L'Afrique, le prochain califat ? - La spectaculaire expansion du djihadisme. Entretien avec Luis Martinez

28/04/2023


Luis Martinez, directeur de recherche au CERI, nous parle de son dernier ouvrage L'Afrique, le prochain califat ? - La spectaculaire expansion du djihadisme paru aux éditions Tallandier en février.


Quelle est la réalité de la présence djihadiste au Sahel aujourd’hui ? Comment opèrent les djihadistes ?

Luis Martinez : La présence des djihadistes se matérialise par leur contrôle de territoires dans le centre et le nord du Mali, au nord du Burkina Faso, dans la région des Trois frontières, le Liptako Gourmah et dans le bassin du Lac Tchad. Des organisations djihadistes (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans et l’Etat islamique) fortes de 15 000 combattants ont réussi au cours des dix dernières années à s’enraciner et à développer un écosystème plus soucieux de l’agropastoralisme. Les djihadistes opèrent comme dans l’Algérie des années 1990, ils occupent des espaces qu’ils qualifient de « libérés », ils menacent et assassinent les représentants de l’Etat afin de pouvoir imposer un nouvel ordre politique et religieux (des tribunaux islamiques règlent les litiges selon la charia). Dans le centre du Mali, le Front du Macina, affilié au Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM) - lui-même affilé à Al-Qaïda -, impose le port du niqab. Mais l’adhésion des populations aux djihadistes s’explique surtout par le rejet des populations marginalisées loin des capitales. Les organisations djihadistes offrent des opportunités aux jeunes (en leur proposant de venir combattre dans leurs rangs) et produisent de la sécurité.  

Qu’en est-il de la dimension idéologique du djihadisme en Afrique ? Est-elle réelle ou bien ne constitue-t-elle, comme on l’entend parfois, qu’un vernis ?

Luis Martinez : À l’instar d’autres régions du monde, l’Afrique est confrontée à la diffusion violente du salafi-djihadisme et au projet politique d’instaurer des émirats islamiques sur les déboires des États-nations postcoloniaux. Les groupes djihadistes aspirent, dans un temps long, à remplacer l’État postcolonial et les institutions politiques par de nouvelles organisations fondées sur l’application du droit islamique, la charia, dans le cadre d’un État islamique ou d’un émirat islamique. Si la zone sahélo-saharienne est l’épicentre historique de la recomposition des groupes djihadistes dans la région, ces  derniers se déploient sur  le continent. Ainsi, engagés dans un projet de longue  durée, les djihadistes de l’EIGS (État islamique dans le Grand Sahara) ont commencé leur entreprise de reconfiguration des espaces politiques. Ils ambitionnent de créer une identité qui transcende les appartenances au seul État-nation issu de l’héritage colonial. 


Au cours de la décennie 2010, des travaux ont interrogé les liens entre la révolution salafiste à l’œuvre sur le continent et l’idéologie djihadiste, ils ont également souligné l’influence des djihads portés par les confréries soufies du XIXe siècle dans les discours des djihadistes actuels. Notre compréhension des organisations djihadistes s’est   considérablement améliorée également grâce aux témoignages des populations déplacées, des prisonniers suspectés d’appartenance aux multiples groupes djihadistes (Boko Haram, GSIM, EIGS) et à de nombreux rapports, enquêtes et analyses d’ONG, de think tanks, d’institutions internationales souvent menés par des collègues africains sur le terrain. 

Dans les nombreux territoires qu’ils administrent, les djihadistes montrent leur volonté d’imposer un nouvel ordre politique et religieux. Les menaces de mort contre tous ceux qui collaborent avec l’État en place soulignent combien cette insurrection djihadiste aspire à remplacer ces « États païens » et à gérer la société selon une interprétation radicale de la charia : port du voile pour les femmes, inscriptions des enfants dans les écoles  coraniques salafistes, fermeture des débits de boissons alcoolisés pour les populations locales, il ne s’agit pas d’un vernis.

Comment expliqueriez-vous l’attrait des djihadistes auprès des populations ?

Luis Martinez : Au cours de la dernière décennie, les groupes djihadistes se sont réorganisés avec succès, ils administrent certains territoires, ils rouvrent des écoles qu’ils contrôlent entièrement et ils sécurisent des fiefs qui engendrent des revenus nécessaires à la guerre. Maîtres de certaines régions, il leur faut maintenant convertir, de force si besoin est, les populations à leur vision radicale de l’islam et de l’organisation de la société. Leur méthode consiste à épouser des causes locales (conflits fonciers et intercommunautaires, par exemple) et à se greffer sur les communautés locales. L’attractivité des groupes djihadistes tient à d’efficaces stratégies d’implantation. Comme en Algérie dans les années 1990 et dans le Borno au Nigeria, ils cherchent à contraindre les populations locales à rompre tout lien avec les forces de sécurité en place    sous peine de représailles mortelles. En contrepartie de leur allégeance, les groupes djihadistes autorisent les populations locales à désobéir aux interdits édictés par les autorités concernant la chasse dans les aires protégées, la pêche, la transhumance, l’orpaillage et ils leur permettent de percevoir une zakat (taxe, sur le cheptel). Ces recettes attirent également de nombreuses personnes disposées à rejoindre les groupes djihadistes si ces derniers engendrent des activités lucratives : les anciens coupeurs   de route et autres bandits trouvent dans ces « managers » du djihad un exutoire salutaire qui leur permet de donner un sens religieux à leurs pratiques criminelles. Les organisations djihadistes offrent une protection recherchée dans un contexte de violence généralisée : « J’ai rejoint le groupe d’Amadou Koufa pour me protéger contre les Bambaras. Quand tu es dans le groupe, personne n’ose te toucher », souligne un ancien membre interrogé par une ONG. 


