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03.10.2024

Littérature : Jakuta Alikavazovic, nouvelle écrivaine en résidence de Sciences Po

La chaire d’écrivain en résidence de Sciences Po accueille Jakuta Alikavazovic pour le semestre d’automne 2024. Le passage de relais avec son prédécesseur, Yannick Haenel, a eu lieu le 10 septembre. > Revoir le passage de relais en replay.

Romancière, essayiste, traductrice, chroniqueuse : découvrez celle qui a appris depuis longtemps à “perdre l’illusion de la norme” au profit de la nuance.

Jakuta Alikavazovic aux côtés de Yannick Haenel lors du passage de relais, septembre 2024. (crédits : Sciences Po)

Une leçon inaugurale sur “Le monde et ses miroirs”

Marche doucement, car tu marches sur mes rêves”, écrivait le poète irlandais William Butler Yeats. Jakuta Alikavazovic confie au podcast “Bookmakers” d’ARTE Radio que le son du réel qui correspond le mieux à son univers littéraire est celui de “quelqu’un qui marche sur un miroir”, le faisant craquer. Sans surprise, les miroirs et la question des relations entre réel et fiction ont été au centre de son propos inaugural.

10 septembre 2024

Le monde et ses miroirs

Il y a quelques années, je me suis fait la réflexion, presque par accident, que je ne devais mon Français à personne. J’en ai été la première surprise. Parfois, on met des années à voir l’évidence. Je suis née dans ce pays, dans cette ville ; pour autant, je ne suis pas née dans cette langue. La langue que j’écris est une langue qui ne m’a été ni donnée, ni transmise. D’une façon très profonde, singulière, je ne la dois à personne – pas à des gens de chair et de sang, je veux dire ; pas à des bras, pas à des corps aimants. Alors qu’elle est tout pour moi aujourd’hui, alors qu’elle est mes yeux, ma voix, je n’ai à elle aucune familiarité. Pour le dire autrement : en français j’ai été élevée par les livres comme d’autres enfants, en d’autres temps et en d’autres lieux, ont été élevés par des loups.

L’un des livres qui m’ont élevée, dans lesquels j’ai grandi, c’est Le Rouge et le Noir, de Stendhal – le milieu qu’il décrivait, sa société, ses enjeux, m’étaient aussi étrangers qu’une forêt profonde, mais voilà, c’est cela la langue et c’est cela la littérature : un rapport à la différence. Et il se trouve que c’est dans Le Rouge et le noir que Stendhal donne cette définition très connue du roman dont je voudrais vous dire quelques mots aujourd’hui. « Le roman c’est un miroir que l’on promène au bord du chemin ». 

C’est une phrase à laquelle je pense, presque malgré moi. Je la retrouve griffonnée en marge de certaines pages de carnets, sur la page de garde de certains livres. J’y pense et j’y repense et c’est une phrase par rapport à laquelle l’écrivain, l’écrivaine que je suis s’est définie. Et je me suis définie autant par l’attrait que cette phrase exerce sur moi que par l’insatisfaction qu’elle a toujours suscitée. J’étais jeune et je n’étais pas sûre d’être d’accord avec Stendhal. 

Je le savais, qu’il fallait montrer les choses, les décrire telles qu’elles étaient – que le roman c’était cela, c’était un rapport au réel ; ce réel dont on pense trop souvent qu’il est synonyme de vérité. Je le savais, que sans montrer, sans dire, il n’y a pas de littérature. Je ne croyais pas qu’il fallait taire, je ne croyais pas non plus qu’il fallait enjoliver – malgré tout, quelque chose manquait à mes yeux (mais pas vraiment à mes yeux : à mon cœur, à mes tripes) dans cette histoire de miroir et de promenade. 

J’y voyais quelque chose d’une borne. D’une limitation. Et celle-ci ne me convenait pas. Alors le monde ne serait que ce qu’il est ? Et écrire les choses telles qu’elles sont suffirait ? Ne nous méprenons pas ; c’est une digne, une vaste tâche. Mais les choses ne sont jamais ce qu’elles sont. Ou plutôt : elles ne sont jamais seulement ce qu’elles sont. 

Par exemple, peut-être que Stendhal et moi, quand nous parlons de miroirs, nous ne parlons pas de la même chose. L’humanité a longtemps vécu sans reflets – ou plutôt sans une abondance, une surabondance de reflets. Au 16e siècle les miroirs étaient si rares, leur production si secrète, qu’ils étaient l’objet de trafics, d’intrigues, d’assassinats.   Peut-être que le miroir de Stendhal est encore chargé de cette histoire sulfureuse de l’objet que j’ignore, moi, ou plutôt que j’ignorais jusqu’à récemment. Pourtant ça ne tient pas – pas tout à fait. Lorsqu’il écrit Le Rouge et le noir, en 1830, les miroirs ne sont pas encore l’article banal que nous tenons aujourd’hui pour acquis, mais la prolifération avait bel et bien commencé.

