Le soutien de la société russe à la guerre en Ukraine : sur Les traces de l’homo sovieticus  

04/2022

Comment comprendre l’opinion publique russe ? 

La statistique officielle nous donne de la population russe l’image d’une population unie autour du président Vladimir Poutine, une cohésion qui s’est encore davantage affirmée avec la guerre que le gouvernement russe a déclenchée en Ukraine. Les données de VTsIOM, le centre panrusse d'étude de l'opinion publique, démontrent un accroissement de la confiance à l’égard de Vladimir Poutine à partir du 24 février 2022 : celle-ci est passée de 67,2% le 20 février à 81,6% le 3 mars 2022, et à l’inverse de niveau de méfiance a diminué (il a été presque divisé par deux) de 27,9% à 15%. Selon les données officielles, la majorité de la population russe soutient également la politique extérieure menée par le Kremlin : à la fin du mois de mars 2022, 64% des personnes interrogées la trouvaient juste et cohérente. 

Ces chiffres prouvent-ils que les Russes justifient et acceptent la guerre que le président Poutine a déclenché dans l’Ukraine voisine ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de comprendre le fonctionnement du régime autoritaire établi par Vladimir Poutine au cours des vingt dernières années. 

Dans un tel régime autoritaire, le gouvernement ne s’appuie pas sur les instituts d’opinion publique. Ces derniers sont des outils de propagande utilisés par le pouvoir pour montrer que la majorité des Russes soutiennent leur président que seule une minorité de marginaux critique. La vérification des données publiées par les instituts de sondage officiels est très difficile mais de temps en temps, une opportunités-de le faire se présente quand les médias régionaux réalisent des sondages sur les mêmes sujets que VTsIOM. 

Par exemple, en avril 2022, VTsIOM a publié les résultats d’un sondage sur l’attitude des Russes à l’égard de l’Europe qui montrait que la perception de l’Union européenne par les Russes s’était considérablement dégradée : 18% d’entre eux la voient de façon positive, ils étaient 54% en 2021. 

Fontanka, site internet de Saint-Pétersbourg, a vérifié les résultats de ce sondage effectué par VTsIOM en interrogeant les Russes. L’enquête d’opinion de Fontanka a donné un résultat inverse : 79% des personnes interrogées ont déclaré avoir une attitude positive envers l’Europe et seulement 16% une attitude négative. 

Fontanka fait partie du top 10 des médias d’internet les plus cités par les médias russes et compte des lecteurs dans plusieurs villes russes.

Ensuite, les sondages sont effectués en Russie dans un contexte extrêmement répressif. Le régime politique en Russie a évolué vers un autoritarisme extrême. La peur des Russes s’est renforcée avec les nouvelles lois que le gouvernement a adopté dès le déclenchement de la guerre en Ukraine. Le 5 mars 2022, Vladimir Poutine a signé une loi prévoyant jusqu'à quinze ans de prison pour toute personne publiant des « informations mensongères » sur la guerre en Ukraine et des données « discréditant les forces armées russes ». Dans un tel contexte, les Russes interrogés s’abstiennent ou choisissent de donner les réponses « socialement acceptables ». 

Un sondage récent sur l’avenir du conflit en Ukraine a donné les résultats paradoxaux. 60% des personnes interrogées auraient soutenu la décision du président russe de lancer une nouvelle offensive sur Kiev tandis que 65% auraient appuyé sa décision d’arrêter le conflit et de signer un traité de paix. Pour le peuple russe, il n’y a pas ici de contradiction. Le sondage prouve que la majorité de la population russe est prête à soutenir la décision du président quelle que soit cette dernière. Ce type d’opinion publique s’observe dans les régimes autoritaires qui ne prend pas en compte l’opinion publique et où la population est soumise et terrifiée. 

Néanmoins, les sondages montrent que la jeunesse russe est loin de soutenir la guerre en Ukraine. Plusieurs sources indiquent que les jeunes s’opposent massivement à cette guerre, ils sortent dans les rues pour dire leur désaccord. Une enquête menée par l’institut Levada souligne également que les jeunes Russes sont parmi les plus troublés et perturbés par la guerre : ils ressentent de la, de la peur et beaucoup moins d’enthousiasme et de fierté pour la Russie que leurs aînés. 

