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Conflits armés : l’impact croissant du droit international

Taliban insurgents turn themselves in to Afghan National Security Forces at a forward operating base in Puza-i-Eshan -a. Crédits : isafmedia, via Flickr, CC BY 2.0

Taliban insurgents turn themselves in to Afghan National Security Forces at a forward operating base in Puza-i-Eshan -a. Crédits : isafmedia-OTAN, via Flickr, CC BY 2.0

par Adam Baczko

Contrairement à la perception commune des guerres comme des espaces de non-droit, les normes internationales influent sur les pratiques des belligérants. Si les poursuites menées par les juridictions internationales, à commencer par la Cour pénale internationale, ont des résultats souvent mitigés, leurs actions, de concert avec celle des Nations Unies, des ONG et des médias, ont des répercussions sur la conduite des guerres contemporaines(1)Élisabeth Claverie, “Mettre en cause la légitimité de la violence d’État. La justice pénale internationale comme institution, comme dispositif et comme scène” [Questioning the legitimacy of state violence. International criminal justice as an institution, a tool, and a stage], Quaderni 78, 2012, p. 67-83..

S’investir dans le droit pour se protéger

General Debate, 3 décembre 2019 | © Coalition for the International Criminal Court

General Debate, 3 décembre 2019 | © Coalition for the International Criminal Court

Ce constat est d’autant plus notable que les États garants de la stabilité du système international, comme membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, sont les premiers à s’affranchir du droit international humanitaire lorsqu’ils sont parties prenantes dans un conflit. Il en va ainsi des États-Unis en Afghanistan et en Irak, ou de la Russie en Tchétchénie, en Syrie ou en Ukraine(2)Philip Alston, Report of the Special Rapporteur on Extrajudicial, Summary or Arbitrary Executions. Study on Targeted Killings, Geneva, United Nations Human Rights Council, 2010; Amrit Singh, Globalizing Torture. CIA Secret Detention and Extraordinary Rendition, New York, Open Society, 2013; Anne Le Huérou, Aude Merlin, Amandine Regamey and Elisabeth Sieca Kozlowski (ed.), Chechnya at War and Beyond, London, Routledge, 2014.. Pour autant, la prégnance des normes internationales est telle que l’armée américaine a mis en place des dispositifs pour contourner ces contraintes juridiques, via notamment le recrutement de juristes de l’armée chargés d’évaluer le risque de faire des victimes civiles dans l’optique d’évaluer le risque de victimes civiles causées par des frappes de drones(3)Craig Jones, The War Lawyers: The United States, Israel, and Juridical Warfare, Oxford, Oxford University Press, 2020.. De son côté, l’armée israélienne a créé un département juridique pour limiter les conséquences des violations du droit international par ses soldats. Le directeur de Forensic Architecture, Eyal Weizman, rapporte ainsi que ces juristes de Tsahal, qui se nomment eux-mêmes « anarchistes contre le droit »(4)L’expression « les anarchistes contre le droit » détourne le nom d’un des groupes de militants qui s’opposaient à la construction du mur de séparation en Israël, « les anarchistes contre le mur »., s’inspirent des Critical Legal Studies développées dans le contexte du mouvement des droits civiques des années 1970 aux États-Unis, afin de transformer à terme la jurisprudence internationale(5)Eyal Weizman, The Least of All Possible Evils: Humanitarian Violence from Arendt to Gaza, New York, Verso Books, 2011. In 2005, Lisa Hajjar had already shown that “the [Israeli] system of military courts has also provided a framework for the deployment of legal strategies and the development of legal discourses to address conflict.” Lisa Hajjar, Courting Conflict: The Israeli Military Court System in the West Bank and Gaza, Berkeley, University of California Press, 2005, p. 2‑3..

