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13.11.2020

Les "villes intelligentes" existent-elles ? Deux diplômés au cœur des smart cities

En janvier 2020, Benoît Gufflet et Dimitri Kremp, tous deux jeunes diplômés de Sciences Po, se sont lancés dans une learning expedition à la découverte de sept «villes intelligentes». Publié le 22 Mars 2021, leur rapport déconstruit les clichés qui existent autour de ces nouveaux concepts citadins. Ils nous racontent leur parcours, ce qu'ils ont appris sur les "smart cities", leurs habitants...et l'aventure d'une expédition pendant une crise sanitaire mondiale.

Votre projet «Across the Blocks» a été lancé en janvier 2020 avec en tête l’idée de parcourir sept villes. Pouvez-vous nous en présenter la genèse ?

Benoît Gufflet : Le projet est né lors de notre voyage au Mexique en 2019. Nous avons été surpris par la densité de la capitale et nous nous sommes demandés comment le numérique pouvait apporter des solutions à des problèmes tels que les embouteillages ou la consommation d'énergie. C’est alors que nous avons commencé à nous interroger sur la façon dont la technologie pouvait transformer les villes. De là est né notre intérêt pour les “villes intelligentes”.

Dimitri Kremp : L’année suivante, nous avons consacré notre voyage au Mexique à la planification et la recherche de sponsors. Nous avons reçu le soutien de Bouygues Immobilier (notre principal sponsor), Wavestone, ainsi que Sciences Po et HEC. Ces entités ont décidé de s’engager avec nous car nous étions prêts à aller sur le terrain et à creuser derrière le concept promu par les campagnes marketing. Nous sommes assez fiers de cela car c’est parce que nous sommes allés sur place étudier ce que les villes appellent des projets «intelligents», que nous sommes aujourd’hui en mesure de développer notre propre opinion. Et cela a une valeur inestimable pour nos sponsors. Si vous restez derrière votre ordinateur, il est difficile d’appréhender réellement la vie des citadins et d'évaluer le succès des initiatives numériques. Cependant, si l’on interroge les habitants directement dans la rue, on constate rapidement qu'il y a encore une grande marge de progression possible.

Qu’est-ce qu’une “ville intelligente” ? 

Dimitri Kremp : Il semble hélas ne pas y avoir de réponse universelle à cette question, chacun y allant de sa propre définition. Pour mieux comprendre, il faut faire la distinction entre théorie et pratique. Théoriquement, une ville intelligente est un lieu où les données sont utilisées pour transformer la ville et améliorer la qualité de vie de ses habitants. En pratique, sur le terrain, on réalise vite qu'il ne s'agit pas uniquement de la digitalisation d’une ville, mais aussi de la collaboration entre acteurs privés et gouvernance. En réalité, c'est l'un de nos principaux constats à ce jour : chaque ville s'approprie cette idée de smart city à sa manière. Il faut adopter une approche plus sociologique et étudier le fonctionnement interne de la ville si l’on veut comprendre ce concept. Par exemple, lorsque nous avons voulu comprendre comment Medellín met en œuvre ses projets de “ville intelligente”, il nous a fallu explorer son histoire, saisir ses défis et connaître ses habitants.

Que recherchez-vous lorsque vous visitez ces villes ?

Benoît Gufflet : Pour chaque ville que nous visitons, nous observons une approche à quatre thèmes : 1) sa stratégie pour devenir une «ville intelligente» ; 2) sa «plate-forme intelligente» ou plate-forme de contrôle, ainsi que tout service numérique qu’elle fournit à ses habitants ; 3) la participation des utilisateurs : nous essayons d'analyser leur implication et leur rôle pour faire vivre le projet ; 4) la zone d'expérimentation dans un quartier spécifique. Cette approche par thèmes nous a permis d’avoir un cadre d’étude commun pour ces villes, même si elles ont chacune leur propre façon de comprendre et de mettre en œuvre des projets de ville intelligente.

Qu'est-ce qui vous a le plus surpris lors de la première partie de votre mission ?

Benoît Gufflet : Dans chaque ville que nous visitons, nous commençons par identifier un programme ou une initiative phare qui a été un élément déclencheur pour qualifier la ville d’ «intelligente». Par exemple, Rio de Janeiro est célèbre dans l'écosystème «Smart City» pour son Centro de Operações (Centre d'opérations) construit avec l'aide d'IBM : une salle de contrôle digne d'une aéroport, mais pour la ville. Sauf que lorsque nous avons visité le centre, nous avons découvert que cette gigantesque infrastructure avait beaucoup moins d'impact sur la gestion de la ville, car elle n’utilisait qu’une très petite partie des données qu'elle compile. Finalement, la plupart des projets phares que nous avions identifiés dans chaque ville se sont révélés beaucoup moins impressionnants, comme s'ils n'étaient qu’illusion.

Voilà ce qui nous a le plus étonnés : en réalité, la plupart des projets de «ville intelligente» ne sont pas si avancés ni sophistiqués. Les raisons à cela sont à la fois techniques et sociétales. Le plus souvent, la technologie n'est pas encore prête pour ces solutions intelligentes car elle en est encore à la phase de collecte et d’analyse des données. De plus, les citoyens sont de plus en plus conscients de la nécessité de protéger leurs données personnelles et de résister aux initiatives des entreprises privées qui se fondent sur la collecte d’informations numériques. À Toronto, par exemple, une initiative menée par Google appelée Sidewalk Labs a été suspendue en raison de l'opposition des résidents. En vérité, outre Singapour qui est un cas très particulier, nous n’avons pas encore trouvé de véritable «ville intelligente», mais nous avons plutôt exploré des «villes apprenantes», qui tentent de nouvelles formules, font des erreurs et essaient de construire quelque chose de ce qu’elles apprennent. 

