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15.02.2023

Russie : les sanctions sont efficaces

Certains indicateurs font état d’une relative bonne santé de l’économie russe, générant des doutes sur l’efficacité des sanctions internationales. Mais il ne faut pas s’y tromper. D’autres données, qui décrivent les mécanismes en cours, sont plus parlantes et montrent que des rouages essentiels sont sérieusement fragilisés. Explications par Sergei Guriev.

(crédits : Shutterstock)

Le PIB russe a chuté en 2022 mais de façon moindre que ce que prévoyaient les analystes. Les projections indiquent que cette baisse devrait se poursuivre en 2023 avant de laisser place à une période de stagnation. Pouvez-vous nous expliquer cette situation et ces prévisions ?

Au début de la guerre, les analystes occidentaux prévoyaient une chute de 8 % à 10 % du PIB russe, perspective qui était aussi celle des analystes russes officiels. Ces estimations s’expliquaient par les sanctions inédites alors mises en place par les pays occidentaux, notamment à l’encontre de la Banque centrale russe, qui devait entraîner une instabilité macroéconomique, mais globalement les attentes étaient trop élevées. Personne n’avait prévu que la Banque centrale parviendrait à stabiliser la situation macroéconomique ni que la dépression s’intensifierait ensuite au point que les Russes ne protesteraient pas contre l’interdiction d’échanger des roubles contre des dollars et celle de sortir les dollars du pays. 

À bien des égards, les projections des mois de mars et avril étaient donc trop élevées, le déclin du PIB a été moins important que prévu et la réponse de la Banque centrale plus efficace que prévue. Cependant, la baisse de 3 % du PIB russe constatée en 2022 n’est pas négligeable. Tout d’abord, cette chute se poursuit et tous les analystes, y compris au sein du gouvernement russe, prévoient une baisse de 2 % ou 3 % supplémentaire en 2023. Les projections d’avant-guerre étant d’une croissance du PIB de 3 %, cela donne déjà pour l’année 2022 un écart de 6 % par rapport aux prévisions initiales. Cependant, si elle avait profité des tarifs élevés du pétrole et du gaz en 2022, la croissance russe sans la guerre aurait été bien supérieure à 3 %, ce qui creuse encore l’écart.

Autre facteur à prendre en compte, le fait qu’en période de guerre, le PIB ne constitue pas un bon indicateur de l’activité économique. Les gouvernements produisent alors des équipements militaires et des munitions, notamment des obus d’artillerie, et cette production participe de la croissance du PIB. Si la production des obus d’artillerie passe de 8 heures à 24 heures par jour, cela produit de la valeur ajoutée parce que la valeur ajoutée des armements est calculée à partir du tarif auquel le gouvernement les achète. Bien entendu, plus il y a de munitions produites et plus, dans le cas présent, des Ukrainiens sont tués et des infrastructures ukrainiennes sont détruites. Cela finit toutefois par compromettre la qualité de vie des Russes et l’avenir de l’économie russe parce qu’à terme le gouvernement ou les citoyens russes vont devoir payer pour ces destructions, pour la reconstruction du pays. En ce sens donc, les statistiques du PIB surestiment les performances économiques russes. 

Le rouble est fort mais cela ne signifie pas que l’économie russe est florissante”, écrivez-vous. Pouvez-vous nous éclairer sur ce phénomène ?

En décembre 2022, le rouble a chuté d’environ 15 % à 20 % en raison de l’embargo sur le pétrole et du prix plafond appliqué à cette ressource, mais auparavant le rouble était très élevé, plus qu’attendu. La raison en est simple : au printemps 2022, l’Union européenne a annoncé des sanctions pétrolières qui devaient entrer en vigueur seulement à la fin de l’année ou au début de l’année suivante. Cela a fait grimper le prix du pétrole au cours de l’été et à l’automne alors que les tarifs étaient déjà très élevés en raison de la guerre. La valeur des exportations russes a donc significativement augmenté.

Dans le même temps, l’Occident a mis en place des sanctions commerciales empêchant l’exportation de technologies sensibles vers la Russie. Peu après le début de la guerre, 1 200 entreprises occidentales ont aussi quitté le pays. Les importations russes ont donc significativement baissé. Par conséquent, les exportations russes ont été considérablement élevées et les importations extrêmement faibles, ce qui a créé un excédent commercial record. La Russie a alors accumulé les dollars qu’elle ne pouvait dépenser, ce qui a naturellement fait baisser la demande de la monnaie américaine et augmenter la demande de roubles, pour finalement renforcer le rouble. Cela va sans doute bientôt changer avec l’embargo et le plafonnement du prix du pétrole.

