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14.03.2023

Guerres et paix : un dossier de recherche pour comprendre les guerres

Les casques Bleus de la MINUSMA, lors de l’opération militaire « FRELANA » pour protéger les civils et leurs biens. (crédits : MINUSMA / Harandane Dicko / Flickr)

Pourquoi les guerres ? Comment évoluent-elles ? Comment établir des paix durables ? Autant de questions fondamentales examinées dans Cogito, le magazine de la recherche de Sciences Po.

Devant les ravages inouïs provoqués par les guerres, la question du pourquoi de leurs origines ne cesse de se poser. Ouvrant ce dossier, cette interrogation philosophique prend corps dans l’analyse de différents types de conflits, réels ou potentiels : impérialisme, terrorisme et contre-terrorisme, menaces nucléaires. On s’y penche tout autant sur la justice internationale, les entreprises de pacification et les conditions de leur efficacité. Chaque contribution jette un éclairage sur la guerre menée par Poutine contre l’Ukraine. L’ambition de ce dossier vise à nous armer pour établir des paix durables, si ce n’est la paix universelle, imaginée par Kant selon lequel les démocraties ne se font pas la guerre.

En avant-goût, découvrez l'éditorial de Sergei Guriev, directeur de la formation et de la recherche à Sciences Po et chercheur au Département d’économie.

Des savoirs utiles sur les guerres et les paix

Dans son célèbre essai paru en 1939 « L’utilité des connaissances inutiles », Abraham Flexner, fondateur et directeur de l’Institute for Advanced Study de l’Université de Princeton, plaide pour une absence d’entraves à la création scientifique de « connaissances apparemment inutiles » qui, démontre-t-il, bénéficient significativement à l’humanité. Une doctrine qu’il s’est appliquée à lui-même : bien que personnellement engagé dans des projets très concrets (il a notamment joué un rôle clé dans la réforme des études médicales aux États-Unis), Abraham Flexner a consacré tous ses essais à des questions qui, à leur origine, pouvaient donner l’impression de ne pas pouvoir déboucher sur des applications directes.

Moins de guerres, mais toujours des guerres

Jusqu’à l’an dernier, conduire des recherches sur les guerres aurait pu sembler un travail « inutile ». De fait, après la Seconde Guerre mondiale, l’humanité – tout du moins sa partie occidentale – semblait être entrée dans l’ère d’une paix éternelle, notamment grâce à un système sophistiqué d’institutions internationales visant à éviter les conflits. Comme l’a documenté Stephen Pinker, le niveau de violence dans le monde a considérablement diminué. Dans mon propre travail, j’ai montré que c’est le cas même dans les régimes non démocratiques.

L’impression que la guerre devenait une espèce en voie d’extinction pouvait conduire à se demander pourquoi les chercheurs la choisissaient encore comme sujet de recherche. Leurs travaux étaient-ils motivés par une simple curiosité ? Seraient-ils « inutiles » sur un plan pratique ? Il n’en est rien puisque malgré la tendance séculaire à leur réduction, les conflits armés restent malheureusement très fréquents. Si l’Europe n’a pas connu de guerres interétatiques depuis 1945, le reste du monde n’a pas été épargné, y compris durant les dernières décennies. Ainsi, les études sur les négociations de paix, la justice transitionnelle, la protection et l’indemnisation des victimes de guerre, les opérations de maintien de la paix restent pertinentes. Elles le sont encore plus depuis que l’armée de Poutine a envahi l’Ukraine.

Cette guerre n’est pas seulement d’une guerre interétatique à grande échelle en Europe : le pays envahisseur est le dernier empire doté d’armes nucléaires et son armée est l’une des plus importantes au monde. Si l’on ne peut prédire l’issue de cette guerre , elle a déjà engendré d’atroces souffrances et continue de le faire. C’est pourquoi les articles qui constituent ce dossier sont non seulement utiles à long terme, mais ils le sont dès aujourd’hui pour comprendre cette guerre et ses conséquences.

« Pourquoi la guerre », une question philosophique ?