Des mouvements armés conscients de la force du droit

Les mouvements armés non étatiques s’adaptent également aux normes internationales. Ainsi, dans leur lutte contre l’intervention occidentale en Afghanistan entre 2001 et 2021, les Taliban, un mouvement pourtant mis au ban de la communauté internationale, ont pris en compte le droit international et dialogué avec le Comité international de la Croix-Rouge et le département des droits de l’Homme des Nations Unies. Sans reconnaitre formellement le droit humanitaire international ou la Déclaration universelle des droits de l’Homme, le mouvement Taliban reprenait régulièrement leur vocabulaire et leurs principes en les adossant au droit islamique. Il collaborait régulièrement avec les Nations Unies dans le décompte des victimes civiles et dans les enquêtes visant à attribuer la responsabilité de ces violences(6)Adam Baczko, La guerre par le droit. Les tribunaux Taliban en Afghanistan, CNRS Editions, 2021, p. 220-221.. Dans le cas de la Sierra Leone et du Libéria des années 1990(7)Mariane Ferme and Daniel Hoffman, “Combattants irréguliers et discours international des droits de l’homme dans les guerres civiles africaines. Le cas des “chasseurs » sierra-léonais”, Politique africaine 88 (4), 2002, p. 27-48; Daniel Hoffman, “The Civilian Target in Sierra Leone and Liberia: Political Power, Military Strategy, and Humanitarian Intervention”, African Affairs 103 (411), 2004, p. 211‑226., les politistes, Mariane Ferme et Daniel Hoffman ont montré cette même adaptation des pratiques combattantes aux interventions internationales. De même, le Parti de l’union démocratique kurde (PYD) déploie des efforts considérables pour se faire reconnaitre comme l’autorité légale de facto dans le nord-est de la Syrie et affirme son respect des droits des femmes et des minorités dans tous ses documents officiels. À la suite d’un rapport d’Human Rights Watch sur son administration qui dénonçait certains abus, le PYD a répondu par une lettre officielle remerciant l’ONG pour son enquête, réfutant plusieurs critiques et justifiant certains des manquements par le contexte politique(8)« The Democratic Self-Rule Administration’s Response to the Report of Human Rights Watch Organization »,. Voir également les échanges préalables à la publication du rapport qui montrent la même volonté de se présenter comme respectueux des droits de la personne. Human Rights Watch, Under Kurdish Rule: Abuses in PYD-run Enclaves of Syria, New York, 2014, p. 95‑107..

Les stratégies de transgressions des normes internationales

Les stratégies de transgression du droit humanitaire international révèlent en creux l’importance de celui-ci. Ainsi, lors de la guerre civile syrienne, l’attention internationale s’est focalisée sur les dizaines d’attaques chimiques du régime, mais leur caractère meurtrier s’est avéré limité en comparaison des bombardements conventionnels et du largage par hélicoptère de barils remplis d’explosifs sur des objectifs civils(9)Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay, Syrie… op. cit ;  Leïla Vignal, War-Torn: The Unmaking of Syria, 2011-2021, Oxford, Oxford University Press, 2021.. L’emploi d’armes chimiques par le régime ne correspondait pas tant à des objectifs tactiques qu’à démontrer l’impuissance des pays occidentaux et faire entendre aux Syriens qu’ils n’avaient d’autre alternative que de se soumettre ou s’exiler.

Le chef des Maï-Maï Sheka se rend 26 juillet 2017 - à la MONUSCO. Photo MONUSCO.

Le chef des Maï-Maï Sheka se rend 26 juillet 2017 – à la MONUSCO. Photo MONUSCO.

Dans ce cas, l’emploi des armes chimiques comme message s’appuie bien sur leur interdiction. De manière similaire, en août 2010, les miliciens des maï-mai Sheka (groupe armé congolais) commettent 387 viols pendant trois jours dans le village de Luvungi, à l’est de la République démocratique du Congo. Comme l’explique Séverine Autesserre, professeure à l’Université de Columbia : « Sheka a ordonné à ses soldats de violer systématiquement les femmes, au lieu de se contenter de piller et de frapper les gens comme d’habitude, car il voulait attirer l’attention sur son groupe armé et être invité à la table des négociations. Il savait que la violence sexuelle était le meilleur moyen d’atteindre cet objectif, car cela attirerait l’attention de la communauté internationale, et divers États et organisations de défense des droits de la personne feraient pression sur le gouvernement congolais pour qu’il négocie avec lui — et c’est exactement ce qui s’est passé »(10)Séverine Autesserre, « Dangerous Tales: Dominant Narratives on the Congo and their Unintended Consequences », African Affairs, vol. 111, no 443, 2012, p. 217.. Même l’État islamique, un des rares mouvements qui rejette en bloc l’ordre international, confirme la prégnance de ces normes à travers les infractions que ses militants publicisent pour marquer leur rupture vis-à-vis de ces dernières (non-reconnaissance des frontières internationales, égorgement de prisonniers, mise en esclavage des femmes).

La difficile distinction entre combattants et civils

Cette relation des belligérants aux normes internationales se retrouve en particulier dans les luttes autour de la distinction entre civils et combattants, qui constitue un principe cardinal des juridictions pénales internationales. Ce distinguo est essentiel dans la qualification juridique des crimes et, plus largement, dans la perception publique des belligérants par les audiences locales et internationales. Pour autant, les procédures pénales internationales, à commencer par celles concernant l’ex-Yougoslavie et la République démocratique du Congo, ont révélé la difficulté pour les juridictions internationales de déterminer le caractère civil ou combattant de certaines personnes(11)Élisabeth Claverie, « Questions de qualifications: Un mufti bosnien devant le TPIY », Terrain 51, 2008, p. 78-93 ; Élisabeth Claverie, « Vivre dans le « combattantisme »: Parcours d’un chef de milice en Ituri (République démocratique du Congo) », Terrain 65, 2015, p. 159-181 ; Jakšić Milena, « Trouver l’enfant soldat », Terrain, 2019..

Taliban, Creative Commons CC0.

Taliban. Creative Commons CC0.

