Multilatéralisme, maintien de la paix, normes et relations civilo-militaires. Entretien avec Chiara Ruffa
Chiara Ruffa a rejoint le CERI Sciences Po en septembre 2022. Spécialiste du multilatéralisme, des opérations de maintien de la paix, des normes, et des relations entre civils et militaires, elle répond à nos questions sur sa carrière et ses projets de recherche en cours. Elle nous parle également d’un récent article publié sur les opérations de maintien de la paix. Entretien.
Quel a été votre parcours jusqu’à aujourd’hui et quels sont vos principaux thèmes de recherche ?
Chiara Ruffa : J’ai tout d’abord obtenu une licence et une maîtrise en sciences politiques à l’École supérieure Sante Anna de Pise (Italie), puis un master en sociologie politique à l’École normale supérieure de Lyon. C’est à cette époque que j’ai commencé à me concentrer sur les agents de la politique transnationale et que j’ai appris à conduire un travail de terrain. Après avoir soutenu ma thèse de doctorat à l’Institut universitaire européen, sous la direction de Pascal Vennesson (actuellement au RSIS à Singapour et avant à l´Université Paris II Panthéon-Assas), j’ai effectué un postdoctorat au Belfer Center for Science and International Affairs de la Harvard Kennedy School. Ensuite, j'ai travaillé pendant plus de dix ans en Suède, où j’ai été titulaire d’une bourse postdoctorale Marie Curie, puis assistant et associate professor au Département de recherche sur la paix et les conflits de l´Université Suèdoise de la Défense et de l’Université d’Uppsala (Department of Peace and Conflict Research ).
En fait, mes recherches ont toujours été étroitement liées à la France, et c’est un réel plaisir de rejoindre aujourd’hui l’équipe du CERI à Sciences Po. Mon approche et mon travail s’inspirent des travaux menés depuis longtemps dans ce laboratoire, notamment par Guillaume Devin, Didier Bigo, Bastien Irondelle, et bien d’autres. Toutes ces influences – qui combinent, de différentes manières, la sociologie politique et les relations Internationales – ont forgé mon goût pour les liens entre les niveaux micro et macro et pour le travail de terrain.
De manière générale, mon programme de recherche s’articule autour de la gouvernance multilatérale et de la gestion de la paix et de la sécurité dans différentes régions. Mes principaux domaines d’expertise sont, d’une part, le multilatéralisme sur le terrain ainsi que la gouvernance et la gestion multinationales de la paix et de la sécurité (maintien de la paix de l’ONU, dynamique de transformation des interventions multinationales avec la participation accrue d’agents non occidentaux, et missions de recherche et de sauvetage en mer plus particulièrement), d’autre part, les relations civilo-militaires et la transformation de l’État. Mon premier axe de recherche porte sur un domaine particulier du multilatéralisme : les opérations multinationales de paix et de stabilité, y compris la diversité de la composition des missions du point de vue de leur gouvernance et de leur succès, et les institutions régissant ces activités multilatérales, en particulier les relations civilo-militaires, aux niveaux national et multinational. Le second axe porte sur les relations entre les décideurs militaires et les décideurs civils dans les missions multilatérales de paix et de stabilité ainsi que dans des contextes nationaux. Je considère que ce sujet, et plus généralement l’évolution des relations civilo-militaires, sont d’une importance capitale pour la dynamique contemporaine de la paix et de la sécurité. J’étudie ces questions dans diverses régions, notamment au Mali, en République centrafricaine, au Liban, en Afghanistan, mais aussi en France et en Italie.
Quelles sont les principales orientations de votre recherche pour les prochaines années ?
Chiara Ruffa : Mon premier projet est de comprendre les processus de contestation et d’érosion des normes. Je prépare actuellement un ouvrage dans lequel je cherche à théoriser le déclin des normes, en explorant notamment celles de la recherche et du sauvetage des personnes en mer et celles du professionnalisme militaire, et ce, encore une fois, dans le contexte des efforts multilatéraux de paix et de sécurité. Au-delà de ce projet, je réalise un travail conceptuel (avec Kristine Eck) sur la remise en question des normes occidentalo-centrées du professionnalisme militaire, et je discute de manière critique l’aspect néocolonial des initiatives de réforme du secteur de la sécurité (avec Simone Tholens). Un autre volet de ma recherche consiste à explorer l’interaction entre les normes de genre et les normes du droit international humanitaire. J’ai écrit avec Andrew Bell, Thomas Gift et Jonathan Monten un article qui conjugue les résultats d’une enquête avec des histoires orales et dans lequel nous questionnons la relation entre le genre, l’éducation et les attitudes à l’égard du droit international humanitaire ainsi que la façon dont la contrainte est exercée en temps de guerre.
Par ailleurs, je poursuis une recherche sur les différentes facettes du maintien de la paix, l’un des outils clés du multilatéralisme. Sur ce sujet, j’ai coécrit un article avec Sara Lindberg Bromley et Sabine Otto, et suis en train d’en rédiger un autre avec Vanessa Newby sur les rituels dans la mission de l’ONU au Liban. Ces études, qui explorent la gestion de la sécurité au niveau mondial et dans diverses régions, permettent de mieux comprendre la montée et le déclin des normes internationales et la manière dont elles sont ancrées dans les hiérarchies raciales.