Ce dossier s’ouvre par un essai de Frédéric Gros sur la question fondamentale « pourquoi la guerre » ? Bien qu’elles existent depuis des milliers d’années, de mon point de vue d’économiste, rien ne les justifie. La guerre implique une destruction colossale de ressources précieuses. La victoire s’avère très incertaine – et le nombre de cas où les parties qui ont déclaré une guerre y ont beaucoup perdu est élevé.

Les économistes soutiennent que les guerres sont déclarées lorsque les parties sous-estiment la puissance militaire de l’adversaire. Poutine en est certainement un bon exemple. D’un autre côté, il est frappant que des guerres se produisent encore aujourd’hui, alors que l’information est devenue plus accessible et que les gains tirés de la victoire sont au mieux minimes tandis que leurs coûts restent élevés.

Frédéric Gros répond à cette question en partant d’une logique individuelle pour aller vers une logique de l’État. Alors que la guerre inflige des souffrances à l’immense majorité des individus impliqués, elle peut dispenser un avantage significatif à un État qui y trouve sa raison d’être. S’il y a guerre, il y a État. Seul un État peut déclarer une guerre. Une fois déclenchée, les citoyens ont besoin d’un État pour la gagner. Par conséquent, pour comprendre l’État, nous devons comprendre la relation entre les citoyens et l’État. Si l’État représente les intérêts des citoyens et seulement eux, les guerres devraient être très peu probables – d’où la fameuse hypothèse de « paix démocratique », telle que formulée par Kant dans son essai « Vers la paix perpétuelle » (1795) : les démocraties n’engagent pas de guerre contre d’autres démocraties.

Le contre-terrorisme : comment réussir à échouer systématiquement

Didier Bigo rappelle cependant que les démocraties se sont livrées à de nombreuses interventions militaires au cours des dernières décennies, poursuivant la plupart du temps la cause du contre-terrorisme. Il explique les raisons pour lesquelles les opérations antiterroristes sont si susceptibles de se produire, mais aussi d’échouer. Il documente le consensus parmi les chercheurs et les praticiens selon lequel le contre-terrorisme s’avère rarement efficace tant comme moyen de protection des civils, qu’en outil de politique étrangère. La raison en est que, par définition, le contre-terrorisme diffère de la guerre conventionnelle, notamment parce qu’il est difficile d’identifier l’ennemi.

Certaines formes d’agressions actionnées par Poutine dans la guerre contre l’Ukraine sont souvent comparées à des actes terroristes. Ses attaques barbares contre les villes et les infrastructures énergétiques relèvent en effet d’une stratégie terroriste plutôt que d’une stratégie militaire. Au début de la guerre, Poutine a également tenté de prendre le monde entier en otage en bloquant les exportations de céréales ukrainiennes. La recherche sur le contre-terrorisme démontre que l’Ukraine et l’Occident doivent donner la priorité (comme ils le font déjà) aux cibles militaires russes plutôt que de s’engager dans des opérations de type antiterroriste sur le territoire russe.

Les contributions suivantes, celles de Benoît Pelopidas et de Sabine Dullin, nous ramènent également à la guerre contre l’Ukraine.

Faire face aux vulnérabilités nucléaires

Benoît Pelopidas analyse la peur qui nous effraye le plus lorsqu’il est question de tenir tête à Poutine : celle d’une guerre nucléaire. Ses recherches montrent que l’opinion publique est très mal informée sur l’arsenal nucléaire mondial et les risques considérables non seulement d’en user, mais tout simplement d’en posséder : une faille, une erreur ne pouvant être exclue. Il discute de la relation complexe entre l’importance du débat public sur “l’option nucléaire”, la crédibilité d’être prêt à utiliser la dissuasion nucléaire et la confiance du public dans le nucléaire.

Un impérialisme révélé dans la guerre. La Russie à nu

Sabine Dullin évoque une deuxième dimension essentielle de cette guerre : la Russie est l’un des derniers empires (sinon le dernier), et la guerre de 2022 s’apparente à une guerre impériale contre l’indépendance d’une ancienne colonie. Cette invasion et l’incapacité de Poutine à gagner sa guerre déclenchent, en effet, un nouveau désir de décolonisation de la Russie.

