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« Pourquoi la guerre », une question philosophique ?

Cimetière national d'arlington. Washington DC. Domaine public.

Cimetière national d'arlington. Washington DC. Domaine public.

par Frédéric Gros

Pourquoi la guerre ? Frédéric Gros. Éditions Albin Michel, janvier 2023.

« Mais pourquoi la guerre ? », cette interrogation parait naïve, enfantine, bien sûr fondamentale mais rendue désuète par l’abyssale absence de réponse définitive. Dans le même ordre d’idées, on pourrait aussi demander « pourquoi la mort, le mal ou la violence ? ». La philosophie serait-elle destinée à ne se poser que des questions impossibles ? On doit reprendre la première impression : celle d’une question enfantine, fondamentale certes, essentielle, mais tellement naïve… Peut-être la philosophie est-elle cette discipline qui tâche de répondre aux questions des enfants — aussi énormes que sérieuses —, celles que les adultes esquivent, oublient. Grandir ne serait jamais que cesser de se poser les « grandes » questions et la philosophie cette discipline qui retient encore un peu la pensée dans l’étonnement de l’enfance.

On pourrait objecter que l’étude des causes, des racines, des facteurs explicatifs, des motivations des guerres est le propre des historiens — alors que la philosophie depuis sa fondation platonicienne aurait, elle, à se poser des questions d’essence : « qu’est-ce que la guerre ? ». En même temps les historiens cherchent à élucider des causes factuelles, des facteurs contingents, des motifs toujours circonstanciés propres à un conflit historiquement déterminé. On dira alors que les philosophes de leur côté s’attachent à révéler des causes plus générales, en tout cas métahistoriques. Nous tenterons ici, à partir de quelques références, d’esquisser et discuter une construction philosophique des « raisons » de la guerre.

Les guerres : une affaire de passions ?

La première thèse qui vient à l’esprit et qui déploie trois grandes causes de la violence, de la guerre, des conflits interindividuels, etc., est celle que présente Hobbes dans le chapitre XIII de son Léviathan(1)T. Hobbes,Leviathan, Dalloz, Paris, 1999, trans. F. Tricaud. Il s’agit alors pour lui d’analyser les trois grandes passions « naturelles » à l’origine de cet état malheureux, misérable dans lequel sont plongés les hommes tant qu’une autorité politique ne leur impose pas des lois communes — ce qu’il appelle « l’état de nature » caractérisé par « la guerre de tous contre tous ».

Première passion : la cupidité. Il faut entendre par là cette pulsion élémentaire : le désir d’objet, la rage d’arracher à l’autre ce dont je me vois privé et ce dont je le vois jouir, la volonté farouche de ramener à soi, la jalousie et l’envie comme souffrances de voir l’autre profiter de ce qui pourrait m’appartenir. Deuxième passion : la peur, excitée par le besoin de sécurité, animée par l’anticipation d’un mauvais coup toujours possible venant de l’autre. La méfiance est toujours présente parce que l’état de nature ne présente aucune garantie, et en cas de déconvenue la vraie coupable sera mon imprudence. Troisième passion : la gloire, le prestige, la vanité, c’est-à-dire toute cette quête de reconnaissance, cette volonté folle de briller, de paraitre, cette exigence terrible de prouver chaque fois sa supériorité sur les autres.

Ces trois passions représentent à chaque fois un état de trouble du désir selon trois dimensions : désir d’acquérir ce que l’autre a (cupidité) ; désir de conserver ce que j’ai (peur) ; désir de reconnaissance par tous (vanité). Et ce désir, Hobbes lui-même l’a défini dans le chapitre XI du Léviathan à la fois comme fondamental (« inclination générale de l’humanité ») et insatiable (« désir perpétuel et sans trêve […] qui ne cesse qu’à la mort »). Classiquement, on distingue bien en philosophie le « besoin » qu’a l’animal, et qui trouve mesure et satisfaction dans la consommation d’un objet adéquat, et ce « désir » qui hante l’humanité et dont l’objet est d’une part est fantasmatique — c’est-à-dire jamais à la mesure d’une satisfaction concrète — et d’autre part déclenche structurellement, entre les hommes, les hostilités. Le désir humain selon ses trois grandes déclinaisons serait donc à la racine des guerres.