La qualification du statut des personnes fait également l’objet de luttes entre les belligérants en raison des effets contraignants des normes internationales sur la protection des civils ou au traitement des combattants capturés. Ainsi les membres du bureau des droits de l’Homme des Nations Unies en Afghanistan étaient-ils en discussion constante avec les Taliban et les militaires américains pour déterminer le statut combattant des cibles des violences, et notamment les policiers(12)Adam Baczko, La guerre par le droit… op. cit..

Le rôle croissant des réseaux sociaux

Ainsi le droit international s’est-il imposé comme un enjeu incontournable pour tous les belligérants. Des forces armées des grandes puissances aux mouvements insurrectionnels, tous sont conscients que la guerre est aussi informationnelle et que l’issue du conflit armé se joue devant et selon une audience et des instances internationales, dont les limitations bien réelles ne doivent pas en dissimuler les effets. La guerre actuelle en Ukraine, où les crimes perpétrés par les combattants russes et ukrainiens, dont les dénonciations deviennent immédiatement virales via sur les réseaux sociaux, montre bien que si les institutions internationales sont impuissantes à empêcher les atrocités, elles ont réussi à en faire un enjeu déterminant dans la conduite de la guerre et dans sa résolution future.

Adam Baczko est chargé de recherche CNRS au Centre de recherches internationales. Il mène des recherches sur la formation d’institutions juridiques par les mouvements armés et les opérateurs internationaux dans des contextes de conflits armés, avec une attention particulière portée à l’Afghanistan et la Syrie. Voir toutes ses publications.

Notes

Notes
1 Élisabeth Claverie, “Mettre en cause la légitimité de la violence d’État. La justice pénale internationale comme institution, comme dispositif et comme scène” [Questioning the legitimacy of state violence. International criminal justice as an institution, a tool, and a stage], Quaderni 78, 2012, p. 67-83.
2 Philip Alston, Report of the Special Rapporteur on Extrajudicial, Summary or Arbitrary Executions. Study on Targeted Killings, Geneva, United Nations Human Rights Council, 2010; Amrit Singh, Globalizing Torture. CIA Secret Detention and Extraordinary Rendition, New York, Open Society, 2013; Anne Le Huérou, Aude Merlin, Amandine Regamey and Elisabeth Sieca Kozlowski (ed.), Chechnya at War and Beyond, London, Routledge, 2014.
3 Craig Jones, The War Lawyers: The United States, Israel, and Juridical Warfare, Oxford, Oxford University Press, 2020.
4 L’expression « les anarchistes contre le droit » détourne le nom d’un des groupes de militants qui s’opposaient à la construction du mur de séparation en Israël, « les anarchistes contre le mur ».
5 Eyal Weizman, The Least of All Possible Evils: Humanitarian Violence from Arendt to Gaza, New York, Verso Books, 2011. In 2005, Lisa Hajjar had already shown that “the [Israeli] system of military courts has also provided a framework for the deployment of legal strategies and the development of legal discourses to address conflict.” Lisa Hajjar, Courting Conflict: The Israeli Military Court System in the West Bank and Gaza, Berkeley, University of California Press, 2005, p. 2‑3.
6 Adam Baczko, La guerre par le droit. Les tribunaux Taliban en Afghanistan, CNRS Editions, 2021, p. 220-221.
7 Mariane Ferme and Daniel Hoffman, “Combattants irréguliers et discours international des droits de l’homme dans les guerres civiles africaines. Le cas des “chasseurs » sierra-léonais”, Politique africaine 88 (4), 2002, p. 27-48; Daniel Hoffman, “The Civilian Target in Sierra Leone and Liberia: Political Power, Military Strategy, and Humanitarian Intervention”, African Affairs 103 (411), 2004, p. 211‑226.
8 « The Democratic Self-Rule Administration’s Response to the Report of Human Rights Watch Organization »,. Voir également les échanges préalables à la publication du rapport qui montrent la même volonté de se présenter comme respectueux des droits de la personne. Human Rights Watch, Under Kurdish Rule: Abuses in PYD-run Enclaves of Syria, New York, 2014, p. 95‑107.
9 Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay, Syrie… op. cit ;  Leïla Vignal, War-Torn: The Unmaking of Syria, 2011-2021, Oxford, Oxford University Press, 2021.
10 Séverine Autesserre, « Dangerous Tales: Dominant Narratives on the Congo and their Unintended Consequences », African Affairs, vol. 111, no 443, 2012, p. 217.
11 Élisabeth Claverie, « Questions de qualifications: Un mufti bosnien devant le TPIY », Terrain 51, 2008, p. 78-93 ; Élisabeth Claverie, « Vivre dans le « combattantisme »: Parcours d’un chef de milice en Ituri (République démocratique du Congo) », Terrain 65, 2015, p. 159-181 ; Jakšić Milena, « Trouver l’enfant soldat », Terrain, 2019.
12 Adam Baczko, La guerre par le droit… op. cit.