Pourquoi la vie humaine est politique. Entretien avec Ariel Colonomos

16/10/2023
Human life_ photo by mantinov for Shutterstock

Quel prix donner à la vie ? Cette question, loin d’être rhétorique, renvoie à des notions qui se trouvent au cœur du politique. Du point de vue d’une morale des principes, chaque vie a une valeur infinie. Toutefois, du point de vue politique, elles peuvent être valorisées en des termes matériels, elles peuvent être mesurées à l’aune d’intérêts, monétaires ou politiques (comme l’intérêt national). Ariel Colonomos, auteur de Pricing Lives (Oxford University Press, 2023), nous aide à mieux comprendre cette question centrale.

Qui établit la valeur de la vie humaine ? Qui paie, qui est payé ? 

Ariel Colonomos : Les vies humaines sont l’un des deux éléments constitutifs d’un équilibre entre celles-ci et les intérêts. Cet équilibre, selon moi, est caractéristique du politique en tant que sphère. Comme dans toute autre forme d’échange, nous pouvons user de l’un des éléments pour mesurer l’autre, et c’est pourquoi les vies sont la mesure de nos intérêts de la même manière que nos intérêts servent à mesurer nos vies. De fait, nous payons pour des vies en faisant des concessions sur nos intérêts (qu’ils soient politiques – comme dans le champ de la sécurité, ou pour ce que nous considérons comme notre « intérêt national », ou encore économiques) et, nous payons avec des vies dans la poursuite d’objectifs qui représentent nos intérêts primaires, en cas de guerre par exemple, mais comme je l’indique par ailleurs dans l’ouvrage, dans bien d’autres domaines également, comme celui de la santé globale. Cet équilibre est constitutif du politique dès lors que la mesure est définie comme un art et que le maintien de cet équilibre constitue une tâche essentielle. Dans mon ouvrage, j’utilise des exemples venus de plusieurs pays et de plusieurs périodes pour montrer l’omniprésence de ce principe au travers du temps et de l’espace.

Ce sont les États qui maîtrisent ce processus et ce sont généralement eux qui décident de qui obtient quoi, ainsi que de qui doit sacrifier sa vie ou de qui pourra être sauvé. Au-delà des États, deux acteurs interviennent dans ce jeu : les marchés et les communautés. Le marché est le lieu d’exercice de ces échanges/interactions, c’est là que les demandes de compensation sont formulées, c’est là aussi que les entreprises sont condamnées en raison des torts qu’elles créent à l’environnement, c’est là enfin que les compagnies d’assurance donnent une valeur de la vie des otages. 

Les communautés jouent également un rôle actif, dont le poids dans l’équilibre entre vies et intérêts dépend du contexte politique. Elles obtiennent réparation pour des injustices historiques, à l’image de la « communauté » des victimes du 11 septembre 2001. On pourrait, dans cet ordre d’idées, considérer que les communautés les plus touchées par les effets du dérèglement climatique devaient obtenir réparation pour les dégâts causés à l’environnement. Dans mon ouvrage, j’aborde également d’autres cas liés aux migrations pour montrer que les communautés de migrants devraient pouvoir obtenir un soutien financier lorsque leurs vies sont en danger. 

Le prix donné aux vies est-il unique ? Que pourrions-nous dire de la valeur de la vie de ceux qui choisissent de sacrifier leur propre vie, comme les kamikazes ? 

Target Practice (In the Name of the Law) (circa 1927) László Moholy-Nagy, public domainAriel Colonomos : Les vies n’ont pas toutes le même prix, justement parce que l’équilibre politique est toujours contextuel. Les kamikazes et autres bombes humaines servent à atteindre des objectifs politiques. Le nombre de vies mises à disposition de tels objectifs est un indicateur de la valeur attribuée aux intérêts poursuivis par les combattants. Dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui, l’heure n’est plus au sacrifice de vies dans l’intérêt national des États (ce qui ne veut pas dire que l’héroïsme n’est plus une valeur partagée parmi les militaires ou plus généralement au sein de la population, ni que les héros ont disparu) – un phénomène pointé par des historiens comme Ernst Kantorowicz et des politistes spécialistes des relations internationales. Dans la mesure où les intérêts sont définis d’une manière qui n’est plus celle du passé, la valeur des vies diffère également. Dans mon ouvrage, je m’intéresse à ces données empiriques et cela fait écho à certains de mes travaux antérieurs (La morale dans les relations internationales et Le Pari de la guerre). Dans l’ouvrage auquel nous nous intéressons ici, je cherche à expliquer, dans une perspective de théorie politique, que cette interaction entre intérêts et vie est cruciale et que cet équilibre est ce qui fonde le politique. L’objectif de mon analyse est de montrer que la notion d’équilibre et donc de justice est au cœur du politique. Puisque ce modèle dépasse les frontières nationales, il est potentiellement universel, même si sa mise en œuvre reste contextuelle. Le modèle est fort et adaptatif, c’est pour cela qu’il est autant partagé. 