Le 9 novembre 2022 a marqué la fin de l’opération Barkhane. Quel est l’avenir de la présence française en Afrique subsaharienne ?

Luis Martinez : Après une décennie de présence française au Sahel, il est évident aujourd’hui que l’intervention de forces étrangères, françaises ou autres, pour lutter contre les groupes djihadistes ne constitue pas une solution. Bien au contraire, cette présence galvanise les djihadistes et discrédite les gouvernements des pays concernés accusés de faiblesse et d’incompétence et obligés de devoir faire appel à  des armées étrangères pour protéger leur population. L’intervention française a empêché les autorités de ces pays de trouver des solutions qui leur seraient adaptées en interdisant au Mali par exemple des négociations entre les djihadistes et les autorités. Aussi, la France comme l’Union européenne devraient écouter les autorités et les sociétés civiles de la région, car la série   de coups d’États militaires intervenus au Mali, au Burkina Faso et  en Guinée rappelle qu’il ne faut plus sous-estimer le  sentiment d’humiliation qui est celui des armées de ces trois pays depuis dix ans. Les problèmes de la France au Sahel confirment que la seule réponse militaire est insuffisante et que, sans développement, la sécurité est impossible. Il reste que pour les États africains, l’échec de la France face aux combats djihadistes confirme que pour venir à bout de la diffusion de l’idéologie djihadiste, la France, comme l’Europe, n’a pas la légitimité pour le faire. République laïque, aux racines chrétiennes et au passé colonial, la présence de l’armée française n’a fait que renforcer le discours des djihadistes. Pour ces derniers, la France est un ennemi idéal !

Que peuvent alors faire les pays occidentaux ? Peuvent-ils faire quelque chose ? Vous appelez à la négociation avec les djihadistes mais qu’y a-t-il à négocier ? Quels sont les éléments qui pourraient amener les djihadistes à cesser leur lutte ?

Luis Martinez : Le départ de la France ouvre une voie de sortie de la violence par des discussions et éventuellement des négociations directes entre les dirigeants politiques et militaires actuels des pays de la région avec les djihadistes. Les marges  de manœuvre des États du Sahel sont limitées, car sur le terrain, le rapport de force reste toujours très favorable aux djihadistes. Au Mali, la société civile a lancé des appels à la discussion depuis 2017, notamment lors de la Conférence d’entente nationale, qui s’est tenue à Bamako entre le 27 mars 2017 et le 27 mars 2019, pour essayer de trouver le chemin vers une réconciliation de toutes ses populations. En 2019, lors des débats sur le dialogue national inclusif (processus de consultation des Maliens censé faire remonter les doléances de la population), de nombreux délégués parmi les 3 000 participants avaient appelé à ouvrir des négociations avec Amadou Koufa, chef de la katiba Macina, un groupe djihadiste affilié au GSIM, et Iyad Ag Ghali, l’un des chefs du GSIM affilié à Al-Qaida, afin de « ramener la paix ». En 2020, Iyad Ag Ghali avait répondu favorablement à la demande de dialogue du président du Mali Ibrahim Boubakar Keïta mais  il avait imposé une condition : le départ des troupes françaises du pays. Au Niger, des négociations directes ont commencé avec les djihadistes à partir de 2022.

Les djihadistes sont porteurs d’une demande de reconfiguration de l’Etat afin que celui-ci accorde une plus grande place à l’islam au sein des institutions, ils souhaitent une islamisation des sociétés et ils rejettent la dimension laïque des républiques post coloniales. Pour les plus modérés d’entre eux, le projet est celui d’une instauration d’une République islamique ; pour les plus radicaux, l’objectif est l’instauration d’un émirat voire d’un Etat islamique. Pour se maintenir au pouvoir, les militaires au pouvoir dans la région devront immanquablement faire des concessions aux djihadistes. 

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photo de couverture : Marché de Djenné (Mali). Crédit photo : Teo Tarras pour Shutterstock.
Photo 1 : Couverture de l'ouvrage de Luis Martinez, L'Afrique, le prochain califat ? - La spectaculaire expansion du djihadisme (Tallandier, 2023)
Photo 2 : Tank abandonné dans le désert (Tchad). Crédit photo Torsten Pursche pour Shutterstock.

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