Gayatri Jai Singh Rathore

Le secteur indien des déchets électroniques a connu un processus de formalisation ces dernières années, grâce à la mise en oeuvre de règles de gestion des déchets électroniques (2016), ce qui a conduit à la création de ce que nous appelons le « régime de recyclage ». De fait, les classes moyennes et supérieures, les ONG et les acteurs de l’industrie, qui sont les premiers à avoir réfléchi aux politiques en matière de déchets électroniques en Inde, ont été poussés par une double motivation : le désir de voir émerger une ville de « classe internationale », propre et non polluée, et la saisie d’opportunités commerciales par l’accaparement de la valeur des déchets électroniques. Ne se substituant pas à l’Etat, ces acteurs l’ont toutefois coopté afin qu’il légifère en faveur de la protection de l’environnement et qu’il s’attaque aux problèmes de toxicité et de santé liés aux déchets électroniques. Le régime de recyclage repose sur des processus de formalisation intégrés dans de multiples technologies – technicité, installations couteuses, certifications, autorisations et licences – qui fonctionnent ensemble pour exclure le secteur « informel » du système de gouvernance de ces déchets électroniques. Les technologies de recyclage agissent comme des « technologies de domination » qui contribuent à mettre à l’écart le travail « informel » des ferrailleurs ou des e-kabadis, qui se trouvent déjà en marge de la société en raison de leur appartenance à la communauté musulmane. En définitive, toutefois, le régime de recyclage ne parvient pas à protéger l’environnement car les déchets électroniques finissent par retomber dans le secteur informel par l’intermédiaire d’acteurs autorisés.

Christophe Jaffrelot et Nicolas Belorgey

L’inde a engagé en 2009 un programme d’identification biométrique de sa population. Il s’agissait à l’origine d’un projet né au sein des entreprises informatiques basées à Bangalore, et son principal architecte, Nandan Nilekani, était  d’ailleurs le patron d’une de ces grandes firmes. Leur dessein était d’utiliser les techniques du numérique et les données qu’elles permettent de recueillir à des fins économiques. Mais pour enregistrer l’ensemble de la population indienne, il fallait convaincre l’Etat de s’investir dans l’opération. L’argument qui emporta l’adhésion du gouvernement fut financier : ce programme, nommé Aadhaar, permettrait de distribuer les fonds d’aide aux pauvres en minimisant les pertes liées notamment à la corruption et à l’existence de doublons parmi les bénéficiaires. Or être identifié par Aadhaar est devenu peu à peu nécessaire pour réaliser de multiples opérations de la vie courante, y compris pour payer ses impôts. Saisie, la Cour suprême a tardé à se prononcer et n’a pas cherché à protéger la vie privée des personnes d’une manière convaincante. Aadhaar n’a pas non plus préservé la qualité des services rendus aux pauvres – loin de là – et son impact économique est encore à prouver, même si les opérateurs qui croient que data is the new oil se situent dans une perspective de long terme.

Christophe Wasinski

Nous faisons ici l’hypothèse qu’il existe un régime de savoir technostratégique qui confère aux interventions militaires une grande aura et contribue, par ce biais, à les normaliser au sein des appareils en charge de l’exécution des politiques étrangères depuis la fin de la guerre froide. À partir d’une étude des discours militaires et sécuritaires contemporains, nous cherchons à savoir comment ce régime a été élaboré, comment il délimite un champ de possibles en matière d’interventions et comment il attribue à ce même champ de possibles une grande crédibilité.

Frédéric Lasserre

Deux grandes questions politico-juridiques structurent les relations des pays riverains de l'océan Arctique. La question du statut des passages arctiques diffère de la question des frontières maritimes dans l'Arctique, dont il sera question ici. Les médias relayent aujourd'hui, de façon récurrente, l'idée d'une course à la conquête des espaces maritimes arctiques. Cela fait plusieurs années que les pays riverains de l'Arctique préparent leurs dossiers destinés à étayer leurs arguments géologiques pour revendiquer des plateaux continentaux étendus. Ce n'est qu'en 2007 qu'une fièvre médiatique s'en est emparée, accréditant l'idée d'une course effrénée, alimentée par les changements climatiques pour la conquête des ressources naturelles de la région : une représentation très exagérée et peu conforme à la réalité tant historique que juridique.

