Les voisins centre-est européens de l’Ukraine face à la guerre : sécurité, accueil des réfugiés, énergie et élargissement de l’Union européenne

04/2022

Le 15 mars 2022, trois Premiers ministres d’Europe centrale se sont rendus dans un Kiev assiégé par les troupes russes pour y exprimer leur soutien à l’Ukraine et à son président. Moment symbolique fort qui plaçait d’emblée ces pays aux avant-postes de la réponse européenne à la guerre déclenchée par la Russie. Il s’agissait des Premiers ministres polonais, Mateusz Morawiecki, tchèque, Petr Fiala, et slovène, Janez Jansa1. Chacun, bien entendu, était également mu par des objectifs de politique intérieure : se poser en rassembleur de la nation face à la menace, marginaliser les critiques de l’opposition et, pour Morawiecki, se démarquer de la prudence des dirigeants occidentaux ; souder une coalition hétéroclite récemment constituée autour d’un objectif de politique extérieure pour Petr Fiala ; renouer avec son rôle de défenseur de la « patrie en danger » de juin 1991, pendant la brève « drôle de guerre » contre l’armée de Belgrade qui scella l’indépendance de la Slovénie pour Janez Jansa

Après une période de (auto)marginalisation au sein de l’Union européenne, l’Europe centrale se trouvait propulsée aux avant-postes de la gestion européenne de la crise ukrainienne. Au-delà leurs différences, les Etats se sont immédiatement retrouvés dans une lecture commune du conflit. De par leur histoire, ils partagent une inquiétude face à la politique de la Russie dans cette partie du monde qu’à Moscou, on appelle depuis les années 1990 « l’étranger proche », un concept aux contours flous que Poutine a remplacé par celui, plus explicite, de russki mir (le monde russe). Au-delà de l’histoire plus ancienne, il s’agit de pays qui ont connu des régimes communistes et la présence sur leur territoire de troupes soviétiques pendant près d’un demi-siècle. Cette donnée est essentielle pour comprendre les différences entre ces pays et leurs partenaires occidentaux au sein de l’Union européenne dans les perceptions de la Russie post-soviétique.

Ces pays centre-est européens se retrouvent dans la lecture du conflit proposée par le président ukrainien Zielenski, celui de « deux mondes différents », qui s’opposent sur les valeurs, à commencer par la liberté. « C’est cela, dit Zielenski, qui détermine qui appartient à l’Europe ». C’est autour de cette question des valeurs et de la non-appartenance de la Russie à l’Europe que se construit le discours centre-européen sur les causes et les enjeux de la guerre en Ukraine. On retrouve là un thème majeur des débats intellectuels des années 1980 autour de la redécouverte de l’Europe centrale que Milan Kundera avait définie alors comme un « occident kidnappé »2 par la Russie soviétique, une « autre civilisation ». D’autres écrivains, le Polonais Czeslaw Milosz et le Hongrois György Konrad, avaient prolongé ce thème tant dans l’interprétation de l’histoire et de la culture russes que dans celle de ses différents régimes politiques avec leurs visées impérialistes3. En 1988 à Lisbonne, ces deux écrivains ont eu des échanges vifs avec deux écrivains russes, le poète Josip Brodsky qui rejetait la thèse de Kundera sur un clivage « civilisationnel » entre l’Europe centrale et la Russie comme une thèse qui excluait la Russie de la culture européenne. Tatiana Tolstaya ajoutait : « Nous n’avons aucune autorité sur les tanks. Nous sommes des écrivains ». Le débat d’alors possède une étrange résonance aujourd’hui dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie : la Russie est vue comme une puissance impérialiste menaçant la liberté ; certains artistes russes subissent les effets de la cancel culture (invitations annulées, programmes modifiés).

Quatre thèmes méritent d’être évoqués concernant les implications de la guerre pour les voisins centre-est européens de l’Ukraine : les réfugiés, la sécurité et le rôle de l’OTAN, la dépendance énergétique et l’élargissement de l’Union européenne à l’Ukraine.

