Ukraine-Russie, la diplomatie scientifique à l’épreuve de la guerre

04/2022

Cet article est dédié à Konstantin Olmezov, mathématicien et poète ukrainien de 24 ans, étudiant à l’Institut de physique de Moscou, qui s’est donné la mort le 20 mars 2022 après avoir été empêché plusieurs reprises de quitter la Russie pour rejoindre son pays . 

Depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février, un embargo scientifique quasi mondial, historique par son ampleur, s’est abattu sur la Russie de Vladimir Poutine. Traditionnellement centrée sur des actions de coopération et de développement, la diplomatie scientifique, notamment européenne, fait là ses premières armes en l’absence d’institutions multilatérales dédiées qui permettraient de coordonner ces actions de manière stratégique. Dans les régimes d’Etat de droit démocratiques, quel est le rôle cardinal des universités de recherche si leurs missions de savoir et de raison ne s'exercent effectivement et exclusivement qu’en temps de paix et de prospérité ? Un modèle d’action est-il en train de s’inventer qui pourrait être employé à l’avenir dans des contextes similaires impliquant des puissances scientifiques d’un autre calibre que la Russie ? Jusque-là éloignées de la pratique de la diplomatie scientifique classique, ces interrogations en déterminent désormais l’avenir. 

Des sanctions scientifiques inédites dans l’histoire

Contrairement aux autres catégories de sanctions - politiques, financières, culturelles, sportives, etc. -, celle concernant les sanctions scientifiques a été jusqu’à présent largement ignorée par les médias généralistes. Le sujet est complexe tant il contrarie la dynamique de la fabrique scientifique qui reste fondée sur la mobilité, le partage des données et le croisement des idées. Il peut être aussi paradoxal de vouloir interrompre les échanges académiques alors que seuls ces derniers peuvent apporter une confrontation scientifique légitime au narratif idéologique assené par Moscou. Cependant, plusieurs vagues de sanctions consistantes et quasi unanimes décidées par les milieux académico-scientifiques, essentiellement issus des pays de l’OCDE, ont été arbitrées depuis le déclenchement de la guerre. Les organisations scientifiques internationales ont soutenu ces décisions mais en adoptant un ton d’assez forte neutralité diplomatique.

Dès le 24 février, un texte du collectif des jeunes scientifiques ukrainiens réclamait l’arrêt immédiat de toute coopération académique avec la Russie. L’appel a été suivi en tout premier lieu par l’Alliance des organisations scientifiques allemandes (la German Research Foundation) puis par l’Union européenne, grâce à l’unanimité exceptionnelle de ses Etats membres mais également par les Etats-Unis, le Japon, la Nouvelle-Zélande ou encore la Corée du Sud et la Suisse. Très vite ont été décidés le gel de toute nouvelle collaboration institutionnelle, le boycott d’événements scientifiques internationaux majeurs et la mise en place de dispositifs d’accueil unifiés pour les étudiants ainsi que pour les réfugiés scientifiques ukrainiens (et parfois russes). Soulignons que parmi les dix principaux pays qui entretiennent une collaboration scientifique avec la Fédération de Russie, en 2021, (soit dans l’ordre, l’Allemagne, les Etats-Unis, la Chine, le Royaume-Uni, la France, l’Italie, la Suisse, le Japon, l’Espagne et la Suède), seul le régime de Pékin a choisi de maintenir ses collaborations. Malgré le contrôle politique et managérial qui sévit dans les milieux académiques russes depuis des années, une pétition de chercheurs et de journalistes scientifiques opposés à la guerre a été lancée sur les réseaux sociaux le 26 février. Celle-ci a compté jusqu’à plusieurs milliers de signataires individuels (entre 7 000 et 8 000 selon les sources) dont des membres éminents de l’Académie des sciences de Russie. 

