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10.12.2018
Repenser les politiques migratoires : pour un « GIEC » des migrations et de l’asile
Face aux questions migratoires, Virginie Guiraudon (CNRS/Sciences Po), Hélène Thiollet (CNRS/Sciences Po) et Camille Schmoll (Paris 7/IUF) ont lancé un appel à la communauté scientifique pour la constitution d’un Groupe International d’Experts sur les Migrations et l’Asile (GIEMA). À l'occasion de la première réunion du groupe qui se tient ce 10 décembre 2018, les chercheuses rappellent les enjeux de cette mobilisation.
Par Virginie Guiraudon, Camille Schmoll et Hélène Thiollet.
"Le 26 juin dernier, à la veille d’un sommet européen largement consacré à l’enjeu migratoire, nous avons lancé un appel « pour un groupe international d’experts sur les migrations et l’asile ». Cette initiative est née d’un désarroi collectif face au fossé grandissant entre science et politique. Nous observons en effet, comme dans d’autres domaines, le foisonnement d’entreprises de désinformation ou de caricature, à l’initiative de polémistes en tout genre. Face à des politiques de gestion des frontières inefficaces et aux conséquences parfois tragiques, il nous semble important que la voix des chercheurs s’invite dans le débat public manière durable et institutionnelle.
Les limites des dispositifs existants
Bien sûr, avec la crise politique de 2015, la Commission européenne ou les organismes scientifiques nationaux ont multiplié les financements de programmes de recherche sur les migrations (1). Ces efforts, si louables soient-ils, montrent cependant leur limites : ils ne font parfois que dupliquer ou compiler des recherches existantes, et restent souvent inféodés à des commandes et des cadrages politiques eux-mêmes prisonniers d’idéologie et des perceptions erronées. L’impact politique de la recherche reste par ailleurs le fruit d’interactions complexes et non linéaires avec des effets inégaux selon les pays (2) et très limités en matière de migrations et d’asile. Les cadres d’analyse et les résultats des travaux scientifiques sont encore, soit méconnus, soit occultés dans les dispositifs d’action publique qui restent largement court-termistes et réactifs.
Les organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales aussi clament leur volonté de collecter ou produire des « données » plus fiables sur les migrations et l’asile et multiplient les initiatives en ce sens (3). La politisation des chiffres est une évidence pour des ONG qui assument leurs biais partisans, mais elle touche aussi les organisations internationales qui prétendent souvent à une forme de neutralité alors que leurs discours comme leurs programmes suivent des agendas organisationnels, voire répondent directement à des commandes des pays qui les financent (comme c’est le cas pour l’OIM) (4).
Repenser la coopération multilatérale sur les questions migratoires
Un autre constat motive notre démarche. La question migratoire est un enjeu global pour lequel la coopération multilatérale reste faible voire inexistante (James Hollifield). Même si le régime juridique de l’asile s’est institutionnalisé après la Seconde Guerre mondiale, la coopération internationale sur les migrations a quant à elle été marquée par plusieurs échecs : celui de la Convention des droits des travailleurs migrants et de leurs familles (lancée en 1990 et ratifiée péniblement en 2013 sans qu’aucun « grand » n’endosse le texte) ; celui des Dialogues de Haut Niveau de l’ONU sur les migrations et le développement (2006 et 2013) et aujourd’hui les « pactes mondiaux » lancés par l’ONU à New York en 2016 dans le contexte la crise de l’asile de 2015. Si le pacte qui concerne les réfugiés semble consensuel, celui qui concerne les migrations a déjà essuyé le rejet des États-Unis et de la Hongrie, tandis que nombre de pays de l’OCDE (l’Australie, la Pologne, Israël, l’Autriche, la République tchèque, etc.) manifestent leurs réticences à l’orée de la conférence de Marrakech où il doit être signé (10-11 décembre 2018). Sans surprise, ce sont pour certains, des États où le divorce entre chercheurs et élus est consommé, comme la Hongrie. Mais aussi des États qui voient dans le multilatéralisme une atteinte à leur souveraineté et leurs intérêts, comme c’est le cas pour le multilatéralisme environnemental autour de la question du changement climatique (5).
10 décembre 2018 : première pierre d’un “GIEC des migrations”
Sans être une panacée, le GIEC a constitué pour le climat une alternative institutionnelle et épistémique dans des débats bloqués et des impasses politiques. Aujourd’hui, cet exemple du GIEC nous semble pertinent et ce, malgré les limites de son efficacité politique dans un contexte de climato-scepticisme accru. Notre appel lancé en juin dernier pour un GIEC des migrations et de l’asile a été relayé dans Le Monde, Le Soir, le Guardian et La Repubblica, et a été signé par des centaines de collègues en Europe et dans le monde entier. Le 10 décembre 2018, nous réunissons au Collège de France des chercheurs français et des collègues étrangers qui dirigent des centres de recherches et animent des réseaux internationaux comme IMISCOE grâce au soutien de l’Institut des Migrations, du LIEPP (Sciences Po), et de l’USPC. Ensemble, nous allons débattre de la façon de structurer cette initiative et des objectifs que nous pouvons nous fixer. Notre ambition est la constitution d’un groupe permanent pluridisciplinaire de chercheurs indépendants qui produira à échéances régulières un état des savoirs sur les migrations et l’asile au niveau global pour informer les gouvernements et le grand public. Nous nous inspirons explicitement du GIEC qui « a pour mission d’évaluer, sans parti pris et de façon méthodique, claire et objective, les informations d’ordre scientifique ».
Quels objectifs ?
Le but est bien de proposer un dialogue durable entre chercheurs et gouvernants et intervenir en tant que communauté scientifique dans la structuration du débat public, sans éluder les controverses qui animent la communauté scientifique elle-même.
L’enthousiasme suscité par l’appel a été l’occasion d’acter l’existence d’une communauté scientifique prête à s’investir, notamment pour se positionner par rapport aux idées reçues (« tous les pauvres d’Afrique vont venir en Europe », le « sous-développement génère de l’émigration », « l’immigration coûte cher aux sociétés d’accueil » (6), aux sophismes (comme la locution française et encore non traduite « d’appel d’air ») et aux manipulations de données et d’informations. Ni bonne ni mauvaise, la mobilité internationale est appréhendée comme fait social avec différents outils et méthodes avec une profondeur historique, comparative et critique. Loin d’être de simples « fact checkers », les scientifiques proposent d’autres paradigmes pour penser les migrations et l’asile, à partir d’une approche rigoureuse et dépassionnée qui caractérise la démarche scientifique (7). Sans verser dans le positivisme naïf, sans renoncer à la complexité (8), à l’inconfort des controverses et des incertitudes (9), il s’agit pour la recherche et les chercheurs de contribuer à (r)établir les conditions de possibilités du débat démocratique (10) à partir des savoirs disponibles en sciences sociales sur les migrations et l’asile."
Virginie Guiraudon, directrice de recherche CNRS au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po (CEE), affiliée au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques de Sciences Po (LIEPP).
Camille Schmoll, maîtresse de conférences à l’université Paris 7 Denis Diderot, membre de l'Institut Universitaire de France, affiliée au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques de Sciences Po (LIEPP).
Hélène Thiollet, chargée de recherche CNRS au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI), affiliée au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques de Sciences Po (LIEPP).
En savoir plus :
- Sur le GIEMA
- Sur la première réunion du GIEMA ce 10 décembre : "Comment articuler sciences sociales et politiques migratoires ?"
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Notes