2022 vs 2015 : voisins réfugiés et réfugiés du voisinage 

Les pays d’Europe centrale sont depuis la fin février 2022 confrontés à une vague migratoire sans précédent depuis la Deuxième Guerre mondiale. Les voisins immédiats de l’Ukraine ont vu en l’espace de deux mois arriver environ cinq millions de réfugiés ukrainiens sur leur sol. Au 1er mai 2022 leur répartition par pays était la suivante4 :

Pologne : 3 057000
Slovaquie : 380 000
Hongrie : 530 000
Roumanie : 826 000
Moldavie : 448 000

A ces chiffres, il convient d’ajouter ceux d’autres pays de la région tel que la République tchèque (plus de 300 000). La Russie a accueilli 681 000 personnes et la Biélorussie, 25 000. 

La Slovaquie et la Hongrie sont parfois présentées comme des pays de transit, mais ce n’est pas le cas de la Pologne ou la République tchèque où l’on note une progression constante de la présence ukrainienne surtout depuis 2014. Ce qui impressionne le plus, du moins dans un premier temps, c’est la formidable capacité d’absorption de ces pays qui n’ont pas eu recours à la mise en place de camps de réfugiés ni à une gestion de crise exclusivement aux mains des autorités de l’Etat. En Pologne notamment, c’est la société civile via de multiples associations et les autorités locales qui a pris en charge ce flux migratoire. Les gouvernements ont surtout facilité les procédures d’accueil et délivré permis de séjour et permis de travail en un temps record. « Répondre à la crise migratoire est pour nous non seulement un devoir moral mais aussi une opportunité unique » pouvait-on lire dans un éditorial de Lidové Noviny à Prague5.

Le cas de la Pologne est emblématique d’abord par le nombre de personnes accueillies, près de trois millions et demi de réfugiés sont entrés sur le territoire dont une partie (un quart environ) a poursuivi son voyage vers d’autres pays tels que l’Allemagne ou la République tchèque. Quelque 300 000 d’entre eux ont été accueillis à Varsovie (les réfugiés ukrainiens représentent 17% de la population totale de la capitale polonaise) où la municipalité demande que l’aide humanitaire et européenne soit versée directement aux villes qui gèrent l’accueil des réfugiés6.

L’élan de solidarité à l’égard des Ukrainiens contraste avec le refus d’accueillir les migrants du Moyen-Orient en 2015. L’Union européenne s’était alors divisée sur la question entre l’ouverture et l’accueil préconisés au nom des droits de l’homme par Angela Merkel (« Wir schaffen das », « Nous y arriverons » avait dit la chancelière) et les pays de Visegrad qui ont refusé catégoriquement en septembre 2015 la proposition de la Commission d’une répartition par quotas des migrants entre les Etats membres. Viktor Orban avait alors fait construire une clôture à la frontière entre la Hongrie et la Serbie, tandis que Kaczynski mettait en garde contre les risques en matière de sécurité et de santé publique dont auraient été porteurs les réfugiés de Syrie (il avait parlé d’« épidémie »). Le Premier ministre slovaque d’alors Robert Fico avait attaqué en décembre 2015 la Commission devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour abus de pouvoir à propos de l’établissement de quotas de migrants. A Prague, son homologue refusait de laisser entrer en République tchèque soixante orphelins venus de Syrie pour « ne pas créer un précédent ».

Le retournement est donc spectaculaire même si personne ne songe à corriger le discours de 2015. Le président tchèque Milos Zeman a fait en mars 2022 son autocritique sur sa lecture erronée de la politique de la Russie, mais pas sur ses précédents propos sur les migrants, arguant du fait que les réfugiés qui arrivent aujourd’hui sont à 90% des femmes avec des enfants, les hommes restant se battre pour leur pays alors qu’en 2015, l’essentiel des migrants étaient des hommes dans la force de l’âge qui refusaient de combattre dans leur pays7.

Plusieurs éléments peuvent expliquer ce retournement.
Il y a d’abord la proximité et la familiarité avec un voisins considéré comme appartenant à la même aire culturelle que soi. Il y a bien entendu aussi, et peut-être surtout, l’identification avec les Ukrainiens, victimes de l’invasion russe, une invasion que les pays centre-est européens ont connu dans leur histoire à commencer par celle de l’après deuxième Guerre mondiale. Les 150 000 personnes défilant sur la place Venceslas à Prague le 25 février ont quelque chose à voir avec le traumatisme du 21 août 1968. Il est à noter cependant que le souvenir de la révolution hongroise écrasée par l’armée rouge en novembre 1956 ou de celle 1848 réprimée par les troupes du tsar de toutes les Russies n’a pas poussé Viktor Orban et plus généralement l’opinion hongroise à s’engager aux côtés des Ukrainiens. Au contraire, cela semble avoir favorisé chez eux le repli et la prudence.