Dans sa grande diversité, le monde académique (universités, opérateurs de recherche, académies, conférences de recteurs) s’est donc montré prompt à condamner ce que la commissaire européenne pour la recherche, Marya Gabriel, a qualifié le 2 mars « d’attaque contre les valeurs fondamentales de liberté, de démocratie et d’auto-détermination sur lesquelles (...) la liberté académique et la coopération scientifique sont basées » . Constituée de 48 pays européens représentant 850 institutions, l’Union des universités européennes a suspendu l’adhésion de douze universités russes ayant affiché leur soutien à l’opération décidée par Vladimir Poutine et a enjoint à ses membres de réévaluer au cas par cas leurs coopérations en cours en s’appuyant sur les orientations politiques européennes et nationales. Le prestigieux MIT de Cambridge a annoncé mettre fin à onze ans de coopération avec Skoltech, un institut de recherche privé basé à Moscou qui formait jusque-là la fine fleur de la jeune tech russe. De même, la conférence quadriennale de l’Union mathématique internationale, responsable de l’attribution de la médaille Fields et qui devait se tenir en juillet à Saint-Pétersbourg, se déroulera finalement en ligne et sans les cerveaux russes. D’ores et déjà, des journaux scientifiques (comme le Journal of Molecular Structure, par exemple) refusent les manuscrits impliquant des chercheurs affiliés à une institution russe.  

L'UNESCO dans ses déclarations consécutives à l'adoption de la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies contre l’agression de Ukraine comme l’International Science Council (ISC) a adopté un ton ferme mais diplomatique précisant que les ponts avec la Russie ne seraient pas coupés. « L'isolement et l'exclusion de communautés scientifiques importantes sont préjudiciables à tous », a déclaré l'ISC, ajoutant que « notre capacité à travailler ensemble sur les défis mondiaux et sur les domaines de pointe comme l'Arctique ou le spatial dépend de notre capacité à maintenir une collaboration forte dans les situations de troubles géopolitiques ». 

Proactive sur ce dossier, la Commission européenne a pris la décision politique, dès le 4 mars, de ne pas s'engager dans de nouveaux projets institutionnels de coopération scientifique et d'innovation avec des entités russes dans le cadre d'Horizon 2020, Horizon Europe et Euratom. Les paiements pour les recherches existantes de même que l’élaboration de nouveaux projets impliquant des entités russes ont été suspendus. A la suite des révélations des atrocités perpétrées contre les civils ukrainiens, notamment à Boutcha et à Marioupol, a été décidé le 9 avril l’arrêt de la participation de tous les organismes publics russes aux projets Horizon 2020 ainsi que tout projet de participation aux programmes européens phare de financements de la recherche que sont Horizon Europe, Euratom et Erasmus+ . « Avec ces mesures, nous condamnons non seulement l'agression militaire russe comme un acte de guerre contre l'Ukraine mais nous protégeons également les valeurs fondamentales qui sous-tendent la coopération scientifique et nos programmes de recherche et d'innovation, à savoir, la liberté scientifique et universitaire, la démocratie et l'autodétermination », annonce le communiqué.

Une unanimité relative 

Les réactions généralement vigoureuses du monde académique ne sauraient cacher la complexité des réponses à apporter à la situation. Des voix ont ainsi pu se faire entendre pour rappeler le rôle des coopérations scientifiques et universitaires comme dernières possibilités, derniers lieux de dialogue en situation de crise. Mezzo voce sont aussi pointées une éventuelle ingérence des Etats dans les politiques de recherche, la nécessité pour les scientifiques de toujours maintenir une position de neutralité politique ou encore la dimension contre-productive de mesures qui resteraient, quoi qu’il en soit, impuissantes à résoudre la guerre.

L'Union astronomique internationale (UAI) a ainsi rejeté une pétition des astronomes ukrainiens visant à interdire à leurs homologues russes ses activités. « L'UAI a été fondée juste après la Première Guerre mondiale dans le but d’unir la profession, nous ne souhaitons donc pas œuvrer pour sa division en décidant quel camp soutenir en fonction de ce que font les gouvernements », a déclaré en substance l’organisation. Idem pour le projet international ITER de Réacteur thermonucléaire expérimental dont le responsable Laban Coblentzest a déclaré que la coopération était « un enfant de la guerre froide et que par conséquent elle devait être délibérément non alignée ». Le porte-parole de l’organisation européenne pour la recherche nucléaire, le CERN, dont la devise est « la science pour la paix », a, de son côté, rappelé ne pas avoir expulsé de scientifiques russes lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’URSS en 1968 ou de l’Afghanistan en 1979. « Mon sentiment personnel est que nous devrions nous efforcer de maintenir notre collaboration avec la Russie, si celle-ci est politiquement possible », a-t-il précisé. La décision du CERN est tombée le 8 mars de suspendre la participation de la Russie en tant que pays « observateur » mais non celle des 1 000 scientifiques russes qui y travaillent et représentent 8% de ses utilisateurs internationaux. 

