Israël en guerre, entre brutalité et retenue

Dans son nouvel ouvrage, Samy Cohen, directeur de recherche au CERI/Sciences Po, revient sur l’histoire d’Israël, des années 1930 à aujourd’hui, à travers le prisme de la morale. Il nous révèle la réalité qui a sans cesse osciller entre brutalité et retenue, crimes de guerre et actes d’humanité. Son livre Tuer ou laisser mourir . Israël et la morale de la guerre, publié aux éditions Flammarion explore le cœur de l’identité d’Israël, sans concessions ni parti pris. Il répond ici à nos questions.
Qu’appelez-vous éthique de la guerre ?
Samy Cohen : L’« éthique » ou la « morale » de la guerre désigne un courant de pensée et un ensemble de pratiques, qui se sont cristallisées à la fin du XIXème siècle (mais qui sont apparues bien avant, sous l’influence de saint Augustin et de saint Thomas, puis plus tard sous celle de Grotius et d’Emer de Vattel), qui visent à humaniser les actions guerrières, en établissant des normes pour soulager les souffrances des blessés, protéger les populations civiles, les prisonniers de guerre, les personnels médicaux, les convois d'aide humanitaire…L’idée pourrait se résumer ainsi : « Tuer d’accord, mais pas n’importe qui, pas n’importe quand, pas n’importe comment » . `
Henry Dunant, homme d’affaires suisse, choqué par les horreurs de la bataille de Solférino en 1859, sera à l’origine d’une vaste campagne qui conduira aux conventions de La Haye de 1899 et de 1907, puis à celle de Genève de 1949 avec ses protocoles additionnels de 1977, qui fixent aux États des limites claires à l’usage de la force armée.
Pourquoi avoir écrit ce livre ?
Samy Cohen : D’abord pour une raison liée à mon histoire personnelle. Lors de mon service militaire, au début des années 1960, j’avais servi dans une unité où les commandants nous disaient : « Attention, on ne tire pas sur des civils arabes ». Nous avions scrupuleusement respecté cette consigne. Il est peut-être naïf de l’affirmer mais j’ai toujours été attaché aux valeurs humanistes et cru que les États se devaient de les respecter.
Il y a une deuxième raison qui a trait à l’importance qu’occupe la question de la morale de la guerre en Israël. La société israélienne se perçoit comme la « lumière des nations » et voit Tsahal comme l’« armée la plus morale au monde ». On parle souvent de « pureté des armes », une notion qui renvoie au code éthique de l’armée. Celle-ci prescrit de n’utiliser les armes que dans le cadre de la mission assignée, en évitant de cibler des personnes innocentes. J’ai voulu savoir quelle place tenaient ces valeurs en pratique dans l’armée mais aussi dans la société civile. Étaient-elles seulement des paroles en l’air ou bien relevaient-elles d’une conviction enracinée ?
J’ai tenté de répondre à ces questions en scrutant la société et l’armée israéliennes sur la longue durée, en intégrant les différentes confrontations, des années 1930 à nos jours, en revisitant des périodes significatives, oubliées ou mal connues comme les tragiques années 1950, les guerres des Six jours et du Liban, les deux Intifada, les opérations successives menées dans Gaza, et bien entendu la guerre en cours depuis 2023. Le livre propose un autre regard sur les guerres d’Israël, vues à travers le prisme de la morale. Cette démarche est d’autant plus nécessaire qu’au cours de son histoire, le pays a oscillé entre brutalité et retenue. La perspective historique permet de décrire ces fluctuations, les alternances entre bouffées de violence et comportements de raison.
Vous dites que la morale de la guerre constitue un marqueur fondamental de la démocratie, qu’elle est l’essence même de la démocratie. Pouvez-vous développer un peu cette idée ?
