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11.02.2022

Une conception complexe de « l’auteur » : « construction historique et culturelle de l'attribution »

J.J. Grandville
(crédits : @J.J. Grandville)

Lors de la  première séance du séminaire « Construction historique et culturelle de l'attribution » animé par Séverine Dusollier de l'Ecole de droit de Sciences Po et Valérie-Laure Benabou, professeure de droit privé à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, les intervenants, Laurent Pfister, Charlotte Guichard, Alain Pottage (EN) et Géraldine Blanche - ainsi que divers membres du public qui regardaient à distance - se sont réunis pour discuter des aspects théoriques de l'attribution juridique des œuvres littéraires et artistiques à travers l'histoire occidentale.

Tout au long de l'événement, qui était envisagé comme une discussion non hiérarchique dans laquelle chaque participant pouvait partager ses idées après les présentations des professeures et professeurs participants, l'attribution - la reconnaissance d'une personne comme auteur d'une œuvre d'art ou de littérature - a été contextualisée comme un concept historiquement construit. En effet, l'attribution du mérite aux artistes, aux écrivaines et écrivains et aux créatrices et créateurs telle que nous la connaissons aujourd'hui est un phénomène relativement nouveau, bien que l'impulsion de « laisser sa marque » ait existé tout au long de l'Histoire.

Un flux et reflux vers l'individualisme

Tout au long de « Construction historique et culturelle de l'attribution », une tension entre l'individuel et le collectif dans l'histoire de l'attribution est devenu un point focal de la conversation. Comme l’a noté Laurent Pfister (Université Paris 2 Panthéon-Assas), dès le XVIe siècle, l'utilisation de la signature comme moyen d'établir légalement l'auteur d'une œuvre apparaît. Le 16 avril 1571, par exemple, Chateaubriand affirme : « Il ne sera permis d’imprimer aucun livre sans nommer l’auteur… »

Ce n'est que plus tard, au XVIIIe siècle, que l'attribution devient une question de propriété intellectuelle. L'acte de création, comme le souligne Pfister, devient alors l'idée directrice de l'attribution, faisant en sorte que l'œuvre ne puisse être attribuée à personne d'autre que celui qui l'a créée (l'auteur). C'est également un moment de l’histoire où la catégorie de l' « originalité » et l'idée d'authenticité commencent à s'imposer, signalant un mouvement vers une tendance à l'individualisme.

C'est aussi, selon Charlotte Guichard, directrice de recherche au CNRS, Institut d'histoire moderne et contemporaine, une époque où un marché de la revente d'œuvres artistiques commence à prendre de l’ ampleur. La recherche de l'auteur original des œuvres devient alors un aspect crucial de « l'authenticité » d'une œuvre. Comme le disait le collectionneur Pierre Jean Mariette à cette époque, « on n'achète plus des œuvres, on achète des noms ». Néanmoins, la signature restait un moyen parmi d'autres d'établir la paternité d'une œuvre. Alors que l'on prenait conscience que les signatures peuvent être falsifiées, une réticence à attribuer une œuvre sur ce seul critère est apparue : « il y a à la fois l’aura du nom mais il y a aussi un regard d’expert qui est déjà très scrutateur et conscient des falsifications possibles. »

Le rôle de la signature

C'est également au XVIIIe siècle, comme le note Charlotte Guichard, que les artistes commencent à signer leurs œuvres, non par obligation légale, mais comme « une forme de sa liberté et son intentionnalité ». Pour Guichard, la tendance à l'individualisme a vu l'émergence des papiers d'identité, que les citoyennes et citoyens devaient signer pour s'identifier. Comme elle le note, « dans la définition de l'identité et de l'individu, la signature devient un élément fort d’identification. »

C'est également à cette époque, comme l'ajoute Géraldine Blanche de Sciences Po, que la question de la signature atteint l'industrie de la mode. Selon ses recherches, alors que l'industrialisation gagne du terrain en Angleterre, Charles Worth, le "grand-père de l'industrie de la mode", s'octroie le titre d'artiste, revendiquant un récit de créativité et d'originalité.

La signature que Charles Worth a fait accoler à ses vêtements affirmait ainsi, selon la conception de Géraldine Blanche, « un statut qu'il espérait se donner au sein de la société. » S'il s'agit avant tout d'une stratégie sociale visant à justifier les prix élevés de ses vêtements - plutôt qu'une mesure juridique - elle marque néanmoins le début d'une réflexion sur les questions de droit d'auteur au sein de l'industrie de la mode en ce qui concerne la signature. En effet, comme elle le note, « La « griffe », simple mot collé sur un produit est sans doute, avec la signature du peintre consacré, un des mots les plus puissants économiquement et symboliquement. »

L’individu ou le collectif : une attribution ambivalente

Comment attribuer une œuvre de création collective ? C'est une question qui se pose depuis des siècles, en pensant notamment à l'imprimerie, aux ateliers d'artistes et autres expériences créatives collectives. Comme le note Alain Pottage, professeur à Sciences Po, « tout texte imprimé pose un problème d’attribution, ou plutôt, il fait de l’attribution un problème à résoudre. Cela du fait que le livre n’est pas l’écrit d’un auteur, mais un produit fabriqué par un typographe. »

Cette citation fait allusion à la nature glissante du statut d’auteur lorsque la production d'une œuvre finie implique plusieurs personnes. En effet, avec l'installation d'une chaîne de production, qui, en définitive, peut être considéré comme le créateur d'une œuvre ? Bien que le pouvoir incontestable du nom et de la signature de l'artiste ait émergé en même temps que le sens moderne de l'individualisme, le concept d'ateliers d'artistes complique les questions d'attribution historique. Comme dans le cas d'artistes tels qu'Ai Weiwei ou Damien Hirst aujourd'hui, tout au long de l'histoire, des auteurs ont signé des œuvres produites par les membres de leurs ateliers, rendant ainsi difficile l'attribution d’une œuvre à une seule personne.

Regarder vers l'avenir

En fin de compte, cette tendance à revendiquer la responsabilité du concept plutôt que de la production physique d'une œuvre d'art n'est pas nouvelle - on sait en effet que Raphaël a signé des œuvres produites par ses apprentis. Bien que des traces de cet « esprit d'atelier » subsistent dans le monde de l'art contemporain, Charlotte Guichard note que c'est au XIXe siècle que l'on commence à considérer la signature comme un geste autobiographique. Aujourd'hui par exemple, les œuvres dont Rembrandt revendiquait la responsabilité ne lui sont plus attribuées, mais plutôt aux membres de son atelier qui les ont créées.

Cette désattribution permet de réaffirmer la nature construite de l'attribution à travers les siècles, soulignant l'ambivalence du statut d’auteur dans une société fondamentalement collective. À mesure que nous avançons, nous pouvons nous demander si l'attribution restera individualiste ou si elle continuera à balancer entre l'individuel et le collectif, dans un va-et-vient continuel influencé par les forces sociétales. Quelle que soit la réponse, nous ne devons pas nous soustraire à sa complexité, mais plutôt continuer à réfléchir à l'origine de nos conceptions actuelles de « l'artiste » et rester attentifs à cette histoire riche et variée.

Les discussions se poursuivent avec une prochaine séance sur le genre et l'attribution le 16 février.

The Sciences Po Editorial Team

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