Des passions individuelles aux raisons d’État

Mais en appeler aux les passions humaines, c’est peut-être aller trop vite, car on pourrait dire que finalement on ne trouve là qu’une analyse psychologique, et ce qui fait qu’une guerre se distingue d’un conflit, c’est qu’elle ne met pas en jeu des individus, mais des États. C’est la fameuse phrase de Rousseau : « La guerre n’est donc point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à État » (Du contrat social, I, IV). Or, la logique du raisonnement de Hobbes autorise précisément ce glissement de l’individu à l’État. Il s’attache, comme on a dit, à faire la peinture d’un homme « à l’état de nature ». Or les relations interétatiques — et ici on pourrait considérer que les thèses de Hobbes sont datées — même si la capacité de l’ONU à faire obstacle au déclenchement des guerres demeure limitée — sont comparables aux relations entre individus avant l’instauration d’une autorité politique qui règlemente autoritairement leurs rapports : les États, structurellement, sont en état de guerre perpétuelle. On peut donc facilement redécliner cette typologie en prenant les États comme sujets (elle se retrouve du reste dans les œuvres de Thucydide(2)Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, trad. J. de Romilly, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1990. et de Raymond Aron(3)Raymond Aron, Paix et guerre entre les Nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962, réédition 200). Pour ce qui est de la cupidité, on n’aurait pas de peine à montrer qu’une grande partie des guerres ont été motivées par une volonté de conquête ou de prédation, visant à s’emparer de territoires, de richesses naturelles, de matières premières. Mais les guerres ont, bien évidemment, pu aussi avoir comme racine la peur : le renforcement par un voisin de ses moyens militaires peut être vécu comme une menace et expliquer qu’on anticipe une attaque ressentie comme « hautement prévisible » (c’est le concept de guerre préventive, ou même « préemptive » quand l’agression est imminente). Enfin il est indéniable que, bien au-delà de ses bénéfices économiques ou sécuritaires, il existe un bénéfice purement symbolique des guerres : la gloire. Quel monarque européen ne s’est pas rêvé pendant l’âge classique comme « roi de guerre » pour reprendre l’expression de Joël Cornette(4)J. Cornette, Le roi de guerre, Paris, Payot, 1993, réédition 2021 ? Quel empereur, d’Alexandre à Bonaparte, n’a pas construit sa légende par les conquêtes militaires ? Le prestige apporté par la victoire, l’affirmation pure de sa supériorité sur ses voisins ont été, pendant la longue histoire des États, une motivation essentielle des dirigeants quand ils déclaraient la guerre.

On peut donc considérer comme pertinent le glissement du psychologique au politique. On pourrait établir entre l’État et la guerre un lien encore plus intime que considérer cette dernière comme un simple moyen d’assouvir de funestes passions. La guerre, en effet, donne à l’État sa consistance. Il faut aller au-delà de la simple position nominaliste qui consisterait à dire : seul un État peut faire la guerre parce qu’on pose, par définition, qu’on appellera « guerre » un conflit armé entre deux États — dans le cas de rapports d’hostilité entre les classes sociales, les sexes ou les générations, on ne parle de guerre qu’au sens métaphorique. Le passage à la limite c’est de dire : mais c’est la guerre aussi qui fait les États. Pas seulement parce que, par la guerre extérieure, il se délimite un territoire, ou, plus obscurément encore, il obtient un ordre intérieur. La guerre est un rapport à l’ennemi, lequel n’est pas tout à fait un adversaire, un concurrent ou un rival. L’ennemi est celui qui menace mon identité politique, qui met en question un ensemble constitué par des valeurs, un mode de vie, une culture. Mais en mettant en question cette identité, il la suscite aussi, il la convoque, la fait exister. On peut citer ici le vers du poète allemand Theodor Däubler : « l’ennemi est la figure de notre propre question ». C’est la même idée que Rousseau exprime aussi quand il dit : c’est la guerre seulement qui permet à l’État de se sentir exister(5)« Que l’état de guerre naît de l’état social », in Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 602. . Un État qu’est-ce que c’est ? Les murs d’un Parlement ? Une batterie de fonctionnaires ? Un territoire délimité par des frontières ? Un patrimoine culturel ? Par la guerre toutes ces dimensions éparses sont réunies en un seul faisceau, « mobilisées » par une seule tension : la défense ou l’affirmation de soi contre un ennemi.

Et s’il fallait chercher les racines dans la justice et l’histoire ?

Malgré sa puissance d’élucidation, il est sans doute possible, pour conclure, de compléter la trinité de Hobbes par une passion elle aussi génératrice de conflits et de guerres, je veux parler de la colère. Mais il ne faut pas entendre par colère une simple rage explosive, un déferlement pulsionnel. On peut revenir à la définition d’Aristote dans sa Rhétorique (livre II, 1378 b(6)Aristote, La Rhétorique, Version numérisée) quand il faisait de la colère un désir sombre (orexis meta lupês) de revanche, face à ce qu’on ressent comme une injustice à son encontre. Par là je voudrais introduire deux nouvelles dimensions importantes pour conclure cette esquisse à propos des « causes » de la guerre : la justice et l’histoire.

