Le capitalisme à main armée. Caïds et patrons à Karachi. Entretien avec Laurent Gayer

A l'occasion de la parution de son livre Le capitalisme à main armée. Caïds et patrons à Karachi (CNRS Editions, 2023), Laurent Gayer a répondu à nos questions. Il évoque son accès au terrain, son travail d'enquête et l'évolution du capitalisme dans la capitale industrielle du Pakistan et plus largement son adaptation permanente à la mondialisation qui voit les patrons s’allier aux caïds (voyous, miliciens ou anciens militaires) pour faire régner l’ordre et assurer les profits.

"Aujourd'hui capitale économique et financière du Pakistan, Karachi s'est industrialisée de manière assez tardive. Jusqu'à la création du Pakistan, en 1947, cette cité portuaire restait avant tout un entrepôt, au carrefour des grandes routes commerciales régionales. L'industrialisation de la ville s'est opérée à marche forcée au cours des années 1950-1960, notamment autour de grands parcs industriels inspirés des Government Trading Estates développés au Royaume-­Uni dans les années 1930 – un prototype de partenariat public­-privé reposant sur le développement public des infrastructures, la fourniture d’usines clés en main et la gestion des affaires administratives de la zone par une société à responsabilité limitée. Situées en périphérie de Karachi, ces zones industrielles se sont historiquement organisées autour de l'industrie textile, fleuron de l'économie nationale et principale source de devises du Pakistan. Depuis les années 2000, on assiste cependant à une diversification de la production, avec notamment une montée en puissance de l'industrie pharmaceutique, autre secteur sur lequel j'ai enquêté de 2015 à 2022. Le paysage industriel varie d'une zone à l'autre mais l'on trouve des éléments récurrents, notamment des usines aux airs d'institutions carcérales, auxquelles fait écho la militarisation de l'espace environnant. Tandis que les murs des usines sont rehaussés de barbelés et de miradors, des gardes armés veillent au grain dans les tours crénelées, peintes façon camouflage, qui se dressent le long des principaux carrefours et axes routiers. 

En dépit de cette sécurisation, il est relativement aisé de se rendre dans les zones industrielles de Karachi et d'y circuler, tout au moins lorsque les pluies de mousson et le trafic routier ne se soldent pas par des embouteillages monstres. De manière générale, j'ai pu enquêter assez librement. A une réserve près : si la plupart des chefs d'entreprise que j'ai approchés ont accepté de partager leur expérience, leur carnet d'adresses et certains documents, je n'ai pas été autorisé à accéder aux ateliers hors de brèves visites étroitement encadrées.  Sans doute l’observation directe des chaînes de production cadrait-elle mal avec la vision que mes interlocuteurs patronaux se faisaient d’une recherche universitaire et correspondait-elle plus, à leurs yeux, au cahier des charges d’auditeurs externes, d’inspecteurs du travail et autres trouble-fêtes, dont ils s’emploient avec constance et imagination à neutraliser les nuisances potentielles. J'ai tenté de surmonter cet obstacle en recourant à d'autres sources sur les rapports sociaux de production et les conflits du travail : entretiens auprès des travailleuses et des travailleurs de l'industrie, jugements des tribunaux professionnels, rapports des labour attachés britanniques et américains ou encore écrits autobiographiques de leaders syndicaux."

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