Irène Bono

Au Maroc, la « participation » renvoie aux prétendues vertus de la « société civile » et est implicitement perçue comme une panacée. Le lancement en 2005 de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH), programme de lutte contre la pauvreté qui entend intégrer toute la population, représente le symbole de ce phénomène participatif. Fondée sur une analyse des normes et styles d’action, la démarche suivie ici entend reconstituer la logique interne du « phénomène participatif » et, simultanément, le remodelage du politique qu’il engendre. La promotion de certains styles par la mobilisation de techniques issues des politiques publiques dites participatives transforme les critères et les processus de légitimation politique en faisant apparaître de nouveaux clivages sociaux. La valeur morale attribuée à la participation permet en outre d’euphémiser, de sublimer, voire de justifier la violation d’autres normes sociales, économiques et politiques. La mise en oeuvre de l’INDH à El Hajeb met en lumière l’appareil idéologique complexe sur lequel se base la construction des sujets de la participation, ainsi que leur rôle actif et créatif dans les configurations politiques qui tirent leur légitimité de la valorisation de la participation.

Damien Krichewsky

La stratégie de développement post-interventionniste, adoptée dès le milieu des années 1980 par le gouvernement indien, a permis aux entreprises d’accroître considérablement leur participation à la croissance économique du pays. Cependant, les bénéfices de la croissance sont très inégalement répartis, alors même que les externalités sociales et environnementales des entreprises pèsent de plus en plus lourd sur la société indienne. Dans ces conditions, face à un régulateur public qui allège les contraintes juridiques sociales et environnementales susceptibles d’entraver une croissance rapide des investissements, de nombreuses organisations de la société civile renforcent et multiplient leurs actions de régulation civile des entreprises, tout en plaidant pour un rééquilibrage de l’action publique en faveur d’une plus grande protection des groupes sociaux affectés par les entreprises et une préservation plus effective de l’environnement. En réponse, les grandes entreprises indiennes révisent leurs stratégies et pratiques de RSE (responsabilité sociale d’entreprise), afin de protéger leur légitimité sociale et de préserver l’attitude conciliante des pouvoirs publics. A travers une analyse détaillée des enjeux et des dynamiques qui animent la régulation publique, la régulation civile et l’autorégulation des entreprises, la présente étude rend compte d’une recomposition des relations et des rapports de force entre les acteurs du marché, l’Etat et la société civile sur fond de modernisation du pays.

Antoine Vion, François-Xavier Dudouet, Eric Grémont

L’étude propose d’analyser les liens complexes entre standardisation et régulation des marchés de téléphonie mobile selon une perspective d’économie politique tenant compte, dans une perspective schumpetérienne, des déséquilibres de marché et des phénomènes monopolistiques associés à l’innovation. Elle vise d’abord à souligner, pour les différentes générations de réseaux (de 0 G à 4G), la particularité de cette industrie en matière de retour sur investissement, et le rôle clé que tient la standardisation des réseaux dans la structuration du marché. Cette variable-clé du standard explique en grande partie la rente qu’a représenté le GSM dans les dynamiques industrielles et financières du secteur. L’étude explore ainsi les relations entre les politiques de normalisation, qui ne sont évidemment ni le seul fait d’acteurs publics ni de simples règles de propriété industrielle, et les politiques de régulation du secteur (attribution de licences, règles de concurrence, etc.). Elle souligne que les vingt-cinq dernières années rendent de plus en plus complexes les configurations d’expertise, et accroissent les interdépendances entre entrepreneurs de réseaux, normalisateurs et régulateurs. Dans une perspective proche de celle de Fligstein, qui met en avant différentes dimensions institutionnelles de la structuration du marché (politiques concurrentielles, règles de propriété industrielle, rapports salariaux, institutions financières), il s’agit donc ici de souligner les relations d’interdépendance entre diverses sphères d’activité fortement institutionnalisées.