L’arrivée massive de plusieurs millions de réfugiés pose d’énormes problèmes humains, logistiques, financiers mais elle peut aussi contribuer à pallier un problème démographique sérieux en Europe centrale. Au cours des vingt dernières années, environ un million de Polonais sont partis travailler au Royaume-Uni (un demi-million dans d’autres pays de l’Union européenne) tandis qu’un million et demi d’Ukrainiens sont venus s’installer en Pologne. Si l’on ajoute à cette diaspora ukrainienne les trois millions de réfugiés arrivés dans le pays à cause de la guerre (dont une partie souhaitera rentrer au pays après le conflit), cela nous donne une minorité ukrainienne qui représente près de 10% de la population de la Pologne, pays de 37 millions d’habitants. C’est un renversement historique important quand on se souvient de la Pologne d’avant 1939 dont environ un tiers de la population était composée de populations minoritaires (dont une importante communauté juive), un pays qui est devenu après 1945 un Etat ethniquement homogène, le rêve de la droite nationaliste enfin réalisé sous l’égide du pouvoir communiste. Le déplacement vers l’Ouest des frontières polonaises s’est accompagné de déplacements de populations (« Opération Vistule ») : les Polonais d’Ukraine occidentale vers la Pologne et les populations ukrainiennes de Pologne vers l’Ukraine soviétique. Avec la guerre russo-ukrainienne de 2022, on abandonne les polémiques historiques héritées de la Deuxième Guerre mondiale. Quatre-vingt ans plus tard, la Pologne avec les Ukrainiens récemment arrivés, redevient un État multiethnique ! 

Sécurité et voisinage

« On vous l’avait dit ». Les premières réactions en Europe centrale après le déclenchement par la Russie de la guerre contre l’Ukraine résident dans ces quelques mots. En allant à l’essentiel, on peut dire qu’au cours de la dernière décennie la perception de la menace qui prévalait en France et dans d’autres pays d’Europe occidentale était tournée principalement vers le voisinage sud de la Méditerranée ; de la Libye à la Syrie (déstabilisation de la région au lendemain des printemps arabes, terrorisme islamiste, poussée migratoire). En revanche, vue d’Europe centrale, la menace principale était incarnée par la Russie : depuis l’intervention de Moscou en Géorgie en 2008 et surtout depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Les intentions de la Russie de Poutine se précisaient au fil des mois et inquiétaient de plus en plus lorsque la notion « d’étranger proche » fut supplantée par rusky mir (le monde russe). Toute démarche fondée sur l’obtention d’un arrangement par des concessions à Poutine semblait illusoire aux pays d’Europe centrale. D’où les critiques adressées, par la Pologne et les Pays baltes surtout, au président français qui à l’été 2019 avait coup sur coup déclaré la « mort cérébrale de l’OTAN » avant d’inviter Vladimir Poutine à Brégançon pour lui proposer un projet de sécurité européenne8.

L’invasion de l’Ukraine a éclipsé cette démarche : la Russie est une menace et l’OTAN est confirmée aux yeux des pays d’Europe centrale dans son rôle de garant de leur sécurité. Pour eux, il s’agit non seulement d’une institution de défense qui a fait ses preuves durant la guerre froide puis pendant les guerres de Yougoslavie des années 1990 mais de la garantie de la présence des Etats-Unis, seuls à leurs yeux capables d’assurer leur sécurité face à ce qu’ils considéraient déjà avant que les tanks russes n’entrent en Ukraine comme « l’impérialisme russe ». La défense européenne, ils y croiront quand ils la verront et « l’autonomie stratégique » est considérée, dans le meilleur des cas, comme une option secondaire qui ne doit en rien affaiblir le lien transatlantique. Telle est la première leçon de la guerre actuelle.