Les sorties de capitaux russes vont aussi s’accélérer. Il n’était pas possible de faire sortir des dollars dans les premiers mois de la guerre, mais cela est déjà en train de changer. Le fait que le rouble ait été fort pendant la plus grande partie de 2022 ne signifie cependant pas que l’économie russe soit forte : c’est plutôt un effet secondaire du déclin des importations, qui contribue à son tour à affaiblir l’économie russe. Car sans importations occidentales, l’industrie automobile et l’industrie aéronautique russes ne peuvent pas fonctionner, et l’industrie du bâtiment se retrouve en difficulté. Toutes ces contraintes sur les importations vont donc finir par affaiblir l’économie russe, mais en 2022, elles ont contribué à renforcer le rouble. 

Comment estimer l’impact de la guerre et celui des sanctions occidentales sur le niveau de vie de la population russe ? Vous indiquez qu’il est judicieux d’examiner les dépenses des consommateurs, qui ont chuté de 10 % au cours de la dernière année. Quelles sont les perspectives de développement à long terme pour Moscou ?

Comme vous le dites à juste titre, ce chiffre de 10 % (qui est une des rares statistiques encore publiquement disponibles, beaucoup d’autres ayant été classifiées) indique l’évolution du chiffre d’affaires du commerce de détail et donc celui des dépenses des ménages russes, qui ont baissé de 10 % ces derniers mois par rapport à la même période en 2021. Cela représente une baisse majeure de la consommation. Qu’est-ce que cela signifie à plus long terme ? Les gens sont mécontents mais ils ne peuvent pas protester parce que la répression a été décuplée. Il n’existe pas de médias indépendants et de nouvelles lois ont été votées qui prévoient l’emprisonnement pendant de longues années de tous ceux qui oseraient exprimer une opinion contre le pouvoir en place. Les gens n’ont aucun moyen de protester contre la guerre. 

Le déclin de la qualité de vie des Russes va-t-il s’aggraver cette année ? Il est très difficile de le dire mais on peut le prévoir. Le budget russe aura du mal à compenser la baisse de l’activité économique, et la qualité de vie des ménages russes en pâtira sans doute mais il est très difficile de savoir jusqu’à quel point. 

Certains s’interrogent sur l’impact  des sanctions, en mettant en avant la divergence de temporalité entre les sanctions, la guerre et le soutien de la population. Or, cette dernière fait face à la chute des revenus et à  l’inflation tandis que les secteurs de l’énergie et des céréales engrangent les bénéfices dûs à la hausse des prix sur les marchés et l’État accroît son contrôle sur l’économie. Que leur répondez-vous ?

Certaines personnes à l’Ouest disent que les sanctions sont inefficaces. Elles regardent les sondages et elles constatent que les sanctions renforcent le soutien de la population en faveur de la guerre. Ce que je répondrais à cela, c’est d’abord qu’en réalité, nous ne savons pas ce que les Russes pensent. Avec la répression, les enquêtes d’opinion russes sont très peu fiables. Les Russes ont très peur d’y répondre parce qu’ils risquent la prison s’ils émettent des critiques. Par conséquent, ils préfèrent ne pas répondre. 

Cependant, nous savons que la guerre n’est pas populaire. Lorsque la mobilisation a été annoncée en septembre 2022, des centaines de milliers de gens ont quitté le pays. Personne ne s’est porté volontaire pour partir à la guerre. Avant le mois de septembre, Poutine a dû payer pour recruter des soldats ; il a ensuite dû recourir à la mobilisation parce qu’il ne parvenait pas à recruter suffisamment de personnes, même en les payant généreusement. Nous ne pouvons donc pas dire que la guerre soit très populaire en Russie. 

