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15.06.2017
« Cette France de gauche qui vote Front national »
En se qualifiant pour le second tour de l’élection présidentielle, Marine Le Pen a conforté la position du Front national au premier rang des forces politiques en France. Dans son dernier ouvrage, Cette France de gauche qui vote FN (éd. Seuil), Pascal Perrineau, professeur des universités à Sciences Po, enquête sur ces électeurs de gauche qui ont contribué à installer un parti dit d’extrême-droite sans avoir l’impression de renier en quoi que ce soit leurs convictions. Analyse.
Dans un précédent ouvrage Le Symptôme Le Pen : radiographie des électeurs du Front national (éd. Fayard), vous faisiez le constat qu'une certaine fraction du vote frontiste émanait de la gauche et nommiez déjà ces électeurs des « gaucho-lepénistes ». Pourquoi ce concept fait-il encore tant polémique ? Quelle en est votre définition?
Pascal Perrineau : En effet, après une première période, grosso modo les années 80, où l'émergence puis la dynamique du Front national de Jean-Marie Le Pen se sont nourris avant tout à partir d'un processus de radicalisation des électeurs de droite, j'avais décelé dès les années 90, et particulièrement lors de l'élection présidentielle de 1995, un courant non négligeable d'électeurs frontistes venant de la gauche ou navigant entre Front national et gauche. Cette analyse avait, dès l'époque, fait l'objet de contestations parce que, pour nombre de sociologues et politistes, il est difficile de penser les processus de confluence ou de rapprochement entre deux univers politiques qui s'auto-définissent comme antithétiques. Cette difficulté à penser ces proximités n'est pas nouvelle. Très souvent dans les années 30, on n'avait pas voulu voir les liens entre une partie de la gauche et le fascisme montant. Puis, dans les années 50, lors de l'émergence de la problématique totalitaire, il y avait eu le même « tir de barrage intellectuel » pour tenter de démontrer l'irrémédiable différence entre communisme et fascisme. Cet enjeu fait, dans certains milieux, l'objet, au pire, d'une véritable omerta ou, au mieux, d'une sous-évaluation certaine. Il faut faire avec ces « restes idéologiques » qui travaillent les sciences sociales et continuer patiemment à circonscrire le phénomène, à évaluer son importance et à en dégager les ressorts profonds. C'est ce que tente de faire mon essai en distinguant également les différents visages du phénomène : celui de ces électeurs qui viennent de familles de gauche et abandonnent les tropismes politiques de leur milieu pour rallier le FN, celui des électeurs qui se sentent toujours de gauche mais votent FN, celui des électeurs frontistes qui n'hésitent pas à rallier un candidat de gauche au second tour et enfin celui des électeurs de gauche qui, lorsqu'ils n'ont plus de candidat au second tour, peuvent rejoindre le vote frontiste.
Qui sont ces électeurs et comment ont-ils été séduits par le FN ?
P.P. : Ces électeurs sont souvent des électeurs de milieu populaire (ouvriers, employés, chômeurs, petits boulots, bas de la hiérarchie des revenus) résidant dans des territoires de la périphérie et dans d'anciens bassins industriels touchés par la crise, les processus de délocalisation et de désaffiliation sociale. C'est dans cet « électorat de la crise » que se recrutent nombre d'électeurs gaucho-lepénistes. Les ruptures économiques et sociales qui ont touché de plein fouet ces milieux entraînent des phénomènes de rupture politique et de rupture personnelle. Les acteurs de ces ruptures ne vivent pas forcément leurs évolutions politiques comme des reniements ou des trahisons. Nombre des électeurs disent que ce n'est pas eux qui ont changé mais que c'est la gauche qui a changé et les a abandonnés. L'évolution programmatique du Front national vers un ensemble de mesures « sociales » (maintien des 35 heures, retraite à 60 ans, hausse des bas salaires...) a beaucoup contribué, dans la dernière période, à arrimer cet électorat de gauche au Front national. Au fond, derrière leur vote passé de gauche et le vote actuel frontiste, se lit une volonté commune et pérenne de « voter social ».
Peut-on dire que le FN est un parti où se rejoignent droite et gauche extrêmes ?
P.P. : De manière claire, dans son histoire le parti de Marine Le Pen est une organisation qui a plongé ses racines dans le monde de la droite extrême et du nationalisme politique. Mais peu à peu, ce parti, comme bien d'autres, a connu des évolutions et des inflexions qui l'ont rapproché d'une base populaire de gauche ou venant de celle-ci. Un des indicateurs de cette évolution est l'abandon, dans les années 90, de nombre de référents de droite pour adopter la thèse du « ni droite, ni gauche, Français » et tenter de substituer au clivage gauche-droite le clivage entre les « nationaux » et les « mondialistes ». D'une certaine manière, c'est ce dernier clivage qui fait son chemin dans des scrutins comme celui du référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen ou encore le deuxième tour de l'élection présidentielle de 2017. A chaque fois, le Front national tente de se porter à l'avant-garde du camp du « recentrage national » face à celui de la « société ouverte ».
Comment expliquez-vous la défaite du FN au second tour de l' élection présidentielle et, plus récemment, son net recul au premier tour des élections législatives ?
P.P. : Le Front national est au confluent de son passé d'extrême droite et de sa tentative de s'en émanciper. Il ne peut toujours pas « faire du passé table rase ». Le « retour du refoulé » est parfois violent et subit. On l'a vu lors du débat de l'entre-deux tours de l'élection présidentielle avec la prestation très agressive de Marine Le Pen et l'argumentaire très protestataire qu'elle a développé. Ces rémanences et cette difficulté de passer d'un parti de contestation radicale à un parti de gouvernement entretiennent ce que l'on appelle le « plafond de verre ». Marine Le Pen a connu une dynamique indéniable : presque 11 millions d'électeurs au second tour soit le double de ce que son père avait rassemblé en 2002. Mais cette « puissance électorale » reste solitaire et échoue à trouver les alliés qui pourraient lui faire passer la barre des 50 %. La récession électorale des législatives est, elle, plus classique car le Front national n'a pas « 577 Marine Le Pen » pour emmener le combat dans les circonscriptions ; il n'a pas non plus des électeurs très politisés qui voudraient prolonger la lutte de la présidentielle dans les législatives.
Quelle évolution percevez-vous de ce phénomène ?
P.P. : Pour l'instant, la stratégie de « respectabilisation » du Front national a échoué, sa présidente ayant elle-même contribué à redonner vie à la diabolisation. Cependant, les racines sociales et territoriales du vote en faveur de Marine Le Pen dessinent une France aux antipodes de la France qui s'est retrouvée derrière Emmanuel Macron. Sur les décombres du clivage entre la gauche et la droite, se met peu à peu en place un clivage entre la « France ouverte » et la « France du recentrage national ». Si la première échoue dans son processus de transformation et de rénovation, les forces du recentrage national se remettront à l'oeuvre et le Front national, éventuellement « revu et corrigé » y aura toute sa place.
Marcelle Bourbier (CEVIPOF)
Pascal Perrineau, Cette France de gauche qui vote FN, éd. Seuil
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