La justice d’abord, pour mentionner qu’une des raisons pour entrer en guerre est de souffrir d’une injustice (injuria), injustice que la guerre va servir à réparer et à punir. En effet si on prend au sérieux l’idée de « souveraineté » des États, elle implique l’absence d’une structure supranationale capable de juger les États (être souverain, c’est être son propre juge) — et on aura raison de souligner qu’il existe désormais, depuis quelques décennies, des instances de justice internationale. Dès lors, la guerre serait un moyen « normal » de régler un différend entre États quand il n’existe pas d’autre solution. On retrouve là une des caractérisations les plus classiques de la guerre, du dictionnaire de Trévoux(7)Dictionnaire universel françois et latin, vulgairement appelé Dictionnaire de Trévoux ,Compagnie des libraires associés,  1771 (« Guerre : différend, querelle entre les États ou des princes souverains, qui ne peut se terminer par la justice, et qu’on ne vide que par la force, par la voie des armes ») à Kant (« Le droit à la guerre [de déclencher les hostilités] est la manière licite pour un État de défendre au moyen de ses propres forces son droit contre un autre État »(8)Emmanuel Kant, Doctrine du droit, II, § 56, trad. J. et O. Masson, in Œuvres philosophiques III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, p. 619.). La grande cause des guerres tiendrait à l’impossibilité d’une justice internationale en raison de la nature souveraine des États. Les guerres substitueraient à l’institution impossible d’un procès l’instauration d’un rapport de forces afin de déterminer de quel côté est le « droit ». Cette conception classique a cependant fini par apparaitre choquante, parce qu’elle accepte l’idée d’un « droit du plus fort » et parce que la « normalité » des guerres nous est devenue insupportable — le « progrès » des techniques de destruction les faisant toujours plus ressembler à des massacres informes.

Mais quand je parle de colère je fais aussi référence à des causes « historiques » de la guerre, au sens où il s’agirait aussi, par la guerre — et là on rejoint la définition aristotélicienne de la colère —, de se venger de sa propre histoire, c’est-à-dire de prendre revanche sur les humiliations passées, dépasser les rancœurs anciennes et finalement tenter, par elle, de réécrire son histoire. C’est une cause de guerre que la philosophie a tendance à oublier car, quand elle réfléchit le rapport entre guerre et histoire, elle le place spontanément dans une perspective dialectique et tragique telle que proposée par Hegel(9)Friedrich Hegel, La raison dans l’histoire. Introduction aux leçons sur la philosophie de l’histoire du monde, trad. L. Gallois, Paris, Seuil, 2011. pour montrer que les guerres ont pu être le moteur de l’histoire, ce qui la fait accoucher dans des souffrances atroces. Mais notre XXIe siècle parvient de moins en moins à croire au progrès, il a même à se reconfigurer dans l’horizon de la catastrophe. Et c’est l’extinction de la lumière aveuglante du progrès qui fait apparaitre cette nouvelle donne : les guerres nouvelles ne se font plus pour l’histoire, mais contre elle, c’est-à-dire comme effort désespéré et fou pour la renverser, l’inverser, l’amender, la retourner.

Or, l’amertume est une passion triste et ce sont toujours les passions tristes, comme la cupidité, la peur et la vanité, qui fomentent les guerres.

Chercheur au Centre de recherches (CEVIPOF), Frédéric Gros est docteur en philosophie. Ses recherches portent sur la philosophie française contemporaine et particulièrement la pensée de Michel Foucault dont il a édité plusieurs cours au Collège de France. Il étudie les fondements du droit de punir ; les problématiques de la guerre et de la sécurité ; l’éthique du sujet politique (à travers notamment le problème obéir/désobéir). Voir ses publications.

 

Notes

Notes
1 T. Hobbes,Leviathan, Dalloz, Paris, 1999, trans. F. Tricaud
2 Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, trad. J. de Romilly, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1990.
3 Raymond Aron, Paix et guerre entre les Nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962, réédition 200
4 J. Cornette, Le roi de guerre, Paris, Payot, 1993, réédition 2021
5 « Que l’état de guerre naît de l’état social », in Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 602.
6 Aristote, La Rhétorique, Version numérisée
7 Dictionnaire universel françois et latin, vulgairement appelé Dictionnaire de Trévoux ,Compagnie des libraires associés,  1771
8 Emmanuel Kant, Doctrine du droit, II, § 56, trad. J. et O. Masson, in Œuvres philosophiques III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, p. 619.
9 Friedrich Hegel, La raison dans l’histoire. Introduction aux leçons sur la philosophie de l’histoire du monde, trad. L. Gallois, Paris, Seuil, 2011.