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Cet attachement à assurer la pérennité de la présence militaire américaine en Europe s’explique aussi par la proximité de ces pays vis-à-vis de la Russie et de leur grande vulnérabilité. Il est particulièrement important dans les Pays baltes, qui sont de « petits » Etats (l’Estonie compte 1,5 million d’habitants et la Lettonie, 2 millions ; les deux possédant d’importantes minorités russophones) sortis de l’Union soviétique en 1991. Tout près de la Lituanie se trouve la base militaire russe de Kaliningrad (ancien Königsberg) avec le corridor de Suwalki long de 65 km qui relie cette base à la Biélorussie le long de la frontière polono-lituanienne. Le corridor de Suwalki est parfois décrit comme le « talon d’Achille » de l’OTAN à l’est car il pourrait permettre à la Russie de couper les Pays baltes de ses partenaires de l’OTAN, ce qui rendrait leur défense beaucoup plus difficile.

Corridor de Suwalki
 

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A cela il faut ajouter la présence militaire russe en Biélorussie, devenue depuis 2021 un satellite de la Russie et qui a servi de base arrière à une partie de l’armée de Moscou pour l’agression contre l’Ukraine. La frontière entre la Biélorussie et la Pologne est complètement fermée, verrouillée par une clôture avec barbelés depuis que le régime de Minsk a tenté à l’automne 2021 d’envoyer des migrants du Moyen-Orient en Pologne.

Pour toutes ces raisons, l’indépendance de l’Ukraine constitue une priorité pour les pays d’Europe centrale, ce qui explique leur ferveur et leur implication dans le soutien militaire à l’Ukraine. La Pologne est aux avant-postes tant comme zone de transit des armements que pour des initiatives parfois hasardeuses comme la « mission de paix de l’OTAN » proposée en mars par Kaczynski et qui a suscité le scepticisme du président Zielenski qui a avoué « ne pas comprendre cette proposition »9.

La Slovaquie livre des tanks à l’Ukraine. La République tchèque a conclu, lors de la visite de son Premier ministre à Berlin (5 mai 2022), un accord avec l’Allemagne dans lequel cette dernière compenserait ses livraisons à l’Ukraine d’armes de fabrication russe tandis que la ministre tchèque de la défense a négocié à Washington fin avril l’installation d’une base militaire américaine sur le territoire tchèque. Autrement dit, l’approche polonaise et balte (assurer la présence de troupes américaines sur leur territoire) s’est élargie aux autres pays de la région, à l’exception de la Hongrie. 

La guerre a, en effet, rendu explicite des divergences d’opinion sur la Russie, présentes depuis l’annexion de la Crimée en 2014. Au lendemain de cet événement, la Pologne avait adopté la position la plus dure, la Hongrie la position la plus accommodante (Budapest invoquait la protection de la minorité hongroise en Ukraine subcarpathique), la République tchèque et la Slovaquie étaient dans une position intermédiaire, critiquant les sanctions contre Moscou tout en les votant. Cet équilibre précaire a volé en éclats avec la guerre en Ukraine. La Pologne soutient l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan tandis que la Hongrie préfère voir dans ce pays une zone tampon entre l’Europe centrale et la Russie.

Début février 2022, Viktor Orban sortant d’un entretien avec Poutine préconisait un « modèle hongrois » expliquant que l’on peut être en bons termes avec Vladimir Poutine et membre de l’Union européenne. Pendant la campagne électorale des élections législatives qui ont eu lieu le 3 avril en Hongrie, Viktor Oban a fustigé l’opposition qui, affirmait-il, voulait entraîner la Hongrie dans la guerre. Des propos devenus inacceptables pour les voisins centre-européens. Le président polonais Duda a annulé sa visite à Budapest et la journée de l’amitié polono-hongroise, mais il s’est rendu à Prague le 27 avril. Le lendemain, le Premier ministre tchèque visitait son homologue polonais. Face à la guerre, l’axe Prague-Varsovie-Pays baltes semble destiné à remplacer l’alliance Budapest-Varsovie. La ministre tchèque de la Défense Jana Cernochova a déclaré que « le pétrole russe bon marché importait plus aux dirigeants hongrois que le sang des Ukrainiens » et elle a fait annuler la réunion des ministres de la Défense des pays de Visegrad10. La Hongrie se trouve isolée et le groupe de Visegrad a implosé, devenant une des premières victimes collatérales de la guerre en Ukraine.

Dépendance énergétique

Les pays du centre-est de l’Europe sont les plus dépendants des livraisons de pétrole et de gaz russes. Certains d’entre eux sont également les plus favorables à un arrêt de l’approvisionnement énergétique de Russie.