Myriam Désert

Quels sont les racines et les effets du secteur informel ? Constitue-t-il un bienfait ou une malédiction ? A ce débat, nourri depuis trois décennies par les considérations sur la situation des pays en développement, les mutations post-soviétiques apportent de nouveaux éléments. On observe en effet en Russie des processus de formalisation - et de “déformalisation” - des règles non seulement dans les pratiques des acteurs économiques, mais également dans la distribution de services publics devenus rares. L’analyse des pratiques informelles concrètes alimente la réflexion sur les relations qui lient mutations économiques et politiques : quel est leur impact sur l’instauration d’un marché et d’un Etat de droit, sur la recomposition de l’espace tant économique que social ? L’examen des visions de l’informel par les milieux académiques russes et les acteurs sociaux est l’occasion de mettre en évidence les différents déterminants des comportements : réaction à la conjoncture, racines culturelles, représentations sociales… L’exemple russe illustre la façon dont l’informel est non seulement une modalité d’action qui contourne les règles légales, mais également un mode de sociabilité qui refuse les relations sociales anonymes ; il aide à réfléchir à la façon de réencastrer l’économique dans le social.

À l'heure où la pratique des sanctions s'est considérablement intensifiée, la critique adressée aux embargos gagne du terrain. En interprétant la montée en généralité de cette contestation, cet article montre comment et pourquoi s'élaborent les mobilisations contre les sanctions, à partir de quels types d'acteurs et suivant quels registres. Ce travail met en lumière la formation de réseaux et de coalitions à l'encontre de mesures aussi bien unilatérales que multilatérales. Il souligne le rôle, le statut et la portée des entrepreneurs de normes en interrogeant les principales catégories d'analyse qui habituellement viennent fonder leurs stratégies. Destiné à se prononcer sur un type de violence bien spécifique, un savoir de l'évaluation des embargos voit le jour dans des espaces publics à la fois nationaux et transnationaux. En analysant son émergence, ce travail éclaire alors la trajectoire d'une conception de l'injustice des sanctions et identifie sa construction dans l'espace mondial. Ce texte souligne notamment l'importance des traditions de la guerre juste, tout particulièrement leur réinterprétation par les acteurs de la scène internationale et ses entrepreneurs moraux. Prendre en compte ces trajectoires de normes permet de saisir un des aspects les plus décisifs de l'usage de la force dans le monde de l'après guerre froide, ainsi que la mise en place de certaines réformes internationales.

John Crowley

Le multiculturalisme offre un cadre normatif pour la gestion des revendications politiques exprimées par des acteurs politiques ethniques dans les démocraties libérales. Il propose, spécifiquement, des principes permettant de déterminer quelles revendications sont inacceptables, lesquelles sont acceptables, et lesquelles ont, au titre de la justice, un caractère impératif. C’est l’application pratique de tels principes à des cas particuliers qui est appelée ici adjudication, qu’elle ait ou non un caractère strictement judiciaire. L’article défend l’idée que, pour avoir envisagé l’adjudication dans une perspective exclusivement normative, nombre de contributeurs à la réflexion multiculturaliste, y compris certains des plus influents, ont mal situé le problème, et donc proposé des solutions de pertinence discutable. Cet accent normatif résulte du souci compréhensible d’éviter que la justice se confonde avec l’équilibre des intérêts dans un processus pluraliste de marchandage. On y perd toutefois l’épaisseur de la sociologie politique des revendications ethniques, elle-même étroitement liée à l’épaisseur institutionnelle de leur adjudication. Une dimension essentielle de cette perte est la conception sociologiquement insatisfaisante de la culture qui est caractéristique du multiculturalisme normatif, et qui en rend l’application malaisée précisément dans les contextes mêmes dont les théoriciens multiculturalistes se préoccupent. La recherche de principes d’adjudication des revendications ethniques qui ne soient ni purement formels ni assujettis aux dynamiques politiques pratiques, y compris les rapports de forces empiriques, se révèle en fin de compte infructueuse.

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