Et moi, je reviens à mon insatisfaction. Je n’ai d’autre choix que de la préciser. De l’approfondir. Alors le monde ne serait que ce qu’il est ? Le roman serait toujours second ? Non. C’est cela que je récusais, que je récuse aujourd’hui encore : l’idée que la littérature n’arrive qu’après-coup. Je crois au contraire que la littérature fait monde ; qu’il y a plus d’une situation où c’est le réel qui est second, où la littérature précède. C’est-à-dire qu’elle est un principe de création, un principe d’action, au sens fort. Qu’elle fait monde, qu’elle fait des mondes. S’il y a une responsabilité morale, politique et esthétique de l’écrivain, c’est sans doute là qu’elle se trouve. 

Parfois, en effet, le rapport d’antériorité s’inverse et c’est le monde qui devient un miroir que l’on promène au bord du chemin. Le chemin, ce sont les histoires que nous racontons, et que nous inventons, et que nous transmettons. Le monde vient après – pas avant. Un exemple – je sais que vous voudrez un exemple, celui-ci est tiré d’un livre que j’ai lu récemment : c’est parce qu’il lit un roman de HG Wells une vingtaine d’années après sa parution que le physicien Leo Szilard convainc Roosevelt de tout mettre en œuvre pour que l’Amérique puisse se doter de la puissance nucléaire. 

Alors, n’en déplaise à Stendhal, oui, parfois le roman est là avant. 

Mais allons plus loin – permettez-moi de mener l’enquête sur mon insatisfaction, de me pousser jusque dans mes derniers retranchements. Peut-être qu’il me faut être plus radicale encore. Un miroir que l’on promène au bord d’un chemin, dit Stendhal, mais permettez-moi de récuser le chemin même. L’antériorité du chemin. La première chose qui me vient, par automatisme, parce que je suis l’enfant de mon époque, c’est une phrase d’un film à grand succès de ma jeunesse : Là où nous allons, nous n’avons pas besoin de routes. C’est ce que dit Doc à Marty dans Retour vers le futur, avant de monter dans la voiture à voyager dans le temps. Mais c’est faux, et après m’en être pris à Stendhal voici que je m’en prends à Doc : bien sûr que nous avons besoin de routes, là où nous allons. De routes invisibles, peut-être. Aériennes. Affectives. Mais nous aurons toujours besoin de routes. 

Et comme je ne suis pas, heureusement, que l’enfant de mon époque, j’aimerais vous lire une page que je considère comme l’une des plus grandes de la littérature mondiale :

« Comment trace-t-on une route à travers la neige vierge ? Un homme marche en tête, suant et jurant, il déplace ses jambes à grand-peine, s’enlise constamment dans une neige friable, profonde. Il s’en va loin devant : des trous noirs irréguliers jalonnent sa route. Fatigué, il s’allonge sur la neige, allume une cigarette et la fumée (…) s’étale en un petit nuage bleu au-dessus de la neige étincelante. L’homme est reparti, mais le nuage flotte encore là où il s’était arrêté. (…) Sur la piste étroite et trompeuse ainsi tracée, avance une rangée de cinq à six hommes. Ils ne posent pas le pied dans les traces, mais à côté. Parvenus à un endroit fixé à l’avance, ils font demi-tour et marchent à nouveau de façon à piétiner la neige vierge, là où l’homme n’a encore jamais mis le pied. La route est tracée. Des gens, des convois de traîneaux, des tracteurs peuvent l’emprunter. Si l’on marchait dans les pas du premier homme, ce serait un chemin étroit, visible mais à peine praticable, un sentier au lieu d’une route, des trous où l’on progresserait plus difficilement qu’à travers la neige vierge. Le premier homme a la tâche la plus dure, et quand il est à bout de forces, un des cinq hommes de tête passe devant. Tous ceux qui suivent sa trace, jusqu’au plus petit, au plus faible, doivent marcher dans un coin de neige vierge et non dans les traces d’autrui. Quant aux tracteurs et aux chevaux, ils ne sont pas pour les écrivains, mais pour les lecteurs. »

Bien sûr, Chalamov dans ce texte parle de la réalité brutale du goulag dans lequel il fut détenu. Les choses sont ce qu’elles sont. Mais les choses ne sont jamais seulement ce qu’elles sont, et en parlant de quelque chose de bien concret il parle aussi, la fin de son texte le prouve, d’autre chose. 

C’est ainsi que nous faisons notre chemin. Chaque empreinte est un texte. Pour certains d’entre nous, il y aura une phrase ou deux ; pour d’autres, une œuvre entière. C’est ainsi que nous avançons et qu’avance la littérature : il n’y a pas de chemin avant nous. Le chemin est à inventer. Le chemin, c’est nous. 