Samy Cohen : Une démocratie se reconnaît également et peut-être surtout à son adhésion à des règles non écrites comme la retenue, la modération et à des valeurs humanistes. Même si nombre d’entre elles ne les respectent pas scrupuleusement, les démocraties ont fait de la question morale, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et la décolonisation, un marqueur important de leur identité, s’efforçant de sensibiliser leurs personnels militaires à la nécessité de maîtriser leur puissance. Les régimes autoritaires, eux, ignorent ces règles. Cette question a pris une place importante auprès des opinions publiques, de plus en plus sensibles à la question de la protection des civils, et elle a suscité une judiciarisation sans précédent de la vie internationale. Les tribunaux se sont transformés en acteurs incontournables avec lesquels les gouvernements doivent compter.
La question revêt un intérêt accru depuis la guerre qui oppose les démocraties au terrorisme, une guerre qui se déroule de plus en plus souvent « au sein des populations », dans des zones peuplées de civils, posant des dilemmes insurmontables. Comment une démocratie qui doit se battre dans des zones habitées peut-elle respecter le principe de la discrimination entre combattants et non combattants ? La stratégie des groupes terroristes consiste à se cacher au sein de la population, à agir sous l’apparence de civils. S’ils parviennent à provoquer des réactions disproportionnées à leurs attaques (des massacres, des atrocités), ils estimeront avoir gagné la partie, en démontrant l’inhumanité de l’État qu’ils combattent, justifiant ainsi les attaques menées contre sa population.
Que faire si l’ennemi cible « nos » populations ? Faut-il cibler les siennes ? Une démocratie peut-elle se permettre d’ignorer les règles éthiques sans trahir ses valeurs ? Si elle respecte strictement les normes édictées par les conventions internationales, ne doit-elle pas s’interdire d’entrer dans les zones habitées ou d’arrêter des civils pour leur soutirer des informations sur les caches d’armes et des activistes ? Agir ainsi ne revient-il pas à se déclarer battu d’avance ? Trouver le juste équilibre n’est guère facile. A maints égards, Israël représente un laboratoire idéal pour l’étude des dilemmes moraux que pose aux démocraties le défi terroriste.
Qu’en est-il de l’importance croissante de l’opinion publique en Israël et de son effet sur l’appréciation de l’action de Tsahal dont la légitimité dépend en grande partie de cette même opinion publique ?
Samy Cohen : Avec le temps, l’armée est devenue de plus en plus sensible à l’humeur de l’opinion publique, pas seulement parce que la force de Tsahal repose en grande partie sur une conscription obligatoire pour tous les jeunes à partir de 18 ans mais surtout parce que les familles de soldats sont devenues de plus en plus sensibles au sort de leurs enfants. Ce phénomène est étroitement lié à l’apparition du terrorisme dans les années 2000, sous la deuxième Intifada. Les familles ne supportent pas que leurs fils ou filles prennent des risques, dans le cadre d’une guerre asymétrique, dans le seul but d’éviter de porter atteinte à des civils. Sous l’impulsion du philosophe Asa Kasher, l’idée s’est développée en Israël que « nos soldats passent avant vos civils ». C’est contraire au code éthique de l’armée qui prescrit de faire tout ce qui est possible pour épargner des civils. Cette idée est combattue par la majorité des philosophes et des juristes israéliens mais elle est plébiscitée par les familles des soldats. On verra souvent des familles enrôler des avocats pour défendre leur progéniture au cas où ceux-ci se trouveraient pris dans les mailles de la justice. La hiérarchie militaire marche sur des œufs, ne voulant pas prendre les parents à rebrousse-poil. D’autant plus que les députés de la droite extrême instrumentalisent cette sensibilité pour exiger une plus grande dureté envers les terroristes et leurs proches.
Vous notez que du point de vue de la morale de la guerre, Israël a oscillé entre brutalité et retenue et vous distinguez quatre grandes périodes de la trajectoire éthique d’Israël ? Pouvez-vous nous les décrire ?