Dépendance au gaz russe dans l’Union européenne

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Les livraisons aux pays de l’Union européenne représentent près des trois quarts des revenus russes à l’étranger. La dépendance énergétique est inégale selon les Etats membres. La Hongrie et la Slovaquie ont une dépendance quasi-totale et par conséquent, ils demandent du temps pour opérer leur désengagement. A l’opposé, la Pologne dénonce « l’impérialisme gazier » russe (selon les mots de Morawiecki). Le pays, dépendant du gaz russe à 55%, a décidé (avec la Bulgarie) de refuser le payement en roubles demandé par Moscou et n’est plus approvisionné. Les contrats de Varsovie et Sofia étaient proches de leur date d’expiration et la Pologne et la Bulgarie possèdent des solutions alternatives au gaz russe (livraisons de gaz par l’Allemagne et de gaz liquéfié des Etats-Unis pour la première, livraisons de pétrole par l’Azerbaïdjan et de gaz turc et grec pour la seconde). 

Plusieurs observations peuvent être faites.

La Pologne est opposée depuis son origine au gazoduc Nordstream qui relie la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique conçu pour contourner l’Ukraine et considéré, dans le domaine gazier, comme un Rappalo bis, du nom du traité signé le 16 avril 1922 par la république de Weimar et l’URSS dont personne ne commémore le centenaire, mais qui reste un symbole fort pour les Polonais. L’arrêt des livraisons de gaz russe à la Pologne est avant tout un signal envoyé à l’Allemagne, qui est le premier client de la Russie (18% de l’ensemble des exportations gazières russes). Il reste donc improbable que Moscou se permette de perdre des revenus si conséquents.

Le désengagement des exportations de pétrole et de gaz russes va de pair en Europe centrale avec une relance du charbon. Cela vaut surtout pour la Pologne (qui s’était déjà mise l’an dernier en marge des préconisations de l’Union européenne) mais aussi pour la République tchèque qui reporte ses plans de fermeture des mines et qui dispose aussi, à la différence de la Pologne, de deux centrales nucléaires. S’opposer au chantage de Poutine, dit-on, est plus important que d’afficher une politique verte. « Bye Bye Greendeal » titrait un quotidien de Prague en mars11.

Des formes nouvelles de coopération régionales ont été mises en place comme le projet du gazoduc Stork 2 qui relierait la Pologne à la République tchèque et transporterait du gaz liquéfié de la côte balte polonaise vers la Tchéquie. D’autres projets régionaux sont à l’étude tels que celui d’un canal de l’Oder en la Pologne vers Ostrava au Nord de la Moravie (cependant la relance du projet mégalomaniaque du président tchèque Zeman Elbe-Oder-Danube n’est pas à l’ordre du jour) 

Dans ce contexte de coopération entre Etats membres, la Hongrie fait exception. Elle s’est assurée de la pérennité de ses contrats actuels (d’une durée de quinze ans) que le groupe hongrois MVM a signé avec Gazprom pour une livraison de gaz sans transit par l’Ukraine (via le pipeline Turskishstream et la Serbie). Par ailleurs, Budapest ne remet pas en cause l’accord signé en octobre 2019 avec Rosatom pour la construction d’une centrale nucléaire à Paks d’un montant de 12 milliards d’euros avancés par un prêt russe. L’opposition a bien tenté d’introduire ce sujet dans la campagne électorale hongroise, en vain. Au contraire, les propos d’Orban de récuser les sanctions sur le pétrole russe afin de garantir un approvisionnement sûr et bon marché à ses concitoyens ont fait mouche. 

L’élargissement de l’Union européenne réinventé 

Depuis la visite à Kiev des Premiers ministres slovène, tchèque et polonais à la mi-mars, les pays d’Europe centrale se sont fait les avocats d’une réponse positive au plaidoyer pour une adhésion à l’Union européenne adressé au parlement européen par le président Zelensky le 1er mars 2022. L’idée d’une adhésion accélérée (fast track) fait son chemin. Elle a été reprise par la présidente de la Commission européenne qui est venue à Kiev pour recevoir la demande d’adhésion et déclencher immédiatement la procédure de « l’avis » de la Commission. Cette décision a d’importantes implication qui dépassent le cas ukrainien.

