Entre Moscou et Kiev, le grand écart de la diplomatie turque. Entretien avec Bayram Balci

Propos recueillis par Corinne Deloy

04/2022

Entretien avec Bayram Balci

Comment se situe la Turquie, qui entretient des relations avec Moscou comme avec l’Ukraine, devant la guerre en Ukraine, affrontement entre la Russie et l’Occident ? 

Bayram Balci : La guerre entre de la Russie en Ukraine met la Turquie dans un certain embarras. Le contexte à la fois politique et économique empêche Ankara d’adopter une position tranchée en faveur de l’un ou de l’autre des protagonistes. En d’autres termes, pour des raisons à la fois économiques, politiques et même géopolitiques et stratégiques de long terme, Ankara est condamné à ne pas choisir son camp, même si sur certaines questions la Turquie a déjà affiché un penchant pro-occidental. Ainsi, Ankara a affirmé à plusieurs reprises qu’elle ne reconnaissait pas l’annexion de la Crimée par la Russie. Par ailleurs, depuis plusieurs années, elle défie la Russie en développant une dynamique coopération militaire avec l’Ukraine. 

A partir du XVe siècle, Russes et Ottomans se sont affrontés dans plusieurs régions du monde, notamment dans les Balkans, en Mer noire, dans le Caucase, et même en Asie centrale durant les dernières années de l’Empire ottoman. Plusieurs guerres ont opposé les deux empires, la plupart gagnées par les Russes, sauf celle de Crimée (1853-1856) où la coalition rassemblant les Ottomans et les Européens a permis la victoire turque/ottomane contre la Russie, notamment grâce à l’appui de la France. Durant la guerre froide, la Turquie, membre de l’OTAN, a longtemps craint l’interventionnisme russo-soviétique ; les provinces de Kars et Ardahan étaient par exemple réclamées par Staline. La peur de l’expansionnisme du puissant voisin soviétique n’a disparu qu’en 1991. 

Les relations sont depuis quelques années plus apaisées entre Moscou et Ankara mais elles ne sont pas exemptes de tensions par exemple sur la crise syrienne sur laquelle les deux pays ont des visions divergentes. Puissance mandataire de fait en Syrie par le contrôle qu’elle exerce sur le régime de Bachar el-Assad, la Russie possède des moyens de pressions sur la Turquie dans toutes les régions du pays occupées ou contrôlées par les Turcs, notamment dans l’enclave d’Idlib, verrou que la Russie seule peut à tout moment briser pour envoyer en Turquie une nouvelle vague de réfugiés. 

Ankara a également besoin de la Russie sur le plan économique. Le pays, en récession depuis quelques années, a besoin des touristes russes, les plus nombreux dans le pays depuis une dizaine d’années. La Turquie exporte également de nombreux produits agricoles vers son voisin et les entreprises turques de BTP sont très présentes sur les chantiers dans toute la Fédération de Russie. Enfin, bien sûr, la Turquie est dépendante de sa voisine en matière d’énergie : Moscou fournit à Ankara 35 % de son gaz. Le pays joue également un rôle crucial dans l’acheminement de gaz et de pétrole de l’Asie vers l’Europe. Inauguré en janvier 2020, le Turk Stream lui permet de se fournir en gaz et lui permet de percevoir les frais d’acheminement payés par les Etats qui utilisent le pipeline. Les Russes achèvent également la construction d’une centrale nucléaire à usage civil à Akkuyu sur la côte méditerranéenne. 

Enfin, la Turquie, dont les relations avec ses partenaires traditionnels occidentaux sont tendues, a besoin de conserver sa proximité avec la Russie ne serait-ce que pour rappeler à ces derniers qu’elle dispose d’options alternatives ou du moins qu’elle peut faire face aux pressions qu’elle subit de leur part, notamment dans certains conflits régionaux.  

Et qu’en est-il des relations de la Turquie avec l’Ukraine ? 

Bayram Balci : Pour comprendre la relation de la Turquie avec la Russie et a fortiori la position d’Ankara dans le conflit russo-ukrainien, il est crucial de comprendre le caractère particulier et très précieux de l’Ukraine pour la Turquie. Dans un contexte géopolitique très polarisé, où celle-ci entretient des relations compliquées avec la plupart de ses voisins, l’Ukraine est le seul pays voisin avec lequel Ankara n’a aucun différend. Les liens entre les deux pays sont anciens. Pour les Turcs, l’Ukraine, c’est la Crimée, cette péninsule qui abritait le khanat des Tatars, un groupe ethnique de la famille turcique, longtemps vassal de l’Empire ottoman. D’ailleurs, une partie de la population turque possède des origines tatares. De même, l’Ukraine est précieuse aux yeux des Turcs en raison de sa position géographique. Comme la Géorgie et l’Arménie, qui forment une zone tampon avec la Russie, l’Ukraine, sans être frontalière de la Turquie, constitue néanmoins pour Ankara une protection contre la Russie, une voisine peu commode comme en témoignent les conflits de Moscou avec la plupart de ses voisins. 