Comment comparer l’équivalent matériel des vies provenant de pays, d’espèces, de cultures ou de lieux différents ?

Ariel Colonomos : On peut comparer les interactions entre les intérêts et les vies du point de vue géographique et historique. On peut aussi comparer cette pondération entre différents domaines, de sorte qu’on peut se demander : combien de vie serions-nous prêts à sacrifier pour remporter une guerre ou une bataille ? Quelles règles les armées nationales appliquent-elles et quand de nouvelles règles apparaissent-elles ? À quel niveau de compromis les États sont-ils prêts à aller pour libérer des otages ? 

Nous pourrions aussi vouloir poser une autre question. Combien de vies un pays est-il disposé à sacrifier pour préserver ses intérêts économiques face au changement climatique ? Cette dernière interrogation soulève une autre comparaison possible : la valeur attribuée aux vies futures en face des vies actuelles et la valeur attribuée aux intérêts futurs en face des intérêts d’aujourd’hui. Les économistes se sont déjà emparés de cette question : pour de nombreuses raisons, nous avons tendance à penser le futur « au rabais ». Il s’agit là d’un des principaux défis politiques : faire face à l’incommensurabilité de ces éléments et parvenir malgré cela à une décision. 

Mon objectif n’est pas de comparer la valeur de la vie dans différents pays (je me concentre sur l’équilibre). Reste que je discute de certains outils dont les États et les entreprises disposent et qui leur permettent de traduire la valeur de la vie humaine en termes économiques, à savoir la valeur de la vie statistique (VVS). Ainsi, lorsque des États rénovent des autoroutes ou appliquent de nouvelles mesures de sécurité onéreuses, ils se servent de cet indicateur, qui, de fait, varie en fonction des pays. Explicitement ou implicitement, cette approche est aussi partagée dans le domaine de la santé publique. Dans un pays comme la France où l’État prend à sa charge une grande part des frais de santé, combien coûte par exemple un traitement anticancéreux et qui en bénéficie ? L’accord que nous atteignons autour de cet étalon de mesure et ainsi le seuil que nous établissons disent beaucoup de choses de la société dans laquelle nous vivons.

Est-il finalement possible de trouver cet équilibre entre vies humaines et intérêts ? Que nous a appris la crise sanitaire du Covid 19 à cet égard ?

Ariel Colonomos : La version française de l’ouvrage (Un prix à la vie – Le défi politique de la juste mesure) Le défi politique de la juste mesure) date de mai 2020, à une époque où la pandémie avait changé nos vies. Dans un tel contexte, la pondération entre vies et intérêts était devenue une source de préoccupation centrale pour de nombreux États et la question a été posée très directement par les responsables politiques comme par les journalistes. Devons-nous cesser de commercer et de travailler, et cela afin de sauver les vies des personnes qui auraient été contaminées si nous avions cessé de travailler si nous avions décidé de poursuivre nos activités « comme si de rien n’était »? En d’autres termes, quel est le coût de la mise en œuvre des confinements ? Dans quelle mesure acceptons-nous de reprendre le travail lorsque les restrictions de circulation sont levées alors que nous savons que le virus est encore actif en dépit d’une baisse du taux de contamination ? Tels sont les types de questions et de choix que j’aborde dans cette version première de mon ouvrage, en prenant d’autres exemples que celui de la santé. Ce sont typiquement le genre de questions que j’ai réunies dans mon ouvrage dans une perspective de théorie politique. 

Dans cette nouvelle édition, j’ai ajouté un chapitre sur le prix de la vie en période de pandémie. J’y montre que les vies étaient bien moins valorisées avant la fin du XXIe siècle. Le tournant date de la fin des années 2000 et notamment de l’apparition du SRAS à Toronto en 2003. La question du prix à donner aux vies était déjà active il y a des siècles lorsque des formes de quarantaines étaient décidées. J’observe notamment l’épidémie de peste noire et la propagation du choléra à Paris en 1832 et je constate que les réponses apportées à ces crises et les calculs qui étaient faits à l’époque diffèrent de ce qu’on observe aujourd’hui, qu’il s’agisse ou non de sociétés occidentales. 