Samy Cohen : On peut, en effet, distinguer quatre grandes périodes :
La première (1948-1960) est celle de la lutte pour la création de l’État, dans un contexte de « guerre de survie ». Elle combine faible culture démocratique et sentiment de péril national. La « pureté des armes » est ignorée par les combattants, alors que c’est justement pour cette guerre qu’elle a été inventée. Certaines unités se sont livrées à des atrocités qui n’étaient justifiées que par celles commises par l’ennemi, par pure vengeance la plupart du temps et parfois pour terroriser une population dont on espérait le départ. Il n’existait pas de mécanisme de sanctions susceptible d’inhiber les soldats tentés de se faire justice. Par moments, rien ne distinguait le comportement des forces juives de celui des milices et armées arabes, le « bon » du « méchant ». La société civile suivait passivement les événements à travers une presse patriotique. La direction politique au courant des crimes commis a manqué de courage et finalement elle a laissé faire. David Ben Gourion, chef incontesté à cette époque, n’a pas su se montrer intraitable. Il a certes exprimé certes ses réserves, mais sans faire preuve d’autorité, sans exiger des sanctions.
Les années 1950 s’inscrivent dans le sillage de la guerre d’indépendance. Bien que la menace existentielle soit écartée, les forces armées se comportent avec une brutalité inouïe. Il subsiste en Israël à cette époque un fort sentiment d’insécurité et une haine tenace envers les Arabes qui n’« ont pas renoncé à détruire l’État d’Israël ». Les civils palestiniens vivant à la lisière d’Israël, les « infiltrés », sont traités comme une menace majeure et souvent abattus sans sommation. C’est au cours de cette période que se produit le plus grand massacre de l’histoire de l’État d’Israël, celui de Kfar Kassem, décidé par un haut gradé qui ne reconnaîtra jamais sa faute et qui sera condamné à une peine dérisoire.
La deuxième séquence (1960-2000) tranche avec le passé de manière significative. Des évolutions internes et internationales ont favorisé l’éclosion d’une véritable conscience morale. Après la victoire de juin 1967, le contexte sécuritaire régional s’est apaisé. La justice internationale s’invite dans les affaires intérieures des États, ce qui n’est pas sans avoir des conséquences sur l’armée israélienne. La haute hiérarchie militaire, s’inspirant des armées occidentales, devient plus sensible au droit international. Celui-ci est enseigné dans les écoles d’officiers. L’armée se dote d’un code éthique. La démocratie israélienne se consolide, la population acquiert une capacité de jugement critique et ne fait plus confiance aveuglément au gouvernement.
La question éthique surgit de manière éclatante avec la gigantesque manifestation organisée contre la guerre du Liban et le massacre des camps de Sabra et Chatila en septembre 1982. C’est à cette époque qu’apparaissent des figures morales telles que le colonel Elie Gueva, commandant d’une brigade de blindés, qui a refusé d’entrer dans Beyrouth avec ses chars au motif qu’ils provoqueraient un bain de sang, et les objecteurs de conscience. Tous refusent d’obéir à des ordres qui imposent à la population ennemie des souffrances inutiles. Les ONG de défense de droits de l’homme se multiplient et portent à la connaissance du public les violations de la loi. Le système judiciaire gagne en indépendance. La brutalité gratuite, les sévices, voire la torture, comme ceux de la première Intifada, ne sont plus acceptés. Ils sont d’ailleurs notablement freinés par des généraux qui refusent les appels de la droite à une répression violente.
Le troisième acte coïncide avec l’apparition des attentats-suicides de la Seconde Intifada. Le discernement tend à disparaître, les civils palestiniens sont associés à la cause terroriste. Apeurés, les soldats sur le terrain ne savent pas si l’homme (ou la femme) qui s’avance vers eux est un terroriste ou un civil inoffensif. Ce type de dilemme m’a amené à donner au livre le titre de Tuer ou laisser vivre. Le droit international est mis au banc des accusés, au motif qu’il ne protège pas les démocraties contre le terrorisme.