Sur le plan méthodologique, je conjugue mon expertise en matière de recherche qualitative comparative avec des stratégies ethnographiques de collecte de données et des techniques d’entretien et d’observation aussi bien en Afrique qu’en Asie et en Europe. Je suis par ailleurs très intéressée par la question de la méthodologie des sciences sociales. J’ai récemment rédigé deux chapitres d’ouvrages sur les études de cas et coécrit, avec Matthew Evangelista, un article sur la signification de la causalité dans la recherche qualitative par étude de cas. Ces travaux sur les méthodes visent en particulier à favoriser des discussions et des échanges académiques plus inclusifs, globaux et pluralistes.
Vous vous intéressez à la perception que les agents ont des opérations de maintien de la paix, de leur mandat sur place et des autres unités opérationnelles avec lesquelles ils collaborent. Vous vous appuyez notamment sur le concept de “création de sens” (meaning-making). Pouvez-vous développer cette notion ?
Chiara Ruffa : La création de sens est une activité humaine très fréquente, que nous pratiquons tous, et qui a fait l’objet de beaucoup d’attention dans d’autres disciplines que les relations internationales. Dans l’article que nous avons co-écrit, Sebastiaan Rietjens et moi empruntons ce concept à la sociologie, dans laquelle il est souvent utilisé pour désigner le processus par lequel, pour reprendre les mots de Charles Kurzman, “les êtres humains cherchent constamment à comprendre le monde qui les entoure [parce que] l’imposition d’un sens au monde est un but en soi, une incitation à l’action et un lieu de contestation”. La création de sens est susceptible de se produire en particulier lorsque le contexte est ambigu, en d’autres termes lorsqu’il suscite différentes interprétations. Si elle est constante, la création de sens devient particulièrement cruciale en période de stress et d'ambiguïté. Nous explorons ce processus chez les soldats de la paix de la mission de l’ONU au Mali (MINUSMA) afin de comprendre comment les soldats du Sud et ceux du Nord traduisent un mandat ambigu en action. Nous nous concentrons sur les pratiques de maintien de la paix, c’est-à-dire sur la relation entre les soldats de la paix et les autres contingents de maintien de la paix avec lesquels ils sont censés exécuter leur mandat. Cette interaction est déterminante car les unités déployées aujourd'hui dans les missions de paix sont de plus en plus diverses et les missions elles-mêmes de plus en plus nombreuses et importantes. Examiner la création de sens et ses différentes manifestations nous aide à mieux comprendre comment améliorer la coordination et la collaboration entre les contingents servant ensemble dans des contextes multinationaux et comment démanteler les hiérarchies raciales.
Dans cet article, vous présentez trois stratégies différentes de création de sens adoptées par les casques bleus : le jardin de Voltaire (Voltaire’s garden) ; la création de ponts (building bridges) ; la mise à l’écart ou altérisation (othering). En quoi consistent ces stratégies ?
Chiara Ruffa : Le jardin de Voltaire fait référence au soin tout particulier que Candide, le personnage de Voltaire, apporte à son jardin en réponse à la turbulence du monde qui l’entoure. En l’occurrence, les soldats répondent à l’ambigüité du contexte de leur mandat en se concentrant explicitement et strictement sur leurs tâches et leur activités quotidiennes et en ignorant tout ce qui peut leur paraître étrange ou absurde. Il s’avère que ce type de comportement n’améliore pas les efforts des autres troupes et diminue finalement la capacité à remplir le mandat. En fait, le jardin de Voltaire désigne la façon dont une unité s’isole en interprétant son mandat de façon stricte et étroite. La construction de ponts et l’altérisation désignent au contraire la façon dont une unité perçoit les autres unités et interagit avec elles. Dans la stratégie de la création de ponts, l'ambiguïté est traitée en activant plusieurs connexions informelles avec d’autres troupes. Les soldats peuvent alors interpréter le mandat de façon plus créative et trouver une nouvelle approche dans la résolution des problèmes. En revanche, l’altérisation, qui consiste à mettre un groupe – les troupes occidentales de pointe dans le cas de notre étude – à l’écart du reste de la mission rend le groupe en question moins susceptible de surmonter les incohérences. Cette troisième stratégie diminue, elle aussi, la capacité des soldats de la paix à mettre en œuvre le mandat mais cette fois en renforçant les différences d’identité. Ainsi, tandis que la mise à l’écart et la construction de ponts désignent les relations entre les différentes unités de maintien de la paix, en se situant aux deux extrêmes de l’axe “nous/eux”, le jardin de Voltaire désigne uniquement la relation des soldats à leur mission. En somme, face à la structuration de la mission, les casques bleus ont développé trois façons distinctes d’interpréter la réalité qui les entoure. Chacune de ces stratégies conduit à des modes de coopération distincts, avec des implications chaque fois particulières pour l’exécution du mandat.
Comment en êtes-vous venue à élaborer ces schémas, et à partir de quels terrains d’observation ?