Un tabou a été brisé : les pays qui font partie de la politique européenne de voisinage (« tout sauf les institutions » disait Romano Prodi) peuvent désormais prétendre au statut de candidat en engager une procédure d’adhésion. Cela concerne particulièrement la Géorgie et la Moldavie qui, comme l’Ukraine, appartiennent au Partenariat oriental.  

Cette situation a une implication immédiate pour les pays des Balkans occidentaux qui patientent depuis vingt ans dans la « salle d’attente » pour l’ouverture de négociations d’adhésion ou comme la Serbie et le Monténégro déjà engagés dans cette négociation néanmoins toujours au point mort. Si l’Ukraine est candidat fast track, il ne sera pas possible de ne pas ouvrir les négociations avec la Macédoine du Nord, candidate depuis 2005 mais dont la perspective d’adhésion a longtemps été bloquée par la Grèce (en raison d’un différend sur le nom du pays), puis par le veto de la France et maintenant de la Bulgarie (pour des interprétations divergentes de l’histoire).

Même si le processus sera long, une telle perspective d’élargissement de l’Union européenne impose une redéfinition de l’adhésion et de l’architecture européenne. L’adhésion politique, car c’est de cela qu’il s’agit avec l’Ukraine, devra ensuite créer les conditions d’une intégration par étapes (économique, juridique, institutionnelle). C’est l’inverse de la méthode qui a été suivie dans les années 1990 pour les pays d’Europe centrale : le respect des critères de Copenhague, l’intégration de l’acquis communautaire puis l’appartenance politique à part entière. Les modalités du processus d’adhésion seraient désormais inversées.

L’actualité relance aussi le débat sur une Europe à plusieurs vitesses, l’intégration par cercles concentriques indispensable dans une Europe à 35 et plus… D’où le projet de Communauté politique européenne lancé par le président français Macron à Strasbourg le 9 mai dans lequel l’on entend des échos de la Confédération imaginée par François Mitterrand en 1990-91L Le projet avait buté sur une divergence essentielle avec le co-organisateur du projet, Vaclav Havel, à propos de deux éléments : l’inclusion de l’Union soviétique qui était en train d’éclater au sein de cette Confédération et le report d’une adhésion possible à l’Union européenne pour « des décennies et des décennies ». Aujourd’hui, il n’est plus question de faire une telle proposition à la Russie ultra-nationaliste et guerrière de Poutine.

Cette idée d’une Communauté clairement démarquée de la Russie et d’une Union européenne élargie à l’Est pourrait convenir aux pays d’Europe centrale et notamment à la Pologne. La formule du président Macron sur « les années, voire les décennies qui seraient nécessaires « pour l’intégration de l’Ukraine et d’autres pays dans l’Union européenne » a fait l’effet d’une douche froide dans les Etats d’Europe centrale. La France retrouve dans cette partie de l’Union l’image qui était la sienne dans les années 1990 de pays le plus hostile à l’élargissement.

 La Pologne retrouve à l’occasion de la guerre en Ukraine et de son implication directe un espace qui lui est familier : celui de l’ensemble polono-lituanien, la République des deux nations, qui du XVIe au XVIIIe siècle comprenait une grande partie de l’Ukraine et de la Biélorussie actuelles. Lviv, ville charnière pour les réfugiés de l’Est comme pour l’acheminement de l’aide à l’Ukraine, s’appelait Lvov avant la Deuxième Guerre mondiale et encore Lemberg avant 1918. Elle était principalement une ville polonaise avec une forte communauté juive (un quart de sa population) et diverses minorités donc une venue d’Ukraine. En 1945, la ville a perdu 90% de sa population d’avant-guerre, la frontière avec la Pologne a été déplacée comme les populations polonaises et ukrainiennes qui vivaient de part et d’autre de celle-ci12. Est ici résumée la « tragédie de l’Europe centrale » de l’essai de Milan Kundera13. Le débat des années 1980 autour de cet essai, prélude à 1989, faisait pencher l’Europe centrale vers l’ouest. Par son engagement face à la guerre en Ukraine, l’Europe centrale penche vers l’est, s’élargit vers Lviv et même jusqu’à Kiev.