Dans les pays dont les gouvernements se sont abstenus lors des résolutions de l’ONU, le monde académique est encore plus divisé. C’est le cas de l’Afrique du Sud où les communautés scientifiques ont été sommées par les autorités gouvernementales de ne pas s’exprimer sur l’Ukraine. Dans un pays où l’absence d’alternance politique renforce le rôle de pilier démocratique des universités, la question ne manque pas de faire débat dans le milieu académique, particulièrement attaché à sa liberté de conscience et d’expression. Autre contexte, Israël où la question des sanctions scientifiques à l’encontre de la Russie divise car elle fait écho à un mouvement qui appelle à boycotter l’Etat hébreu lui-même en raison de son occupation des territoires palestiniens.

Ces différentes positions ont toutefois été heurtées par la déclaration ostensiblement politique et radicale, publiée le 4 mars, par l’Union des recteurs de Russie qui témoigne un soutien exprès à Vladimir Poutine martelant, au passage, que la « formation de l’esprit patriotique des jeunes russes » constitue l’une des missions fondamentales des universités. Cette prise de position de la part des quelques 700 plus hauts dignitaires des institutions académiques russes a fait basculer certains récalcitrants au principe des sanctions, voyons plutôt : « la Russie a décidé de mettre un terme à huit années de confrontation entre l’Ukraine et le Donbass, de parvenir à la démilitarisation et à la dénazification de l’Ukraine et, ainsi, de se protéger de menaces militaires croissantes ». Rappelons que la veille de cette déclaration, la Douma (la chambre basse de l’Assemblée fédérale) avait voté un texte pénalisant la diffusion de fausses informations concernant « l’intervention militaire en Ukraine ». Le 22 mars, le ministre russe des Sciences et de l'Enseignement supérieur, Valery Falkov, a annoncé la suspension de l'utilisation des données et des index de publications internationaux par les scientifiques russes en leur interdisant toute participation à des conférences scientifiques à l’étranger tout en appelant à dénoncer « les professeurs qui violent les lois et les faits ». « La Russie doit se maintenir aux frontières de la science globale mais aussi agir en accord avec les intérêts de la nation », a expliqué le ministre. 

Les conséquences des sanctions sur la science russe, héritée du soviétisme 

Pour la population russe, les sanctions académiques seront probablement moins flagrantes que le bloc de sanctions économiques et financières. Pour autant, celles-ci n’en restent pas moins potentiellement dévastatrices à moyen et long-terme alors que, très affaiblie depuis la chute de l’URSS, la science russe était graduellement en train de regagner de l’influence

Situé au 47e rang seulement en 2020 des 132 pays les plus innovants selon le classement du Global innovation index réalisé par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (WIPO), Moscou n’a consacré qu’à peine 1% de son PIB à la R&D, en moyenne sur les dix dernières années. Par contraste, la Chine figure à la 12e place de l’indice d’innovation global, juste derrière la France. Classée 6e des 37 économies du groupe à revenu intermédiaire supérieur, la Fédération de Russie se situe au 32e rang des 39 pays européens en matière d’innovation. Par rapport à son PIB, sa performance dans le domaine de l’ESRI (enseignement supérieur, recherche et innovation) est inférieure à son potentiel de développement. Son rang correspond à celui d'une puissance scientifique assez moyenne. 

Par rapport aux autres économies d'Europe, toujours selon les données du WIPO, le pays affiche un niveau supérieur à la moyenne en termes de capital humain et de recherche fondamentale mais un niveau inférieur à la moyenne dans six des sept piliers qui déterminent l’indice global d’innovation, à savoir : la qualité des institutions, le niveau des infrastructures, le niveau de sophistication de l’environnement financier, l’écosystème de production de connaissances et celui des technologies et, enfin, l’indice de créativité. Selon le magazine Nature, les sanctions vont retarder voire empêcher des initiatives visant à diversifier la science russe, notamment le projet de station de recherche climatique internationale élaboré dans le Nord de la Sibérie à l’échéance 2023. Professeur associé de mathématiques dans le fameux Institut de physique et de technologie de Moscou, Andronick Arutyunov, coprésident du syndicat Université Solidarité a manifesté ouvertement son opposition à la guerre en dénonçant les conséquences de l’éviction quasi totale de la science russe des réseaux internationaux de l’ESRI.