Les touristes ukrainiens sont également nombreux en Turquie (ils font partie des cinq premières nationalités de touristes recensées dans le pays). Enfin, le géant agricole ukrainien fournit à Ankara une partie de son blé. 

Si Kiev achète des armes à la Turquie, notamment des drones, il lui permet également, en lui fournissant certaines technologies de pointe nécessaires à la fabrication des drones, de nouveaux tanks et avions de chasse, de surmonter l’embargo militaire que lui imposent ses alliés de l’OTAN en raison de son non-respect des droits de l’homme, de sa politique interventionniste dans son voisinage et de sa relation avec la Russie (Ankara a acheté des missiles S400 à Moscou).

La Turquie va-t-elle, selon vous, finir par adopter une position de neutralité dans cette guerre ? 

Le pouvoir turc doit faire un choix particulièrement difficile. Alors que le pays est en mauvais termes avec ses partenaires traditionnels (Europe, États-Unis) et que les hasards de sa politique étrangère tournée vers l’Est l’ont amené à flirter avec la Russie, la Chine, l’Iran et d’autres pays peu démocratiques, la guerre en Ukraine pourrait ramener Ankara dans le giron occidental. Cependant, en cas de victoire russe, la Turquie pourrait accentuer son ancrage à l’Est, en partant du principe que l’Occident n’est pas capable de défendre ses alliés, qu’ils soient ukrainiens ou turcs. 

En réalité, quelle que soit l’issue de la guerre, les dirigeants turcs opteront probablement pour une troisième voie dans la continuité de la politique de non-alignement du pays, à l’œuvre depuis près de trois décennies, notamment depuis l’arrivée de Recep Tayyip Erdogan au pouvoir, en tentant de naviguer entre les écueils. 

Nous avons évoqué une possible médiation de la Turquie entre la Russie et l’Ukraine, Ankara peut-il aider les deux parties à se parler ? 

Bayram Balci : Le président Recep Tayyip Erdogan ambitionne de jouer un rôle de médiateur et d’aider son pays à sortir de son isolement qui est la conséquence de ses prises de positions dans les pays touchés par les printemps arabes, dans des conflits régionaux comme en Syrie, en Libye, mais aussi du fait de sa politique en Méditerranée orientale. La Turquie a proposé ses bons offices dès le lancement de la guerre en Ukraine, sans succès, en raison notamment du refus de Vladimir Poutine qui voit dans le conflit non pas une guerre entre Moscou et Kiev mais entre Moscou et l’Occident. Toutefois, aujourd’hui, il semble que le président russe, conscient des risques d’embourbement de son armée, ne rejette plus de façon aussi catégorique les offres de médiation de la Turquie. Aussi, les 28 et 29 mars, Russes et Ukrainiens se sont rencontrés en Turquie. Quel que soit le résultat de ces pourparlers, Ankara pourra se targuer d’avoir œuvré pour la paix dans la région. 

Quelles conséquences peut avoir cette guerre sur l’agenda politique du président Recep Tayyip Erdogan alors que des élections présidentielle et législatives cruciales auront lieu dans le pays dans moins d’un an ? 

Bayram Balci : Bien entendu, la dimension intérieure, et plus précisément l’agenda électoral, pèse sur les décisions du président turc concernant la guerre en Ukraine, qui, pense-t-il, pourrait lui permettre d’améliorer ses relations avec les Occidentaux et donner à la diplomatie turque une image moins belliqueuse et plus responsable. 

Le conflit pourrait également rendre la Turquie plus attractive pour des investisseurs qui, ces dernières années, ont été réticents à miser sur le marché turc. Car davantage que de l’évolution ou de l’issue de la guerre en Ukraine, les scrutins de juin 2023 seront déterminés par la situation économique du pays.

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photo : Turkish President Recep Erdogan and Ukrainian President Vladimir Zelensky in Kiev, Ukraine February 3, 2020 @ Siarhei Liudkevich for Shutterstock
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