Les massacres ne toutefois sont plus de mise mais le terrorisme va détruire les codes moraux et déstabiliser la démocratie, ce qui créé un nouveau climat psychologique dans l’armée comme dans la société. L’opinion publique connaît une dérive tangible vers la droite, un processus qui va se poursuivre avec les attaques du Hezbollah et les roquettes du Hamas. Les questions éthiques ne font plus débat. Achever un terroriste blessé - rendu inoffensif - devient pour beaucoup d’Israéliens une « obligation morale ». L’objection de conscience se fait rarissime.
La quatrième et dernière période renvoie à la guerre dans la bande de Gaza consécutive à l’agression du Hamas du 7 octobre 2023. Le contexte n’est pas celui d’une attaque terroriste classique mais celle d’une agression qui vise l’extermination. Il s’agit pour Tsahal d’« en finir » avec cette menace. La société meurtrie, traumatisée réclame vengeance. L’envie d’en découdre domine fût-ce au prix de vastes destructions. Le nombre impressionnant de pertes civiles dans la bande de Gaza n’intéresse pas les citoyens israéliens. Tsahal a une dette envers ses citoyens qu'elle n'a pas su protéger. L’éthique du combat, l’humanisme, la protection des populations civiles lors des conflits armés, le respect du droit international humanitaire, toutes ces règles qui s’imposent aux démocraties en guerre comme autant d’exigences morales, qui dans le passé étaient au cœur du débat public, se sont désagrégées.
Contrairement aux slogans répétés avec insistance, il n’y a pas eu de « génocide » mais la rage emporte tout - les dilemmes, les hésitations, les précautions - et elle brouille les repères entre la démocratie et les organisations terroristes. Il faut frapper fort, vite, au mépris de la souffrance endurée par les civils. Aucun volet humanitaire n’a été mis en place. « Qu’ils se débrouillent ! », pourrait être le mot d’ordre de Tsahal. C’est aussi le retour aux bombes lourdes qui ne laissent aucune chance aux cibles qu’elles visent.
La démocratie israélienne a subi un revers. Une démocratie doit marquer clairement la frontière qui la sépare des groupes terroristes qui s’attaquent délibérément à des populations civiles. Israël a pris le risque de brouiller cette frontière. En tuant des civils, une démocratie délégitime sa propre lutte et elle fait oublier la cause qu’elle défend.
Dans quelle mesure les dirigeants politiques israéliens ont-ils contribué à la consolidation ou à la dégradation des normes éthiques au sein de l’armée, en particulier face aux pressions de l’opinion publique et des impératifs sécuritaires ?
Samy Cohen : Les dirigeants politiques ont tous échoué à faire respecter les valeurs morales de la démocratie. Ils n’ont pas su montrer l’exemple et n’ont pas pris en considération l’importance de la question éthique. Ils ont porté un coup sévère à l’image d’Israël. Pire, la plupart d’entre eux ont couvert des crimes de guerre. Le respect du droit international n’était pas un impératif absolu pour eux. Assassiner un Arabe n’est certes pas permis mais un tel acte est trop souvent excusable.
Pendant la première Intifada, Yitzhak Rabin, pourtant l’un des dirigeants politiques israéliens les plus intègres, donne des instructions pour que les services de sécurité répriment avec la plus grande sévérité le « soulèvement des pierres » mené par des civils, pour la plupart très jeunes. Shimon Peres protègera le patron du Shabak à l’origine du scandale du bus 300 et fera l’éloge d’un des combattants les plus brutaux de l’unité 101, auteur de l’assassinat de Bédouins innocents. Ariel Sharon, lors de la seconde Intifada, alla lui-même galvaniser les militaires : « Chamboulez leurs maisons ». « Vous n’avez aucune limite juridique. Détruisez ! » Dans l’affaire Azaria, Benyamin Netanyahou a commencé par défendre les « valeurs de l’armée », avant de se raviser au vu des innombrables soutiens que la famille du sergent a reçus. Et dans l’opération « Épées de fer » (nom de l’offensive israélienne dans Gaza), il a fermé les yeux devant la crise humanitaire qui se profilait.