Alors que la Russie est aujourd’hui bien moins vaste que l’empire tsariste ou soviétique, la Fédération russe comprend encore de nombreuses républiques « ethniques » qui peuvent vouloir opter pour une réelle autonomie ou une indépendance totale. La guerre a soudainement fait surface dans ce débat et, comme l’écrit Sabine Dullin, 2023 est déjà considérée par un certain nombre de citoyens autochtones de la Fédération de Russie comme “l’année de la décolonisation”.

Conflits armés : l’impact croissant du droit international

L’article d’Adam Baczko répond à une autre question soulevée par l’invasion de Poutine. Sa violation flagrante du droit international signifie-t-elle que le droit international n’existe pas ou qu’il n’a pas d’importance ? Au contraire, soutient-il, au cours des dernières décennies, le droit international est devenu de plus en plus important pour les agresseurs, de plus en plus conscients de son existence et investissant davantage d’efforts pour tenter de le contourner. C’est la preuve que le droit international a gagné en sophistication et est devenu de plus en plus contraignant. Adam Baczko discute également du rôle des médias sociaux qui rendent très difficile la dissimulation des violations du droit international.

De l’efficacité de la justice transitionnelle

Helena Alviar Garcia et Julie Saada examinent un autre aspect fondamental de la justice de guerre : celle qui vise à pacifier des sociétés déchirées par les conflits.

Helena Alviar Garcia étudie la justice transitionnelle pour les victimes de guerre qui ont été privées de leurs biens, y compris leurs maisons, voire de leurs terres. Elle expose et analyse les avantages et les lacunes des outils juridiques mis en place en vue de dédommager les victimes : entre les réparations physiques ou symboliques et la restitution des biens spoliés, le choix ne se présente pas.

Julie Saada de son côté questionne si un compromis est possible entre recherche de la vérité et celle de la justice dans le contexte des crimes de guerre. Pour découvrir la vérité, une amnistie s’impose-t-elle ? Cette dernière ne conduit-elle pas à renoncer à la justice ? Dans le monde d’aujourd’hui, cependant, et surtout dans le contexte de la guerre en Ukraine – la première guerre d’envergure à l’ère des médias sociaux – il est probable qu’il sera possible d’identifier des crimes individuels.

Une situation comparable au jugement de Nuremberg qui a démontré que ce type de procès permet d’obtenir justice tout en évitant la vengeance contre les sociétés dont sont issus les criminels. Une approche susceptible d’aider à réconcilier les nations après les guerres. C’est pourquoi vérité et justice sont non seulement compatibles : c’est leur conjugaison qui est souhaitable.

Le maintien de la paix par l’ONU : trois stratégies de terrain

Bien qu’il soit impossible de prédire quelle sera l’issue de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, il n’est pas improbable qu’une intervention des Casques bleus de l’ONU soit nécessaire. La contribution de Chiara Ruffa fournit une analyse riche en données sur l’histoire du maintien de la paix de l’ONU et soutient que, prises dans leur ensemble, les opérations de maintien de la paix ont été un succès dépassant ce que les conventions en attendaient.

Pour autant, la diversité et l’hétérogénéité croissantes des missions de maintien de la paix de l’ONU génèrent des difficultés de coopération entre des troupes de cultures différentes. Chiara Ruffa présente les trois stratégies qu’elle a identifiées sur le terrain comme utilisées par les soldats pour faire face à cette diversité. Elle en analyse l’impact et les facteurs clés de succès, le principal se trouvant dans la réponse à une quête de sens.

La signification de l’invasion de l’Ukraine par Poutine est très claire ; il n’y a pas d’ambiguïté sur où il y a du bien et du mal dans cette guerre. Ainsi les travaux des spécialistes des guerres et conflits – dont une sélection figure dans ce dossier – continuent d’être utiles. Il faut espérer qu’elles le deviendront de moins en moins.

Pour finir, il m’importe de signaler que ce dossier n’est qu’un aperçu des recherches sur les conflits conduites à Sciences Po par une trentaine de chercheurs et chercheuses et plus de vingt-cinq doctorantes et doctorants représentant toutes nos disciplines.