Accueil>Peut-on être juste dans une société injuste ? Une conférence doctorale sur l'éthique et la politique

15.05.2025

Peut-on être juste dans une société injuste ? Une conférence doctorale sur l'éthique et la politique

Quelle est la relation entre l'éthique et la politique ? Nous avons rencontré l’équipe organisatrice de la onzième édition de la Conférence doctorale en théorie politique de Sciences Po pour découvrir cet évènement scientifique qui a couvert des sujets variés, de la cité juste de l’antiquité aux luttes contemporaines pour la justice. Un entretien avec Cloé Artaut, Thomas Charrayre, Sibylle Léonard et Ciara Luxton, doctorantes et doctorants au Centre de recherches politiques (CEVIPOF) et au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po.

Pourquoi avez-vous choisi d’articuler ces deux notions, “éthique” et “politique”, à l’occasion de cette conférence doctorale ?

Thomas Charrayre : En remontant, de manière peut-être un peu scolaire, jusqu’à la philosophie antique, on constate que les notions d’éthique et de politique sont étroitement liées. Chez Platon on retrouve l'idée d'une unité organique entre la vie bonne et la cité juste : une société bien organisée était considérée comme la condition nécessaire à une vie heureuse, et, inversement, la vertu des citoyennes et citoyens comme indispensable à l’instauration de la justice.

Cette unité se dissipe dans le monde moderne où nous avons tendance à séparer nettement la vie privée de la vie publique, ce que nous faisons en tant qu’individus de ce que nous faisons en tant que citoyennes et citoyens. Nous supposons qu’il est possible d’agir de manière juste, même au sein d’une société injuste. Notre imaginaire moral est d’ailleurs peuplé de figures héroïques capables de suivre leur propre code éthique malgré un contexte politique injuste – pensons, par exemple, aux Justes parmi les nations.

Cette séparation entre éthique et politique se reflète également dans le monde académique. On distingue ainsi la philosophie éthique de la philosophie politique, la théorie politique de la science politique, comme si l’éthique traitait exclusivement de ce qui est bien ou mal, tandis que la politique se limitait à déterminer ce qui est possible ou non de faire. De fait, lorsqu’on demande une analyse éthique d’une situation, on attend un jugement moral ; en revanche, une analyse politique est censée décrire les rapports de force et les issues envisageables.

La conférence que nous organisons propose de revenir sur ces distinctions que nous tenons souvent pour acquises sans pour autant prôner un retour à la conception grecque du bien. C’est pourquoi elle s’articule autour de trois axes, tous destinés à montrer combien la frontière entre éthique et politique peut être floue. Le premier axe rassemble des présentations consacrées à l’étude historique des relations entre éthique et politique, afin d’illustrer la diversité de ces rapports selon les contextes. Le deuxième se penche sur la nécessité éventuelle de “moraliser” la politique, c’est-à-dire de l’envisager comme un domaine régi avant tout par des normes éthiques. Enfin, le troisième axe regroupe des interventions qui proposent une critique politique des normes morales, en analysant les implications politiques de nos conceptions éthiques.

Les intervenantes et intervenants viennent de France, mais aussi d’Irlande, d’Italie, des Pays-Bas, du Québec, et du Royaume-Uni. Qu’apporte cette perspective internationale ?

Ciara Luxton : Ayant séjourné pour ses recherches en France et en Europe, notamment en tant que visiting fellow, Nancy Fraser, professeure de philosophie à la New School de New-York et invitée d’honneur de cette conférence, nous a montré à quel point la science peut bénéficier de la confrontation entre des idées ancrées dans diverses cultures. Son travail reflète une profonde appréciation à la fois pour ce qui est propre à la sphère nationale, et pour les perspectives qui viennent se croiser dans les problématiques liées à la justice globale. En s’inspirant de l’exemple de Nancy Fraser, nous avons programmé des panels allant de l’éthique intime du corps et de la sexualité, jusqu’à des questions intrinsèquement collectives sur la justice planétaire et la transition climatique. La perspective internationale de notre conférence enrichit donc ces réflexions sur les liens et les tensions entre éthique et politique.

L’échange interculturel nous offre une occasion unique de confronter nos intuitions, souvent enracinées dans nos héritages nationaux et culturels, et de les repenser à la lumière d’autres traditions. Nous avons le privilège et le plaisir d’accueillir, à Sciences Po – institution résolument internationale et multilingue – de jeunes chercheuses et chercheurs venus de pays lointains, réunis par un même langage de théorie politique et morale. Le bilinguisme (français/anglais) de l’événement facilite un dialogue direct et inclusif entre intervenantes et intervenants. Cela  reflète notre volonté de faire avancer la recherche ensemble. Ici, la théorie politique prend une portée véritablement mondiale : nos conclusions, loin de rester confinées à un seul pays, se confrontent aux réalités de sociétés variées. Dans un monde connecté, nos analyses sont interdépendantes : une proposition venue du Québec peut nourrir une réforme en Italie, tout comme une intuition morale irlandaise peut relativiser une hypothèse politique française.

Nous cultivons ainsi un lieu de partage pour une nouvelle génération d’universitaires, qui continuera à dialoguer tout au long de leurs carrières. Ensemble, nous développerons de nouvelles manières de penser la politique et l’éthique, nous expérimenterons des méthodologies plus souples et inclusives, et bâtirons des outils conceptuels adaptés à un monde globalisé.