Les dirigeants politiques défendent en priorité leur crédibilité dans l’opinion publique, ils veulent montrer qu’une démocratie n’est pas un régime qui encaisse les coups sans broncher, au nom de principes dits universels. Ils savent que s’ils ne font pas tout ce qui est leur en pouvoir pour défendre leurs concitoyens, ceux-ci les sanctionneront à la prochaine élection. Sous le choc d’un attentat, l’opinion publique ne leur pardonnerait pas un nouvel échec. Cela n’est pas propre à Israël.
L’expression l’« armée la plus morale au monde » utilisée pour définir Tsahal vous semble-t-elle pertinente ?
Samy Cohen : Elle est un non-sens. On ne peut utiliser une qualification aussi lapidaire sur une période de plus de soixante-quinze ans et compte tenu des nombreuses violations du droit qui ont eu lieu. Tout dépend des périodes considérées, de la nature de la menace, du type d’opérations conduites. C’est une notion indéfendable, par ailleurs, tant la comparaison avec d’autres armées est difficile. La plupart des Israéliens sont convaincus que Tsahal se comporte mieux que les armées américaine, britannique ou française. Aucune étude comparative sérieuse, prenant en compte l’ensemble des données utiles, le contexte géostratégique, les particularités du terrain, le risque encouru par les soldats, les circonstances dans lesquelles des civils sont tués, n’a été entreprise pour étayer une pareille affirmation.
Cette notion est d’autant plus vaine que Tsahal ne constitue pas, sociologiquement, un ensemble homogène. Il conviendrait de parler « des » Tsahal au pluriel, chaque grande unité étant dotée de sa propre sous-culture. Les unités versées dans la haute technologie, comme l’armée de l’air et les services de renseignement, se distinguent de l’infanterie, au contact quotidien de la population palestinienne qu’elle s’efforce de contrôler. L’armée de terre elle-même est traversée de multiples courants. Du côté des good guys, les parachutistes, -le Nahal - composés d’éléments plus disciplinés et sensibles aux questions éthiques. À l’autre bout de la chaîne, Golani, Guivati, la brigade Kfir et Magav, souvent commandés par des officiers issus du sionisme religieux, peuplés de militaires originaires des couches défavorisées de la populationu de colons. Entre les deux, des unités dont le comportement dépend de la personnalité du commandant et de la dangerosité du secteur d’affectation. Ceux qui ne jurent que par l’« armée la plus morale au monde » ignorent la complexité de Tsahal. Ce mythe sert à étouffer tout débat sur la question de l’éthique.
Il résiste d’autant mieux qu’il renvoie à des croyances profondément enracinées, celle de la « supériorité morale » d’Israël sur les autres nations, qu’a analysée le socio-psychologue Daniel Bar-Tal, et à celle de la tradition biblique juive, source de l’« humanisme » du peuple juif. De plus, il favorise la cohésion sociale. Il autorise l’amnésie, le déni des moments pénibles. Il est un miroir dans lequel la société aime se regarder. Surtout, Tsahal « ce sont nos enfants, notre père, notre frère, notre sœur », des amis proches, qui « ont perdu leur vie pour nous protéger ». Bref, c’est la société israélienne toute entière. L’amour pour Tsahal interdit d’imaginer que « nos soldats » soient capables de transgresser des interdits. Tout élément de preuve en sens contraire est considéré comme « injuste » et une tentative pour délégitimer l’existence d’Israël.
Vous mentionnez la « doctrine de la riposte disproportionnée » de Tsahal. En quoi est-elle une « doctrine » ?