Forte de sa tradition scientifique, la Russie formait jusque-là encore d’excellents chercheurs, essentiellement en mathématiques, et maintenait des poches de recherche d’excellence (physique, linguistique), en particulier grâce à des partenariats internationaux, européens. Selon la base de données de référence Web Of Science, plus de 90% des articles scientifiques « à fort impact », indicateurs d’excellence, publiés en 2021 par des scientifiques russes le sont en copublication internationale. L’Union européenne est le premier partenaire scientifique de la Russie et pèse pour un tiers des copublications de cette dernière, loin devant les Etats-Unis (22%) et la Chine (15%). Cette proportion atteint même les deux tiers si l’on s’en tient aux articles « à fort impact ». Il est donc probable que la rupture des partenariats académiques avec une majorité des pays de l’OCDE entraîne dans la durée l’anémie de la recherche russe, aggravée d’effets en cascade : nouvelle fuite des cerveaux, tarissement de l’innovation et de son impact économique, dégradation de la formation, etc. Qui plus est, à l’inverse des sanctions économiques (notamment pour ce qui concerne les matières premières), cette situation de dépendance n’est absolument pas réciproque. En effet, la Russie n’est que le huitième partenaire scientifique de l’Union européenne et représente moins de 2% de ses copublications internationales. 

Les carences de la gouvernance mondiale de la diplomatie scientifique

On l’a souligné, la diplomatie scientifique se réinvente aujourd’hui dans l’urgence de la guerre en Ukraine. Une de ses missions apparaît désormais d’essayer, autant que faire se peut, de défendre le principe selon lequel la science constitue un pilier de la démocratie comme la démocratie constitue un pilier de la science. Les sanctions scientifiques ciblées peuvent être un mal nécessaire. C’est pourquoi les acteurs de la diplomatie académique ont besoin de prendre le temps d’une réflexion globale, de débattre des moyens de ne pas étouffer la société civile russe (certains plaident même pour des sanctions ciblées et à plusieurs vitesses) afin de préserver des espaces de collaboration stratégiques pour bâtir l’avenir. La diplomatie scientifique a comme autre mandat d’assurer la défense des académiques en danger, ukrainiens comme russes dans le cas présent. A cet égard, il faut se féliciter des nombreuses et remarquables initiatives prises, en Europe comme ailleurs dans le monde, pour venir en aide aux universitaires et aux étudiants ukrainiens (cf. #ScienceForUkraine). 

Au niveau européen, les sanctions coordonnées de Bruxelles et des États membres mettent sur le devant de la scène une volonté d’Europe-puissance de la science et de l’enseignement supérieur. Ainsi, la Déclaration de Marseille relative à la coopération internationale en matière de recherche et d’innovation, publiée le 9 mars à la suite de la Conférence des ministres concernés de l’Union européenne, peut être qualifiée d’historique. Programmée de longue date dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne, cette initiative est venue se télescoper avec l’actualité de la guerre en Ukraine. En cela, les fondations posées par la Déclaration de Marseille pourraient constituer les prémices d’une stratégie de long terme

Sur le plan multilatéral, une coordination avec les acteurs historiques et scientifiques globaux que représentent le Conseil international des sciences (ISC) et l’UNESCO est devenue essentielle. Vénérables, ces institutions pourraient se mobiliser de manière encore plus énergique en constituant un Comité scientifique consultatif directement rattaché au secrétariat général de l’ONU. L’absence d’une telle structure fait désormais défaut à chaque grande crise géopolitique et/ou sanitaire. Enfin, la guerre en Ukraine pourrait préfigurer d’autres tragédies impliquant des acteurs nettement plus puissants sur le plan scientifique que la Fédération de Russie et dont nous sommes davantage dépendants. On songe ici évidemment à la République populaire de Chine. Il conviendrait de s’y préparer. 

Je tiens à remercier Pierre Lemonde (Institut Néel/CNRS) pour sa contribution à une première version, succincte, de ce texte ainsi que Vincent Fertey, Paul Louédin et Corinne Deloy pour leurs idées et leurs commentaires.

Photo : Russian Academy of Sciences architecture,Moscow, Russia. @ Vladimir Zhupanenko for Shutterstock

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