Nancy Fraser donnera une conférence publique durant votre évènement. Elle a notamment travaillé sur la justice sociale, les féminismes et l’égalité, donnera une conférence publique. Quel éclairage va-t-elle apporter ? 

Sibylle Léonard : Nancy Fraser est l’invitée d’honneur de cette édition. Elle apporte un éclairage fondamentalement critique au thème “Éthique et Politique”. Comme beaucoup de théoriciennes féministes, elle remet en cause cette séparation classique héritée des Lumières entre les sphères éthiques et politiques – selon laquelle l’éthique relèverait de la conscience individuelle, tandis que la politique serait perçue comme un domaine impersonnel, où l’on étudie des systèmes gouvernementaux, des lois, des politiques publiques, et des quantités mesurables telles que les votes et les taxes. Je pense notamment au livre de Iris Marion Young sur cette question, Justice and the Politics of Difference.

Dans son approche de la justice sociale, Nancy Fraser propose la norme éthique-politique de parité de participation : il faut que chacun et chacune puisse prendre part sur un pied d’égalité à la vie sociale, économique et politique. C’est une norme éthique dans la mesure où elle définit ce que signifie traiter les individus comme égaux ; mais elle est aussi – et surtout – politique, dans le sens où elle exige des institutions qui garantissent les conditions effectives de cette égalité dans la réalité sociale. Cette exigence se décline dans une conception tripartite de la justice – redistribution, reconnaissance, et représentation, que Nancy Fraser a détaillé dans son ouvrage Scales of Justice. Ces trois dimensions sont selon elle co-constitutives ; elles ne peuvent être hiérarchisées ou traitées de manière isolée. C’est leur imbrication qui permet une analyse fine des injustices contemporaines.

Ainsi, contre les approches “mono-problème” (single-issue) qui fragmentent les luttes sociales, Nancy Fraser milite pour une pensée intégrative, à l’articulation de la théorie et de la pratique, de l’éthique et du politique. Elle s’inscrit dans une tradition critique qui combine les apports du marxisme, du féminisme matérialiste, des luttes anti-racistes et anti-impérialistes, ainsi que des théories démocratiques et écologiques. Le caractère transversal de sa pensée explique sa résonance profonde avec la diversité des thématiques abordées lors de cette conférence.

Événement phare de la conférence, la Lecture de Nancy Fraser ce 19 mai, intitulée “Politics and Ethics in Extremis: A View from Trump’s America” [en français : Politique et éthique in extremis : regard de l'Amérique trumpiste] fera écho à ses analyses récentes sur la montée des droites autoritaires, les impasses du progressisme libéral, et la nécessité de construire des blocs contre-hégémoniques capables de porter un véritable projet d’émancipation, et notamment son livre publié en 2019, The Old Is Dying and the New Cannot Be Born.

Que retiendrez-vous de l’organisation de cette grande conférence ?

Cloé Artaut : La conférence doctorale s’inscrit dans une tradition bien établie au sein du programme doctoral de théorie politique de Sciences Po. L’organisation de sa onzième édition en mai 2025 a constitué pour nous une expérience intellectuelle et collective à la fois inédite et formatrice. Nous mesurons aujourd’hui combien avoir l’opportunité, dès le début de notre parcours de recherche, d’organiser un événement scientifique de cette envergure constitue un apprentissage précieux, qui renvoie à une dimension essentielle du métier d’enseignant-chercheur.

Sur le plan organisationnel, d’abord, cette expérience nous a permis de renforcer nos compétences en coordination scientifique, en apprenant à articuler exigences intellectuelles, contraintes logistiques et attentes des participantes et participants. Sur le plan intellectuel, ensuite, notre objectif était de créer un espace de dialogue international et interdisciplinaire, autour d’une articulation qui nous semblait à la fois classique et d’actualité entre éthique et politique. En nous appuyant sur une réflexion qui remonte à la philosophie antique, comme l’a rappelé Thomas, mais a connu de multiples actualisations à l’époque contemporaine, nous avons voulu interroger la manière dont ces deux notions, et les relations qu’elles entretiennent, continuent de structurer nos pratiques et analyses du politique. Il fallait donc construire un programme qui reflète cette ambition et laisse leur juste place à la fois aux approches historiques et aux relectures plus modernes. Si cet objectif a globalement été rempli, il était surprenant – mais très agréable – de voir que certaines des propositions que nous avons reçues étaient parfois très éloignées de ce à quoi nous avions pensé en rédigeant l’appel à communication, tout en restant tout à fait pertinentes pour notre thème. Le décalage entre ce que nous avions anticipé et le résultat est donc très fécond et nous a permis de construire un programme riche, dont nous sommes finalement très heureuses et heureux !

Après la conférence, nous envisageons de coordonner un numéro spécial de revue consacré au thème de la conférence. Ce projet nous permettrait de prolonger la réflexion engagée, de valoriser les travaux présentés et de poursuivre le dialogue entre les jeunes chercheurs et chercheuses impliquées.

En savoir plus :

Légende de l'image de couverture : Sibylle Léonard, Cloé Artaut, Ciara Luxton et Thomas Charrayre, doctorantes et doctorant à Sciences Po (crédits : Sciences Po)

Nos derniers podcasts