Le retour de l’homo sovieticus

La guerre en Ukraine a ravivé une maladie de la société russe, qui avait disparu durant les trente dernières années après la chute de l’Union soviétique. Cette « maladie » a touché les générations nées dans les années 1960-70 et qui ont vécu une jeunesse relativement tranquille pendant la période de stagnation sous Leonid Brejnev mais également les enfants de ces personnes, la génération née dans les années 1980-90. Cette maladie fait d’une personne un homo sovieticus, une identité que chaque individu devait acquérir pour survivre à l’époque de l’URSS. Le retour de l’homo sovieticus est très net parmi les personnes âgées en Russie et, de façon plus faible, chez les individus âgés de 35 à 55 ans. 

Quelles sont les caractéristiques de l’homo sovieticus ?

Le mépris pour la liberté

En Union soviétique, la liberté n’était pas une valeur ni pour l’état ni pour la société. Le projet soviétique avait pour objectif la construction de la société communiste qui devait détruire et supplanter le capitalisme. Tous les moyens étaient bons pour atteindre ce but à partir du moment où ils étaient efficaces. Par conséquent, les intérêts de l’individu, notamment les libertés individuelles et le droit à une vie décente ne constituaient pas une priorité du gouvernement soviétique. Le projet communiste conçu comme un projet de libération de l’individu s’est avéré inhumain. Les citoyens soviétiques ont adopté ce concept totalitaire et ils ont élaboré un modus vivendi privé de liberté. La machine de la propagande soviétique les a même convaincus que ce régime était plus juste que celui de l’Occident capitaliste. Le mépris pour la liberté est toujours présent dans la société russe d’aujourd’hui : la santé, la famille, la sécurité sont les valeurs essentielles citées par les Russes dans les sondages, tout sauf la liberté. L’empathie à l’égard les militants politiques qui défendent leur liberté est très faible en Russie. Les lois liberticides adoptées après la guerre en Ukraine par le Kremlin restreignant le droit à manifester sont passées inaperçues dans la population russe. 

La vénération de l’Etat

Sous l’URSS, l’Etat était l’alfa et l’oméga de la vie, publique comme privée, des citoyens soviétiques. L’Etat possédait tout, l’individu, rien. L’Etat avait tous les droits, l’individu, aucun. Après une courte période de liberté consécutive à la chute de l’URSS dans les années 1990, on assiste au retour de la prédominance de l’Etat au centre de la vie des Russes. Travailler pour une grande société d’Eztat ou trouver un poste dans le service public est devenu le rêve de tout Russe moyen. Ces emplois garantissent un salaire stable et un statut social élevé. La méfiance envers la profession d’entrepreneur est de nouveau très forte au sein de la société russe. La population a repris l’habitude - soviétique - de ne jamais accuser l’Etat pour un problème ou une crise mais de toujours trouver les coupables parmi les petites entreprises ou les citoyens ordinaires. 

L’incendie en 2018 d’un centre commercial à Kemerovo qui a fait soixante morts (dont trente-sept enfants) en est un parfait exemple. Le centre commercial n’était pas correctement équipé pour le risque incendie, les fonctionnaires en charge du bâtiment étaient corrompus et n’avaient pas réalisé les inspections nécessaires mais l’opinion publique s’est retournée contre le propriétaire du centre commercial qui était bien évidemment également lui aussi corrompu.

Certains voient dans l’étatisme plébiscité par la société russe une continuité du régime autoritaire tsariste. Cependant, même sous la monarchie absolue, entre le XVIIIe et le début du XIXe siècle, de grandes familles d’entrepreneurs (les Demidov, les Putilov, les Nobel, les Morozov, etc.) ont contribué au développement économique, social et culturel du pays. 

L’anti-occidentalisme 

Le rejet de l’Occident est un trait spécifique et pertinent de l’homo sovieticus, il a été imposé par les Soviets, tout d’abord comme une partie de l’idéologie de la révolution anti-impérialiste et il s’est diffusé ensuite pendant la guerre froide. La Russie pré-soviétique ne se caractérisé par la rupture ou la confrontation avec l’Europe : la famille Romanov faisait partie des grandes familles royales de l’Europe, l’élite et l’intelligentsia russe (y inclus les slavophiles) était complètement occidentalisées. En outre, toute la culture russe s’est construite en concertation avec les artistes et les savants européens. 

Les dirigeants soviétiques issus des milieux populaires ont mis la rupture avec l’Occident capitaliste au cœur de leur régime. La machine de la propagande soviétique a imposé à la population une vision de l’Occident comme un ennemi de tout temps du peuple soviétique. Cette propagande était particulièrement efficace sur les citoyens qui n’avaient pas de droit de sortir d’URSS. Les catégories privilégiées de la société soviétique (nomenklatura, artistes, sportifs) qui voyageaient parfois y étaient moins sensibles. Ce schéma est demeuré très fort dans la société russe après la chute de l’empire soviétique. Les élites de la Russie postsoviétique (notamment les fonctionnaires et les oligarques, mais pas les siloviki (membres ou anciens membres des « ministères de la force » (armée, police), des services spéciaux, du parquet général), ont rapidement établi des contacts avec l’Occident. On notera que trente ans après la chute de l’URSS, seulement 14% des Russes possèdent un passeport. 