Samy Cohen : Il ne s’agit pas de dérapages ou de surréactions involontaires, d’un mauvais calcul mais d’actes délibérés. Cette doctrine fait partie de la culture stratégique d’Israël, des schémas de pensée non seulement des militaires mais aussi des dirigeants politiques, et même, plus largement, de la société israélienne. Présente depuis la naissance de l’État, cette doctrine a été appliquée de manière récurrente contre les « infiltrés » des années 1950, lors des deux Intifada, pendant les opérations Plomb durci et Bordure protectrice. Elle a réapparu de manière frappante depuis le 8 octobre 2023. Cette doctrine renvoie à l’histoire du pays, aux conditions géopolitiques dans lesquelles l’État s’est construit, à la manière dont Tsahal se perçoit dans son environnement et envisage son rôle de garant de la survie de l’État.
Elle résulte d’un complexe mêlant des sentiments d’infériorité et de supériorité, forgé dès sa création. Les Israéliens réagissent avec la brutalité du faible qui a peur pour son existence, hantés par une possible répétition de la Shoah, face à des ennemis qui ne cachent pas leur désir de détruire leur État, et avec les moyens du fort qui veut dissuader « une fois pour toutes » ceux qui s’en prennent à lui. Devant une attaque ou une menace, la frappe se doit d’être à la fois préventive et massive pour empêcher l’« autre » de pousser l’avantage. Les dirigeants civils et militaires sont convaincus que toute autre stratégie risquerait de laisser une impression de faiblesse et d’encourager les terroristes à poursuivre dans la voie de la violence. Cette stratégie, qui peut se justifier dans une guerre de type conventionnel, présente toutefois dans un conflit asymétrique un inconvénient majeur puisqu’elle risque de porter atteinte à des civils.
Dans quelle mesure les démocraties en guerre, telles qu’Israël, peuvent-elles maintenir leur légitimité morale face à la complexité de conflits où des attaques terroristes ciblent directement des civils ou encore, comme le Hamas, utilise des populations civiles comme boucliers humains ?
Samy Cohen : C’est en effet extrêmement difficile pour une démocratie de se battre contre des groupes armés cachés au sein de la population. Si elle veut préserver la légitimité de sa lutte, elle doit s’efforcer de planifier ses attaques de manière à minimiser les dommages collatéraux, éduquer les combattants au respect du droit international, sévir contre ceux qui se laissent aller à des exactions contre les civils, expliquer constamment les raisons qui ont pu les amener à faire des victimes civiles…
Récemment, le droit international et la protection des civils semblent avoir été relégués au second plan, une majorité de la population se montrant moins sensible à la question de l’éthique dans les actions militaires. Voyez-vous l’instauration d’un débat critique sur la morale de la guerre comme une nécessité ?
Samy Cohen : Oui c’est une nécessité, surtout lorsqu’on se réclame de la démocratie.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photo de couverture : Couverture du livre de Samy Cohen, Tuer ou laisser mourir . Israël et la morale de la guerre, Paris, Flammarion, 2025.
Photo 1 : Haïfa, 25 janvier 2025 : Des personnes arborent des pancartes et des drapeaux et participent à un rassemblement pour demander la fin de la guerre, l'achèvement de la prise d'otages et de nouvelles élections. Crédit RnDmS pour Shutterstock.
Photo 2 : Jérusalem, 28 décembre 2023. Cérémonie d'introduction pour les nouveaux diplômés de l'école des officiers de l'armée israélienne. Les soldats proviennent de divers bataillons et, après deux mois d'entraînement, ils sont nommés officiers. Crédit Jose Hernandez Camera 51 pour Shutterstock.
Photo 3 : 22 mai 2024, Des soldats de l'armée israélienne à la frontière de Gaza, mettent du tefillin et du tallit pour la prière du matin, et prient avant d'entrer à Gaza. Crédit Elyasaf Jehuda pour Shutterstock.
Photo 4 : 22 octobre 2023. Des véhicules militaires et des soldats des Forces de défense israéliennes à la frontière de Gaza attendent l'offensive terrestre contre les militants du Hamas. Crédit Roman Yanushevsky pour Shutterstock.