont connu un pic avec l’élimination par Washington du général iranien Qassem Soleimani, chef des forces al-Qods, la branche extérieure des Gardiens de la révolution [l’armée idéologique du régime de Téhéran, NDLR]. En représailles, l’Iran a frappé à l’aide de missiles des bases abritant des soldats américains en Irak, tout en prenant soin de ne pas faire de victimes pour ne pas franchir la « ligne rouge » avec les États-Unis. Pour l’heure, un conflit ouvert entre les deux pays ennemis a été évité de justesse. Mais le guide suprême iranien, l’ayatollah Khamenei, a déjà averti : l’Iran n’a pas fini de « venger » la mort de Qassem Soleimani.

Retrait américain

Dans l’incapacité de mener une guerre conventionnelle contre les États-Unis, la République islamique pourrait accentuer la pression sur les forces américaines par le biais de ses « relais » en Irak et en Syrie : les milices chiites pro-iraniennes. Avec pour but ultime le retrait des soldats américains de toute la région. Étonnamment, ce souhait iranien va dans le sens de la promesse de campagne de Donald Trump, qui ne veut plus engager l’armée américaine dans d’interminables conflits au Moyen-Orient. Le pensionnaire de la Maison-Blanche a joint le geste à la parole l’année dernière en évacuant la majorité des 2 000 soldats américains présents en Syrie. « Nous nous inscrivons dans une phase où les États-Unis veulent être moins présents militairement au Moyen-Orient », souligne le chercheur Alain Dieckhoff. « C’est un fait structurel de la politique américaine qui a été engagée sous Barack Obama », rappelle-t-il au sujet de l’ancien président démocrate qui avait entamé un « pivot » américain vers l’Asie.

S’il pousse aujourd’hui au retrait des troupes d’Irak et d’Afghanistan, Donald Trump a paradoxalement augmenté le nombre de soldats américains stationnés dans les pays du Golfe. Face à la menace iranienne, il a ordonné ces derniers mois l’envoi de plus de 14 000 militaires supplémentaires, pour un total de 60 000 soldats dans la région. « Le retrait américain reste très prudent, car il subsiste pour les États-Unis des intérêts à défendre et des alliés à protéger, rappelle Alain Dieckhoff. La volonté est de ne pas laisser non plus un vide dont pourrait profiter l’Iran. »

Rivalité régionale

La guerre par procuration que se livrent Washington et Téhéran cache un autre combat, cette fois régional, opposant l’Iran, fer de lance de l’islam chiite, et l’Arabie saoudite, leader du monde sunnite. Depuis la révolution islamique de 1979, le royaume wahhabite [version ultrarigoriste de l’islam sunnite, NDLR] est déterminé à couper la main de l’Iran, qu’il accuse de déstabiliser les États arabes, de l’Irak au Liban, en passant par la Syrie et le Yémen. Dans ces quatre pays, Téhéran soutient des mouvements opposés aux intérêts saoudiens et américains. À Bagdad, la République islamique arme des milices chiites irakiennes. À Damas, elle soutient militairement et économiquement le régime alaouite [secte issue du chiisme, NDLR] de Bachar el-Assad. À Beyrouth, Téhéran finance le Hezbollah chiite. Et à Sanaa, l’Iran soutient politiquement et fournit des armes aux rebelles yéménites zaïdites [branche du chiisme, NDLR] houthis.

Depuis l’avènement au pouvoir à Riyad du prince héritier Mohammed Ben Salmane (MBS), la politique étrangère du royaume est beaucoup plus agressive contre Téhéran. En témoigne l’entrée en guerre en mars 2015 de l’Arabie saoudite au Yémen, pour mater la rébellion houthie qu’elle voit comme le bras armé de Téhéran à sa frontière. Or, cinq ans après le début du conflit, l’Arabie saoudite se retrouve enfermée dans un bourbier. Les positions entre belligérants sont figées et des dizaines de milliers de civils ont perdu la vie. L’épreuve militaire est un échec pour MBS. Pire, le 14 septembre dernier, le prince héritier subit une véritable humiliation lorsque le cœur du complexe pétrolier saoudien est bombardé par plusieurs frappes de missiles et de drones. Attribuée par Washington à Téhéran, l’attaque ne provoque pourtant pas de riposte de la part des États-Unis, principal allié de l’Arabie saoudite, et fragilise considérablement le royaume. Si bien que depuis ce grave incident, Riyad a repris langue avec Téhéran pour œuvrer à la désescalade.

