La Turquie face à la nouvelle guerre israélo-palestinienne : une neutralité impossible

10/2023

La nouvelle guerre qui met à feu et à sang Israël et le Hamas dans la bande de Gaza provoque l’embarras à Ankara. Cette nouvelle flambée de violence prend d’autant plus la Turquie au dépourvu que le pouvoir turc avait commencé depuis peu à rétablir ses liens diplomatiques avec l’Etat hébreu. Dans un contexte économique fragile, il en va des intérêts supérieurs de la nation mais cet exercice s’avère difficile pour Erdogan compte tenu du positionnement idéologique de l’AKP vis-à-vis de la question palestinienne.

La Turquie, acteur sensible à la cause palestinienne

Non-arabe, on pourrait estimer la Turquie étrangère aux tenants et aboutissants du conflit israélo-palestinien. Or, au fil du siècle, elle s’est imposée comme un acteur important du Moyen-Orient, dont le destin évolue au rythme de cette lutte qui oppose Israël et les Palestiniens. Depuis deux décennies que Erdogan et l’AKP sont au pouvoir, la diplomatie turque mène une politique intérieure et extérieure très fortement empreinte de cette sensibilité au destin commun de l’ancien espace de l’Empire ottoman. Cette sensibilité, qui tourne parfois à la nostalgie, est partagée par le peuple autant que par les élites. Le souvenir de Jérusalem, longtemps sous contrôle ottoman, est toujours une source de fierté pour nombre de Turcs et il contribue à entretenir leur intérêt vis-à-vis de la cause palestinienne. Cette sensibilité n’est pas l’apanage de la seule AKP. La gauche turque, au nom de l’anti-impérialisme et du tiers-mondisme, témoigne d’une certaine sympathie pour la cause palestinienne. Quant à la droite, notamment religieuse, c’est au nom d’une solidarité islamique qu’elle se mobilise pour la cause palestinienne et pour Jérusalem, troisième lieu saint de l’islam. Cette sensibilité turque, politique et culturelle, s’incarne dans un Erdogan qui se pose depuis une décennie sur la scène régionale et internationale comme le défenseur et le protecteur des musulmans persécutés de par le monde. Dans ce triste palmarès, les Palestiniens figurent en tête de liste. 

De plus, Erdogan est proche de la mouvance des Frères musulmans dont sont issus les responsables politiques du Hamas. Le dirigeant turc n’a jamais caché sa sympathie pour les leaders et les cadres du mouvement. Ces derniers circulent régulièrement entre la Turquie et le Qatar, autre soutien de la cause palestinienne dans la région. Aussi, alors que la plupart des alliés de la Turquie considèrent le Hamas comme une organisation terroriste, Ankara au contraire entretient des relations ouvertes avec cette mouvance qui dispose d’une représentation officielle en Turquie.  Son chef Khaled Mechaal y a été reçu en 2006 ; en juillet dernier, la Turquie a organisé une rencontre entre l’actuel chef du Hamas Ismail Haniyeh et Mahmud Abbas, président de l’Autorité palestinienne.

La Turquie, acteur régional d’envergure pragmatique et ambitieux 

Parallèlement, à cette sympathie pour la cause palestinienne, Ankara a fait de la normalisation de ses relations avec l’Etat hébreu une priorité. Les relations entre la Turquie et Israël avaient été mises à mal et interrompues en mai 2010. A l’époque, on se souvient que la Turquie avait envoyé, via une ONG islamiste proche du pouvoir, une flottille pour briser le blocus de la bande de Gaza. L’opération avait échoué et la répression de la violation du blocus avait provoqué une dizaine de morts. Le président Obama et les administrations américaines successives ont ensuite essayé de réconcilier ces deux alliés occidentaux, essentiels pour la sécurité globale de la région, mais c’est seulement en novembre 2022 que les deux Etats signeront une normalisation qui demeure somme toute très fragile. 