La guerre en Ukraine et l’importance de la Pologne pour l’aide aux réfugiés autant que pour le transit de l’assistance militaire a relégué (provisoirement) au second plan le contentieux qui opposait Varsovie à Bruxelles sur la question du respect de l’Etat de droit. On se souvient de la violence des propos du Premier ministre Morawiecki, présenté pourtant comme modéré, considérant que le conditionnement de l’attribution des fonds européens du plan de relance post-Covid au respect de l’Etat de droit était comme « un revolver pointé sur la tempe » susceptible de déclencher une « troisième guerre mondiale ». Le chef du gouvernement affirmait que dans un tel conflit, la Pologne se défendrait « par tous les moyens à sa disposition »14.

Dans la même veine, le ministre de la Justice Ziobro, comme son homologue hongroise, Varga, ont qualifié à plusieurs reprises ce conditionnement de l’aide européenne d’une intrusion intolérable dans la souveraineté de leur pays, allant jusqu’à comparer l’Union européenne à l’Union soviétique. Bruxelles = Moscou. Pas facile de poursuivre sur cette lancée après le plaidoyer de Zielenski qui fait de l’ancrage dans l’Union européenne la garantie de liberté et de souveraineté face à la menace néo-impériale russe. Comment pour Varsovie dénoncer l’Union européenne et faire de Bruxelles le nouveau Moscou et exiger en même temps une procédure accélérée d’adhésion pour l’Ukraine ? La guerre en Ukraine a obligé l’Union européenne à reporter certains débats tel que, le contentieux sur le respect de l’Etat de droit en Pologne (cela n’est pas vrai pour la Hongrie). Le conflit marque aussi le recul (provisoire) de l’euroscepticisme de Varsovie et de Budapest et la mise entre parenthèses de leur plan d’une recomposition politique européenne.

Photo : Armoiries de Lviv, drapeau ukrainien et drapeau de l'Union européenne à la mairie de Lviv, 22 août 2021. @Noyan Yalcin pour Shutterstock

  • 1. Le 13 avril 2022, le président polonais, Andrzej Duda, et ses homologues baltes (lituanien, letton et estonien) se sont également rendus à Kiev pour « apporter leur soutien à Wolodymyr Zielenski et à l’Ukraine »
  • 2. Milan Kundera, « Un occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale », Le Débat, novembre 1983. Le texte a été republié en 2021 par les éditions Gallimard en France et dans une douzaine pays.
  • 3. Leur thèse peut être résumée comme suit : N’ayant connu ni le féodalisme européen (et la notion de contrat) ni la séparation de l’Eglise et de l’Etat (« césaropapisme ») indispensable pour l’émergence d’une société civile, la Russie a été marquée par la montée en puissance d’un État impérial doté d’un pouvoir autocratique puis totalitaire servi par une bureaucratie incompétente et corrompue.
  • 4. Le Figaro, 1er mai 2022.
  • 5. Jakub Klesla, « Statisice novych Cechu» (Des centaines de milliers de nouveaux Tchèques), Lidové Noviny, 9 avril 2022. La République tchèque, comme la plupart des pays d’Europe centrale, connaît un déficit de main d’œuvre.
  • 6. Rafal Trzaskowski, « Warsaw’s mayor explains how his city is coping with a 17% increase in its population »,  The Economist, 16 avril 2022. Le maire de Varsovie mentionne l’importance des fonds européens (1 000 euros par réfugié) et d’organismes tels que le Norwegian Refugee Council.
  • 7. « Partie s prezidentem Zemanem », CNN Prima News, 1er mai 2022.
  • 8. De même, les conversations téléphoniques entre le président Macron et Vladimir Poutine sont l’objet en Europe du centre-est de sarcasmes ou de critiques virulentes sur le thème d’un nouveau Munich.
  • 9. A.Krzystoszek, « Zelensky rejects Poland’s proposal of peacekeeping mission », Euractiv, 29 mars 2022.
  • 10. A. Krzysztoszek et al. « V4 meeting cancelled over Hungary’s Ukraine policy », Euractiv, 29 mars 2022.
  • 11. Lidové Noviny, 29 mars 2022.
  • 12. Sur les transformations de cette ville au XXe siècle, on lira avec profit, John Czaplicka (ed.), Lviv, a city in the crosscurrents of culture, Harvard University Press, 2005.
  • 13. Voir note 2.
  • 14. Interview au Financial Times, octobre 2021.
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