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Justice transitionnelle et propriété : des liens inextricables

Signature de l'accord de paix entre le gouvernement colombien et les FARC, le 26 septembre 2016 à La Havane. Credits : Gobierno de Chile CC BY 2.0, via Wikipedia

Signature de l'accord de paix entre le gouvernement colombien et les FARC, le 26 septembre 2016 à La Havane. Credits : Gobierno de Chile CC BY 2.0, via Wikipedia

par Helena Alviar Garcia

« L’accord conclu entre le gouvernement de l’apartheid et l’A.N.C., dirigé par Nelson Mandela, a notamment permis que le transfert de pouvoir s’effectue pacifiquement, démentant ceux qui prédisaient une guerre civile et valant à M. Mandela d’être qualifié de pacificateur visionnaire. Pour autant, de nombreux Sud-Africains considèrent aujourd’hui que les conditions de cet accord relèvent de conditions à la Pyrrhus : si la majorité noire a été autorisée à contrôler la politique, une grande partie des ressources économiques du pays, y compris la terre, est restée entre les mains des blancs et d’autres élites extrêmement minoritaires(Onishi N, Gebrekidan S. “They eat money”: how Mandela’s political heirs grow rich off corruption. New York Times, April 16. 2018.).

« Il n’y a rien de ce que nous négocions (dans le processus de paix) qui devrait inquiéter les investisseurs étrangers ou locaux… Nos institutions politiques, notre modèle économique ou la propriété privée n’en seront affectées. Personne ne sera exproprié. » («  Santos dice a inversionistas que Colombia no es “castrochavista.” El Colombiano, Sept. 22. 2014)

Ces citations mettent à nu la tension sous-jacente aux processus de paix et soulèvent une question fondamentale : la répartition des richesses doit-elle ou non être prise en compte lors des négociations de justice transitionnelle ? Si oui, comment ? Cette question est d’autant plus capitale qu’elle est la plupart du temps ignorée. Or, elle n’est pas sans conséquence.

Taiz Yemen - 22 Aug 2016 : A child from Taiz City sits on the ruins of his ruined home because of the war on city-Yemen.

Taiz Yemen – 22 Aug 2016 : A child from Taiz City sits on the ruins of his ruined home because of the war on city-Yemen. © 2003-2023 Shutterstock

Dans cet article, je me penche sur cette tension, en commençant par analyser les réparations et les critiques qu’elles suscitent. J’expose ensuite une deuxième modalité de la justice transitionnelle : celle qui consiste à restituer aux victimes les biens dont elles ont été spoliées à l’occasion des conflits. Après avoir dressé les différents contextes dans lesquels les restitutions sont envisagées, j’examine les principes encadrant les questions de propriété dans le cadre d’une justice transitionnelle. Pour finir, j’expose les arguments qui ont fondé les critiques envers les restitutions et en particulier la façon dont elles ont été pensées.
Interroger la propriété et la justice transitionnelle doit s’appuyer sur une première analyse du désir partagé par la plupart des membres d’une société de surmonter ses conflits. en indemnisant les victimes pour les préjudices subis lors d’un conflit. Cette démarche consiste à combiner une justice envers les préjudiciés, à parvenir à une réconciliation tout en reconstruisant la nation. Les réparations peuvent prendre la forme d’une indemnisation monétaire, d’une restitution de propriété, mais elles peuvent aussi aller au-delà et inclure des actes symboliques de pardon ou des monuments aux victimes.

Réparations : une notion extensive

Si les réparations ont été initialement mises en place suite à des guerres entre nations, son champ d’application s’est depuis élargi pour inclure une variété de dommages : les violations des droits de l’homme au cours de conflits internes et les dommages causés par une dictature, un régime autoritaire, le colonialisme européen, l’impérialisme américain ou l’héritage de l’esclavage.
À l’extension du type de préjudices concernés, une variété de réparations ont émergé, se différenciant par leurs formes et par leurs objectifs. D’un point de vue formel, elles peuvent être symboliques ou matérielles et leur distribution, individuelle ou collective. Lorsqu’elles sont symboliques, elles peuvent prendre la forme de statues, de rues débaptisées ou encore d’excuses prononcées en public ou en privé.
De leur côté, les réparations matérielles peuvent prendre la forme d’argent, de pensions, d’accès à des ressources telles que la terre, le logement, la santé, l’éducation ou encore la restitution des biens délaissés ou perdus.

Réparations : des pratiques contestées

Les réparations ont été critiquées tant par des sympathisants de droite que de gauche. Pour ses contradicteurs marqués à droite, l’octroi de réparations pourrait conduire à une remise en cause des droits de propriété existants, laquelle se traduirait par une perte de confiance envers un système juridique devenu moins stable et sûr.. Beaucoup ont également signalé l’impossibilité pour les pays pauvres de disposer des ressources nécessaires pour faire face aux ravages constatés. À l’autre extrémité du spectre politique, des universitaires et militants de gauche pointent le risque que la sélection des victimes soit imprégnée de préjugés ; ils contestent également l’arbitraire des périodes retenues et l’insignifiance de l’effet distributif entrainé par les réparations.

Les restitutions : vers un retour à l’avant

De leur côté, les restitutions visent à répondre au sort des réfugiés déplacés par une guerre ou un conflit interne. Un moment clé a été l’accord-cadre général pour la paix (GFAP) de 1995 qui a mis fin au conflit en Bosnie-Herzégovine. Cet accord a permis aux réfugiés de revenir et de réacquérir les biens qu’ils avaient abandonnés.