Vous vous revendiquez d’une approche hobbesienne du point de vue littéral et figuratif. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Ariel Colonomos : Je veux dire que je me réfère « littéralement » à Hobbes et à sa conception de l’État. Je m’intéresse à des passages spécifiques du Léviathan dans lesquels Hobbes discute de la « domination paternelle ». Mon interprétation de Hobbes me permet de m’intéresser à la notion de « pouvoir patriarchal », à savoir les moyens par lesquels les États décident de payer avec des vies dans la poursuite de leurs intérêts.

Pricing Lives book coverJe fais aussi référence à Hobbes de manière « figurative » car je m’adonne à un commentaire du frontispice du Léviathan d’Abraham Bosse que l’on trouve dans une édition spéciale datant de 1652 en France. Sur cette gravure, qui apparaît aussi au centre d’un collage utilisé pour illustrer la couverture de mon ouvrage récemment paru, on observe un personnage qui ressemble beaucoup au Léviathan, mais au lieu de tenir une croix dans sa main gauche, il porte une balance. Cette image illustre pour moi la mesure des vies face aux intérêts (l’épée que cet individu brandit avec sa main droite symbolise ces intérêts). La balance penche vers la droite comme si les intérêts étaient plus lourds plus que les vies. Cet équilibre est très cohérent du point de vue de l’évolution du ratio vies/intérêts au fil de l’histoire. Du point de vue des intérêts, les vies sont plus onéreuses aujourd’hui qu’elles ne l’étaient dans le passé. Si nous devions refaire cette gravure, la balance pencherait différemment. 

J’ai travaillé avec une graphiste (Studio LH & LH) pour la couverture de mon ouvrage et c’est elle qui a proposé de placer le frontispice au centre d’un collage regroupant des images qui sont de vives illustrations des différentes études de cas que j’aborde dans la deuxième partie de l’ouvrage (proportionnalité, réparations, prises d’otages, pandémies). Dans cette perspective aussi, tant littéralement que figurativement, mon approche, c’est-à-dire ma représentation est néo-hobbesienne. 

Finalement, en quoi l’équilibre entre intérêts et vies humaines (et sa quête) est-il révélateur de notre identité? Cet équilibre est un révélateur de préférences qui sont fondamentales.

Ariel Colonomos : Le fait de donner un prix à la vie définit le politique en tant que lieu. Pour les marxistes, le politique tend à être le locus de la domination ; pour Schmitt, le politique, est défini par la distinction ami/ennemi tandis que Weber souligne le rôle central des intérêts dans la sphère politique. Mon approche vient à l’encontre de ces théories « traditionnelles » (et même plutôt en opposition à la théorie schmittienne). Comme je l’ai déjà indiqué, je construis un modèle influencé par Hobbes, qui pointe en effet le rôle central des vies humaines dans une société politique et dans la définition du contrat social qui unit ses membres. Ce qui diffère, c’est ma perception des éléments qui lient les individus ensemble au sein d’une société. 

Les choix que nous faisons, dans cet espace, disent aux autres qui nous sommes. Même si décider de sauver des vies est couteux, c’est un marqueur de notre identité. Prenons l’exemple des débats autour de la question des otages, certains pays négocient avec les ravisseurs et d’autres s’y refusent. Chaque attitude nous dit beaucoup de la société au sein de laquelle nous souhaitons vivre. Si nous négocions, nous faisons le choix du solidarisme et nous signalons clairement que nous ne sommes pas le type de société dans laquelle le choix contraire aurait été dominant. 

Prenons maintenant l’exemple de la proportionnalité dans la guerre. Si nous décidons de valoriser la vie des civils des pays ou des groupes contre lesquels nous sommes en guerre, même si cela nuit à certains de nos intérêts tactiques, stratégiques et politiques (par rapport à des situations dans lesquelles nous combattrions sans distinction afin de poursuivre des objectifs immédiats), nous témoignons aussi de nos valeurs profondes. Ce sont ces choix fondamentaux, qui ne sont pas des questions isolées et qui sont constitutifs de notre identité : nous sommes cet équilibre.

Propos recueillis par Miriam Périer.
Photo de couverture : Human life par Mantinov for Shutterstock;.
Photo 1 : Target Practice (In the Name of the Law) (circa 1927) László Moholy-Nagy, domaine public.

Lire l'article Donner un prix à la vie au temps du Covid-19 d'Ariel Colonomos.

Séance de lancement du livre mardi 17 octobre à 12h30 au CERI. Inscription sur ce
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