Et mon chemin à moi me ramène à Stendhal, mais par le biais d’une autre œuvre, et d’une tout autre discipline. Ce pas de côté, c’est le mien. Peut-être l’endroit où la romancière que je suis met le pied dans une neige jusqu’alors vierge pour elle. 

L’œuvre, la voici, elle date de 1969 : c’est un déplacement de miroir dans le Yucatán, de l’artiste Robert Smithson. Et l’explication, l’interprétation, c’est-à-dire, transposée en termes littéraires, la critique, ou la lecture, ou même l’invention de cette œuvre – car la lecture est une écriture, est une création – est d’une professeure et essayiste américaine qui s’appelle Jennifer Roberts.

L’œuvre, vous la voyez. Ce sont des miroirs, ils sont sans doute au bord d’une piste, disons d’un chemin – sans quoi il n’y aurait pas le recul suffisant pour prendre la photographie. Ils sont posés devant nous, mais je me plais à croire qu’ils sont inclinés de telle façon que, même si l’on se tenait devant eux, ce n’est pas nous que l’on verrait. Plutôt toutes ces choses vers lesquelles on ne nous a pas forcément appris à nous tourner. Que d’autres, à d’autres époques, savaient voir, et qu’on a rendus aveugles à force de les vouloir à notre image, à notre reflet. 

En 1839, neuf ans après la parution en France du roman de Stendhal, l’explorateur américain John Lloyd Stephens – une figure que certains récits nous ont appris à voir comme héroïque et d’autres, plus récents, comme criminelle – embarque pour le Mexique. Il publiera le récit de ses périples entre 1841 et 1843. Or Jennifer Roberts y relève le fait, profondément choquant pour les lectrices et lecteurs d’aujourd’hui, qu’on s’y livrait à des expérimentations chirurgicales sur les populations autochtones, afin de les guérir d’un strabisme congénital jugé affligeant. (En 1856, le pharmacien Homais, dans Madame Bovary, tentera de guérir le pied-bot d’un pauvre garçon, avec pour unique effet de lui faire perdre la jambe).  

Ce que fait Robert Smithson en allant poser des miroirs en-dehors des sentiers battus du Yucatán, dit Jennifer Roberts, c’est qu’il réinscrit une trace de ces abus dans le paysage qui les a abrités. Non : pas tout à fait de ces abus. C’est plutôt, avec les outils qui sont les siens – pour lui des miroirs, pour nous, peut-être, des phrases – affaire de réinscrire ce qui est perdu, ce qui ne se répare pas, mais qui ne doit pas disparaître pour autant : les regards saccagés de ceux qui vivaient là et qui se tournaient vers des choses que nous autres apprenons, réapprenons à peine à voir.  

Alors, peut-être, en fin de compte, malgré tout – oui. Un miroir que l’on promène au bord d’un chemin. Encore faut-il s’entendre sur ce que sont les miroirs, ce que sont les promenades, et ce qu’est le chemin. Heureusement, c’est pour cela que nous sommes ici. 

 

Née à Paris d’une mère bosnienne et d’un père monténégrin, Jakuta Alikavazovic conquiert dès son premier roman, Corps volatils, le cœur du public et des critiques, recevant en 2008 le Prix Goncourt du premier roman. Ses ouvrages suivants seront aussi régulièrement primés. Son quatrième roman, L’Avancée de la nuit, un chassé-croisé amoureux en proie aux traumatismes de la guerre en Bosnie, a été mis en scène et joué par des étudiants en théâtre de l’École supérieure d’art dramatique de Paris.

Agrégée d’anglais, Jakuta Alikavazovic se consacre également à la traduction de livres et contribue à La Nouvelle Revue française ainsi qu’à la chronique “Écritures” de Libération.

Rencontre en vidéo :

L’écriture comme outil pour “construire un sens

Initiative inédite dans le paysage universitaire français, la Chaire d’écrivain en résidence a été créée en 2019 pour renforcer l’expression créative des étudiants et leur permettre de développer une réflexion critique et originale. Les deux ateliers d’écritures proposés par Jakuta Alikavazovic aux étudiants de Sciences Po s’intitulent “Nos fantômes” et “L’art de la description”.

La Chaire est rattachée au Centre d'Écriture et de Rhétorique, qui propose chaque année pas moins de 25 cours aux étudiants. Ces cours sont dispensés sous forme d’ateliers de formation transversaux et pensés autour de trois axes : l’argumentation, les arts oratoires et l’écriture de création. 

Elle est aussi l’une des quatre chaires artistiques de la Maison des Arts et de la Création de Sciences Po, un projet unique en France lancé début 2023 pour faire dialoguer les sciences sociales et humaines avec les arts sous toutes leurs formes.

Cette initiative est soutenue par la Fondation Simone et Cino Del Duca, Chanel, le 19M, ainsi que par Céline Fribourg, Karen et Michel Reybier.

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