Les sanctions ont bien un effet. Elles ont affaibli l’économie et le budget russes, et le fait même que la mobilisation ait été annoncée en septembre montre que Poutine ne dispose pas de fonds illimités. Avant septembre, en effet, le président avait promis qu’il ne recourrait pas à la mobilisation, qu’il savait impopulaire, et qu’il préférait payer pour recruter des soldats qu’il pensait trouver dans les contrées les plus pauvres de Russie, en les payant dix fois le salaire moyen de ces régions. Son mercenaire en chef, Evgeni Prigogine (fondateur de la société militaire privée Wagner), devait recruter des soldats parmi les prisonniers en leur promettant l’amnistie. Toutefois, ces opérations ont dû s’interrompre lorsque Poutine a commencé à manquer d’argent, ce qui l’a obligé à recourir à une mobilisation. Celle-ci est donc un signe clair que les sanctions ont un véritable impact et qu’elles sont efficaces. 

Les véritables sanctions néanmoins sont celles qui ont débuté en décembre 2022 et qui vont frapper directement le budget de la Russie et entamer encore davantage la capacité de Poutine à poursuivre la guerre. Il faut cependant noter que le président russe est encore en mesure d’importer des technologies très sensibles par le biais de pays tiers, dont la Turquie. Les sanctions doivent être plus rigoureuses car Poutine se servira de chaque semiconducteur qui pourra être utilisé dans un missile de haute précision pour tuer des Ukrainiens.

Le président russe commence toutefois à manquer d’équipements militaires. Il a demandé à la Chine de lui en fournir, ce que Pékin a refusé. Il s’en procure auprès de la Corée du Nord et de l’Iran. Poutine n’a donc pas un accès illimité aux technologies de pointe pour mener sa guerre en Ukraine. 

Les effets de l’embargo sur le pétrole et ceux du plafonnement de son prix vont bientôt se faire sentir. Comment la Russie peut-elle rediriger ses flux d’hydrocarbures vers de nouveaux marchés ?

Les sanctions pétrolières n’ont débuté qu’en décembre. Elles sont extrêmement importantes : l’Europe a pratiquement cessé d’acheter du pétrole russe en décembre et elle arrêtera d’acheter des produits pétroliers russes en février 2023. Ces sanctions semblent être correctement appliquées. Moscou va devoir trouver d’autres pays à qui il peut vendre son pétrole, c’est là que le plafonnement du prix du pétrole compte. 

Quoi qu’en dise la Russie, d’autres pays qui continuent à acheter son pétrole, comme l’Inde et la Chine, refuseront de l’acquérir au-dessus du prix plafond parce qu’ils s’exposeraient alors à des sanctions secondaires. Ils craignent aussi d’être l’objet de sanctions de la part des compagnies qui assurent les transports maritimes : les navires pétroliers qui transportent du pétrole russe acheté au-dessus du prix plafond ne pourront pas être assurés. Par ailleurs, l’Inde et de la Chine ont également intérêt à payer moins cher leur pétrole. Les sanctions vont donc à terme réduire les revenus fiscaux de la Russie.

À soixante dollars le baril, le prix plafond actuel est suffisamment élevé. La Russie a déjà du mal à équilibrer son budget avec ce tarif, elle a essuyé un déficit en 2022 et elle devrait de nouveau être en déficit en 2023. Plus important encore, une fois que le mécanisme sera en place et fonctionnera efficacement, l’Ouest pourra baisser encore le prix plafond, passer par exemple de 60 à 55 dollars, ce qui amoindrira encore la capacité de Poutine à financer la guerre. 

 

La mobilisation et la guerre ont un coût élevé, jusqu’à quand la Russie pourra-t-elle financièrement se permettre de poursuivre son offensive ?

C’est difficile à dire. Cela dépend beaucoup de la capacité de Poutine à contourner les sanctions en passant par des pays tiers et à contenir toute révolte populaire, et donc de la capacité du peuple russe à protester et à s’organiser. La situation est tout à fait inédite et il n’y a donc aucun moyen de dire combien de temps Poutine va pouvoir poursuivre cette guerre et combien de temps il sera en mesure de la financer. 

D’un côté les Russes sont mécontents ; de l’autre, Poutine sait se servir de son arsenal de propagande, de censure et il sait manier la peur. D’un côté les Russes désapprouvent la mobilisation ; de l’autre, Poutine sait utiliser son appareil répressif pour les contenir. Il n’est pas facile de savoir ce que tout cela va donner. 

Propos recueillis par Corinne Deloy pour le site du CERI.

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