Cette normalisation est cruciale pour la Turquie très désireuse de réparer son image et son aura, abîmées par une politique étrangère qui l’a isolée et marginalisée sur la scène internationale depuis ses interventions militaires en Syrie et Libye et depuis le coup d’Etat manqué de juillet 2016. Cette normalisation avec Israël est également importante sur le plan économique, les deux pays souhaitant mettre en place des voix d’acheminement du gaz naturel israélien vers la Turquie puis vers d’autres marchés européens. C’est d’ailleurs dans cette perspective, que le ministre turc de l’Energie devait se rendre en Israël en ce mois d’octobre et qu’une visite officielle de Netanyahou en Turquie est programmée avant la fin de l’année. 

La Turquie, entre médiation et engagement pro-palestinien 

Au choc de l’attaque du 7 octobre dernier, Erdogan a d’abord réagi mollement, délivrant un message tiède, appelant à la retenue . Message inaudible tant l’attentat était inédit par son mode opératoire, par son ampleur, par le déchaînement de violence et de barbarie dont a fait preuve le Hamas. De retenue, il n’en est pas davantage question dans la réaction des Israéliens à ces attaques. Les bombardements, l’isolement forcé et acté de Gaza, les privations absolues d’eau et d’électricité et les préparatifs d’une opération militaire sur le terrain ont obligé Erdoğan à réagir de façon plus critique et virulente vis-à-vis d’Israël. Dans son discours, dès l’annonce par Jérusalem de sa riposte, le président turc a considéré que « Israël ne se conduit pas comme un État » mais comme une organisation (örgüt en turc). Dans la langue turque, le terme a une connotation péjorative puisque c’est par ce terme que sont qualifiés le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et d’autres mouvements terroristes. Dans ses propos de dénonciation de la politique israélienne, Erdogan n’a pas non plus ménagé les Etats-Unis dont il a critiqué le déploiement au large des côtes israéliennes du plus gros porte-avions du monde, l’USS Gerald Ford destiné à venir en aide à Israël1. Pour montrer son mécontentement, et on reconnaît bien là son style, le président Erdogan a décidé que la marine turque exécuterait des manœuvres non loin de là, dans l’espace maritime disputé entre la Turquie et Chypre.  

A ce stade, nul ne saurait prédire la tournure des événements. Ce qui est certain en revanche, c’est que la Turquie ne pourra pas se dessaisir facilement de son soutien à la cause palestinienne. Erdogan s’est posé en médiateur et il a pris des contacts pour organiser d’éventuels échanges de prisonniers. A plusieurs reprises déjà et encore récemment, le président turc s’est fait l’écho de propos défendant la création d’un Etat palestinien indépendant avec Jérusalem-Est comme capitale dans les frontières de 1967, sur la base des principes de l'ONU. 

En tout état de cause, la nouvelle guerre entre Israël et le Hamas ne rend pas service au processus de restauration de la relation turco-israélienne. Pour autant, les deux parties semblent vouloir veiller à préserver cette fragile reprise diplomatique. Les besoins des uns et des autres, tant économiques qu’énergétiques, pourraient conduire à un pragmatisme qui, peut-on espérer, pourrait insuffler un peu de raison dans cette actualité. 

Photo : Istanbul, 13 octobre 2023, Rassemblemebt après la prière de midi de la mosquée Beyazit sur la place Beyazit pour manifester contre Israël. Copyright : tolga ildun pour Shutterstock.

  • 1. Cette présence navale américaine a de quoi irriter la Turquie qui reproche à Washington une présence excessive dans la région, notamment en Syrie où l’armée américaine travaille avec les milices kurdes pour, en théorie, éviter le retour de Daesh. Le différend turco-américain sur cette question a donné lieu à une nouvelle tension entre Ankara et Washington quand le 5 octobre dernier, la partie américaine a annoncé avoir abattu un drone turc en territoire syrien, voyant dans celui-ci une menace sur les forces américaines présentes sur le terrain.
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