Ce manque de relations avec le reste du monde s’est encore aggravé en 2012 lorsque le Kremlin a fait de l’Occident et de la démocratie une menace pour la Russie. Au cours de la dernière décennie, la télévision russe s’est mise à ressembler de plus en plus à la télévision soviétique : le mensonge est devenu monnaie courante notamment concernant la vie et les événements prenant place en Europe et aux Etats-Unis. Le gouvernement a fait tout pour réduire les échanges avec l’Occident. Le Kremlin a réussi à imposer l’idée du peuple russe profond (glubinnyi narod de Vyatcheslav Surkov) pour lequel les libertés occidentales étaient étrangères et irrecevables1

L’homo sovieticus se retrouve également dans les élites politiques russes. Les politiciens qui sont arrivés au pouvoir en Russie après la chute de l’URSS étaient profondément soviétiques par leur éducation, leurs convictions, leurs carrières. La majorité d’eux n’étaient pas favorables à la démocratisation de la Russie mais pensaient que Moscou devait prendre sa revanche sur l’Occident et reconstituer la puissance de leur pays que des dirigeants faibles comme Mikhaïl Gorbatchev avaient « vendu ». 

La nature soviétique du pouvoir russe est devenue absolument évidente en 2022 quand la Russie a envahi l’Ukraine. La rhétorique choisie pour justifier cette invasion est presque mot à mot celle de la propagande de l’empire soviétique. Pour réveiller le sentiment patriotique des Russes, on y a ajouté des références à la Grande guerre patriotique considérée comme une guerre sacrée et qui a été utilisée pour rassembler les Russes au cours des dernières décennies. C’est pourquoi on peut entendre aujourd’hui entendre les termes suivants à propos de la guerre en Ukraine : « la libération des territoires » (comme pendant la Grande guerre patriotique mais aussi l’occupation de la Pologne en 1939 à la suite du Pacte germano-soviétique) ; « le rattachement des territoires » (comme durant l’occupation par les Soviétique des Pays baltes en 1940, le terme d’occupation n’est toujours pas utilisé en Russie jusqu’aujourd’hui pour cette invasion) ; « l’opération militaire spéciale » (comme lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie par le Pacte de Varsovie en 1968). L’armée russe a souvent hissé des drapeaux rouges avec une faucille et un marteau en s’emparant des villes ukrainiennes.

La cohésion existant entre les élites politiques et les générations les plus âgées constitue le fondement du soutien à la guerre dans la société russe. Les jeunes et l’intelligentsia russe n’y adhèrent pas. Comme le montrent les études sociologiques, la jeunesse russe est très globalisée : elle est très ouverte à l’international, elle est passionnée de mêmes séries que les jeunes en Europe et aux Etats-Unis ; elle aime les mêmes marques de vêtements, etc. 

Alors, faut-il voir dans l’avènement de la jeune génération un espoir de démocratisation et de démilitarisation de la Russie ? On le peut même s’il ne faut pas négliger la capacité de reproduction des élites soviétiques. Les enfants du président russe Vladimir Poutine, du secrétaire du Conseil de sécurité de Russie Patrouchev, de la député Mizulina, etc. occupent déjà des postes au sein du gouvernement ou dans des organismes proches au pouvoir et leur nombre devrait augmenter avec l’accroissement du fossé entre Moscou et l’Occident. 

Photographie de couverture : Saint-Pétersbourg, 24 février 2022, un homme tient une affiche avec l'inscription  "pas de guerre". @ Alexander Chizhenok pour Shutterstock
Photographie : Saint-Pétersbourg, 1er mai 2022, l'artiste de Saint-Pétersbourg Elena Osipova appelle à la fin de la guerre avec l'Ukraine. Aleksey Dushutin pour Shutterstock 

  • 1. Le peuple profond est un terme proposé par un haut fonctionnaire russe Vyatcheslav Surkov dans son article, publié en 2019 dans la Nezavisimaya Gazeta, où il affirmait qu’en Russie il n’existe pas d’Etat profond (deep state) mais un peuple profond, qui est fidèle à ses dirigeants et qui défend des valeurs conservatrices.
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