Après-pétrole

Si la crise actuelle entre la République islamique et les États-Unis éclipse aujourd’hui cette rivalité, « la confrontation entre l’Iran et l’Arabie saoudite va se poursuivre tant que les deux régimes resteront en place, car il s’agit d’une question de suprématie régionale », estime Alain Dieckhoff. « Mais, nuance-t-il, cela restera une guerre par procuration dans des pays tiers, car c’est plus facile à gérer qu’un conflit direct. » Grâce à la rente pétrolière, l’Arabie saoudite reste un pays riche et stable. Mais, avec la chute du prix du brut depuis 2014, les recettes diminuent et le déficit budgétaire se creuse, laissant entrevoir à moyen terme une crise économique dans ce pays de 20 millions de Saoudiens.

Prenant exemple sur les Émirats arabes unis voisins, MBS a lancé en 2016 « Vision 2030 », un vaste plan de diversification économique visant à réduire la dépendance à l’or noir. Basé sur une réduction des subventions gouvernementales et sur une participation accrue de la société saoudienne au marché du travail, le plan s’accompagne également de mesures d’ouvertures culturelles et sociétales très appréciées de la jeunesse saoudienne. En revanche, les véritables mesures d’austérité n’ont toujours pas été appliquées.

Régime iranien contesté

La donne est largement différente en Iran. Ciblé par les sanctions américaines rétablies par Donald Trump en 2018, l’Iran ne peut exporter qu’une infime partie de sa production pétrolière. Ces mesures punitives, additionnées à la gabegie gouvernementale, étouffent l’économie iranienne, et provoquent le mécontentement de la population. Depuis 2017, le pays est régulièrement secoué par des manifestations de colère antirégime, réprimées dans le sang par les forces de sécurité. « Ces contestations sont une preuve de fragilité de la République islamique. Le mécontentement a gagné des catégories importantes de la population, qui compte 80 millions d’habitants », explique Alain Dieckhoff. « Mais cela n’est pas nécessairement suffisant pour que le régime, qui dispose d’une force de répression intérieure avec les Gardiens de la révolution, s’effondre. »

Quant aux terrains de la confrontation irano-américano-saoudienne, l’Irak et la Syrie, ces deux anciennes puissances arabes nationalistes, sont aujourd’hui dévastées par la guerre et gangrenées par le confessionnalisme. Si le président Bachar el-Assad est sur le point de reprendre définitivement l’avantage face à ses opposants, c’est au prix de 380 000 morts, de millions de déplacés et d’un pays en ruines. La reconstruction de la Syrie prendra des années, la question des bailleurs de fonds n’est pas résolue, et le président syrien reste sous perfusion irano-russe, deux pays à qui il doit sa survie et qui sont partis pour rester en Syrie.

Espoir

L’Irak, quant à lui, reste scindé entre régions kurde, sunnite et chiite. La leçon de Daech – la marginalisation de la minorité sunnite qui les a poussés dans les bras des djihadistes – ne semble pas avoir été tirée. La majorité chiite domine toujours le gouvernement, sous l’influence de la République islamique d’Iran, qui contrôle de nombreuses milices armées, au détriment des autres minorités.

Étonnamment, l’espoir vient peut-être de cette population chiite. C’est dans le sud de l’Irak, où celle-ci est majoritaire, qu’a éclaté la contestation contre le gouvernement en octobre dernier. Mobilisés contre la corruption des élites et la domination iranienne, les manifestants, se définissant avant tout comme irakiens, demandent le départ de la classe politique. « La nouveauté de ces contestations est qu’elles s’inscrivent aujourd’hui dans une logique transversale qui dépasse les clivages confessionnels traditionnels », pointe Alain Dieckhoff.

Si le mouvement a été sévèrement réprimé, avec au moins 460 morts, la révolte gronde toujours et dépasse les frontières. Des manifestations similaires ont éclaté en parallèle au Liban, contre la corruption des dirigeants et le confessionnalisme, au nom de tous les Libanais. Le début d’une nouvelle ère au Moyen-Orient ?

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