Sebastiaan Rietjens et moi avons entrepris un vaste travail de terrain dans le cadre de la mission multidimensionnelle de l’ONU au Mali. À l’origine, notre objectif était de mieux comprendre les différences de styles opérationnels entre les soldats de la paix suédois et néerlandais. Cependant, ce que nous avons découvert sur le terrain lors de notre première session de travail nous a fait reconsidérer fondamentalement notre projet. Les tensions, les préjugés et les perceptions erronées des soldats de la paix du Nord vis-à-vis des soldats de la paix du Sud nous ont incités à exposer ces hiérarchies raciales. Nous avons alors adopté une approche pragmatique, exploratoire et inductive. Pour cela, nous nous sommes concentrés sur la manière dont les soldats de la paix comprenaient leur mandat, comment ils en parlaient et réfléchissaient à son interprétation. Pour pouvoir étudier cette création de sens, nous avons adopté une sensibilité interprétative, en supposant, suivant les travaux de Xymena Kurowska et Berit Bliesemann de Guevara, que “la ‘vue de nulle part’ est une illusion (...) Nous préférons atteindre la ‘réalité’, ou lui donner un sens”. Tout comme les interprétativistes, nous soulignons l’impossibilité de distinguer complètement le “monde extérieur qui peut être objectivement connu et dans lequel le chercheur n’est pas impliqué”. La nature des preuves et la manière aléatoire dont elles ont été recueillies nous ont obligés à être pragmatiques, humbles et conscients des limites de notre approche. Comme Xymena Kurowska et Berit Bliesemann de Guevara, nous avons laissé “la signification des concepts clés et les concepts eux-mêmes ‘émerger’ in situ au fur et à mesure que le chercheur apprend ce qui est significatif pour les membres situés, plutôt que de les définir a priori et de les amener sur le terrain pour les tester”. Notre approche a été itérative et “accidentelle”, et nous avons laissé le terrain nous parler.
Mais comment avons-nous collecté les données ? Pour comprendre comment les casques bleus donnent du sens à leur mandat, nous nous sommes appuyés sur deux sources principales. Tout d'abord, nous avons mené 120 entretiens entre 2014 et 2019 avec des casques bleus déployés, qui étaient de huit nationalités différentes, bien que les répondants néerlandais et suédois soient surreprésentés puisqu’ils constituaient la majorité des casques bleus chargés des opérations de renseignement (ASIFU). Notre modèle d’entretien comprenait des questions ouvertes visant à jauger leurs façons d’interpréter leur mandat, d’interagir avec les autres contingents et leurs pratiques quotidiennes, sans chercher à orienter leurs réponses. Nous avons également procédé à des observations multi-sites lors de multiples sessions de pré et post-déploiement, ainsi que sur le terrain au Mali, afin d’observer le travail des soldats de la paix de l’ONU à Bamako et à Gao, leurs interactions entre eux et leurs façons distinctes de donner du sens aux contextes. La création de sens a été observée et enregistrée par le biais de conversations formelles et informelles.
Certes, notre présence a probablement affecté certaines interactions, mais ce phénomène est largement reconnu et récurrent dans la recherche ethnographique, une question que j’aimerais notamment pouvoir discuter avec mes collègues au CERI à l’occasion de séminaires comme celui sur le “retour de terrain”, entre autres. Je serai ravie de discuter de tout cela et j´ai hâte de m'intégrer dans un milieu si stimulant, riche et aux perspectives multiples.
Propos recueillis par Miriam Périer, CERI.
Bibliographie/références
- Bell, Andrew, Gift, Thomas, Monten, Jonathan et Ruffa , Chiara, “Gender, Education, and Attitudes toward Violence in War: Survey Results from West Point”, Working Paper.
- Kurowska, Xymena et Bliesemann de Guevara, Berit B. (2020), “Interpretive approaches in political science and international relations”, in Curini Luigi et Franzese Rob (eds), The SAGE Handbook of Research Methods in Political Science and International Relations, Londres : SAGE, pp. 1211–1230.
- Kurzman, Charles (2008), “Meaning-making in social movements”, Anthropological Quarterly 81(1) : 5–15.
- Lindberg Bromley, Sara, Otto, Sabine et Ruffa Chiara (2022), “What do peacekeepers do, really? A review of peacekeeping activities”, Working Paper, 2022 (disponible sur demande).
- Ruffa, Chiara et Rietjens Sebastiaan (2022), “Meaning making in peacekeeping missions: mandate interpretation and multinational collaboration in the UN mission in Mali”, European Journal of International Relations: 1-26.
- Ruffa, Chiara et Evangelista Matthew (2021), “Searching for a Middle Ground? A spectrum of views on causality in qualitative research”, Italian Review of Political Science, 51(2): 164-181
- Wibben, A. T. R. (2020, April 15), “We already know what to do”. Duck of Minerva, disponible sur https://www.duckofminerva.com/2020/04/we-already-know-what-to-do.html .
- Yanow, Dvora et Schwartz-Shea, Peregrine (2006), Interpretation and Method: Empirical Research Methods and the Interpretive Turn, New York : M.E. Sharpe.