Syria - October 2017: Syrian refugees in the Syrian border region are struggling to survive in cold weather conditions. © 2003-2023 Shutterstock

Syria – October 2017: Syrian refugees in the Syrian border region are struggling to survive in cold weather conditions. © 2003-2023 Shutterstock

À ce jour, le cadre juridique international s’appuie sur les Principes directeurs de 1998 au déplacement de personnes à l’intérieur de leur pays, et les Principes des Nations Unies de 2005 sur la restitution des logements et des biens pour les réfugiés et les personnes déplacées, connus sous le nom de principes de Pinheiro, tous deux établis sous l’égide de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). Elles privilégient les droits des personnes déplacées et envisagent de revenir à la répartition des biens d’avant conflit.
Le principe de la restitution va au-delà de l’objectif de remédier aux dommages de la guerre. Son objectif est plutôt de revenir — autant que faire se peut — à la situation antérieure au conflit. Les restitutions prennent, dès lors, à leur compte les droits de propriété. Dans certains cas, elles sont accompagnées d’un appel à une cohabitation pacifique entre « ethnies ». Les arguments en faveur de ce principe sont qu’il vise à réparer la prise de propriété illégitime (comme à l’occasion de colonisations) ; il vise à instaurer un droit de retour ; à remédier à la dépossession et au déplacement de personnes lors de conflit interne ou externe. Au-delà de la punition des auteurs par le droit pénal, il vise aussi à proposer des réparations, telles que la restitution de biens ou la construction de monuments.
Outre les justifications économiques, sociales et politiques en faveur de la restitution, deux arguments touchent aux droits. Le premier argument associe la restitution avec le droit des réfugiés de retourner dans les lieux dont ils ont été expulsés. Un deuxième argument est que la restitution représente une mesure corrective à privilégier lorsque le droit à la jouissance de sa propre propriété ou le droit à un logement convenable n’ont pas été assurés pendant les périodes de conflit. La restitution est également vue comme un moyen de ne pas concentrer la justice transitionnelle sur l’unique responsabilité pénale.
Ces vingt dernières années, de nombreux pays ont mis en place des programmes de restitution, dans différents cadres institutionnels. C’est, par exemple, le cas en Irak et au Kosovo où des commissions des revendications foncières ad hoc sont chargées de résoudre ce type de litige. Dans certains pays — la Colombie en est un bon exemple — c’est par le renforcement du système judiciaire existant que ces questions sont abordées. Dans d’autres pays encore, c’est par le droit coutumier que les conflits sont résolus.

Les restitutions : un impact limité

KYIV, UKRAINE, APRIL 15, 2022: After bombing. Russian aggression. War in Ukraine. People near dwelling house destroyed by russian shell on March 14, 2022

KYIV, UKRAINE, APRIL 15, 2022: After bombing. Russian aggression. War in Ukraine. People near dwelling house destroyed by russian shell on March 14, 2022. 2003-2023 Shutterstock

Le principe de la restitution peut être critiqué à plusieurs titres. Il s’agit notamment de déterminer quelles sont ses ambitions et quels sont ses résultats. De fait, privilégier les droits des personnes déplacées peut augmenter les tensions entre ceux qui veulent rentrer et ceux qui se sont installés dans leur logement en bonne foi. Qu’il s’agisse de restitutions ambitieuses visant à rendre l’entière propriété ou d’options plus modestes basées sur le droit au retour, les restitutions sont confrontées à des défis considérables pour leur mise en œuvre qui nécessitent des institutions adéquates.
Par ailleurs, la restitution n’est qu’une réparation partielle. Dans de nombreux cas, elle devrait être accompagnée de mesures complémentaires : reconstruction des logements ; rétablissement de la productivité des terres ; accès à l’éducation, à la santé et aux services sociaux ;amélioration des infrastructures et des communications, assistance technique agricole.
En outre, les pays qui ont mis l’accent sur la restitution plutôt que sur l’indemnisation monétaire, comme la Bosnie, n’ont pas obtenu les résultats escomptés : de nombreux bénéficiaires, ne souhaitant pas rentrer, lui ont préféré l’indemnisation.
D’autre part, nombreux sont ceux qui ont soutenu qu’une restitution centrée sur le retour à la situation préconflit ne permet pas de traiter les causes profondes des inégalités à l’origine des conflits. D’autres ont argué que les efforts de restitution n’ont pas été équitables en défavorisant les groupes vulnérables tels que les femmes, les populations autochtones ou les personnes d’ascendance africaine. Il est également souligné que les plans de développement économique, étant basés sur la croissance tirée par les exportations et l’agro-industrie, réduisent souvent la portée et l’étendue de la restitution

Ces diverses critiques montrent bien à quel point les questions de la réparation et de la restitution sont liées à celles de la répartition des richesses et des biens.
Helena Alviar Garcia, professeur à l’École de droit, consacre ses recherches aux liens entre le droit et le développement. Elle s’intéresse notamment au droit de la propriété, aux droits sociaux et économiques, au féminisme et à la justice transitionnelle. Elle est également cofondatrice de Dejusticia, l’une des principales ONG de défense des droits humains dans les pays du Sud. Elle est également membre de l’Institute for Global Law and Policy (IGLP) à la Harvard Law School.