Centro de Operações (Operation Center) in Rio de Janeiro

Centro de Operações (Centre des Opérations) à Rio de Janeiro © Across the Blocks

Quel est le rôle du citadin dans une ville intelligente aujourd'hui ? Devrait-il résister ou craindre les initiatives technologiques de la «ville intelligente» ?

Dimitri Kremp : Le rôle du citoyen urbain est encore assez ambigu aujourd'hui. Le plus souvent, il est plutôt réticent à l’idée de partager ses données. Mais d'un autre côté, les gens utilisent et consomment de nombreux services numériques pour faciliter leur quotidien en matière notamment de voyage et de mobilité, en utilisant des applications comme Waze ou Airbnb. Nous avons observé toutefois que de manière générale les citadins sont désireux de participer à la vie de leur ville à l'échelle locale. Grâce à nos recherches sur le terrain, nous avons pu constater que la technologie peut vraiment jouer un rôle en termes de participation citoyenne dans les petites communautés et les quartiers.

Benoît Gufflet : La population semble assez préoccupée par la question de la surveillance et pourtant, dans la plupart des projets que nous avons identifiés, il n'y a pas tant d'initiatives technologiques que cela qui surveillent ou collectent des données sur la population. Nous avons remarqué un fort paradoxe chez les gens : ils utilisent leur smartphone pour tout et n'importe quoi tout en affirmant qu'ils sont contre la collecte de données. Or ce sont ces données qui permettent aux applications de fonctionner aussi efficacement.

Vous étiez à mi parcours de votre mission lorsque la pandémie de Covid-19 a tout stoppé. Que vous a appris cette crise sanitaire sur les “villes intelligentes” et votre mission en général ?

Dimitri Kremp : Ce fut très révélateur d'assister au pic de la crise à Singapour, où nous étions confinés. Singapour est un cas particulier, c'est probablement le modèle le plus avancé de “ville intelligente”, notamment grâce à son programme de smart nation. Nous avons été témoins en temps réel de la façon dont les programmes technologiques et numériques peuvent atténuer la propagation d'un virus comme celui de la Covid-19. Singapour est dotée d’une agence gouvernementale appelée GovTech et en seulement quelques semaines, ils ont réussi à créer des services réellement efficaces à l’usage de la population pour s'informer, modifier son comportement et se protéger du virus. Par exemple, le gouvernement avait lancé un portail Web appelé Safe Distance @ Parks, qui indiquait en temps réel si un parc était surfréquenté afin que les gens sachent quand s’y rendre ou plutôt l’éviter. Ils ont également utilisé des boucles Whatsapp pour transmettre des informations précises sur la propagation du virus et empêcher la diffusion de rumeurs. Cela s’est avéré une solution assez efficace et un modèle très instructif pour nous.  

Comment vos études à Sciences Po vous ont-elles aidés ou préparés à ce projet ?

Dimitri Kremp : Nous sommes tous deux jeunes diplômés du double diplôme entre Sciences Po et HEC. Bien que les cours que nous avons suivis dans les deux universités n'étaient pas directement liés au thème des “villes intelligentes”, Sciences Po nous a apporté le réseau qui nous a permis de donner vie à ce projet. Nous avons aussi dès le début discuté avec plusieurs de nos professeurs qui nous ont aidés à imaginer le projet. Nous avons également rencontré des experts de la «ville intelligente» comme Antoine Courmont, chercheur à la chaire Villes et Numérique, qui nous a exposé sa vision du concept et ce que nous pourrions en faire. Mathieu Saujot, chercheur senior à l'Iddri (Institut du développement durable et des relations internationales), nous a également partagé son expertise. Nous avons mis à profit ce réseau de connaissances au sein de la communauté de Sciences Po et cela a marqué un grand pas en avant dans notre projet

Benoît Gufflet : Lors de l'expédition, nous avons été particulièrement surpris par la force du réseau des alumni de Sciences Po. Nous avons rencontré des anciens dans chaque ville. À Rio, un ancien diplômé qui avait travaillé sur les Jeux olympiques de 2016 nous a donné de très bonnes idées sur l'impact des JO dans la ville. Nous avons également sympathisé avec de nombreux étudiants de Sciences Po en Colombie et au Canada et avons même été accueillis par des étudiants de 3ème année à Toronto. Un autre alumnus de Sciences Po, aujourd’hui à la tête de la SOCAN, la SACEM canadienne, nous a consacré deux heures pour nous parler de sa vie et de sa carrière, un moment très inspirant ! 

Y a-t-il quelque chose que vous allez changer dans la façon dont vous explorez les villes dans la deuxième partie de votre mission ?

Benoît Gufflet : Nous n’allons rien changer en termes de méthodologie. Nous allons toujours sur le terrain et menons des interviews, pour la plupart désormais numériques, mais nous essayons toujours d’organiser des échanges physiques lorsque la situation sanitaire le permet. Cependant, notre approche personnelle et notre compréhension du projet ont nécessairement évolué, nous avons appris à devenir plus résilients, les choses ne se passant pas toujours comme prévu !

Quels conseils donneriez-vous aux étudiants qui envisagent d'entreprendre ce type de projet ?

Dimitri Kremp : Je les encourage personnellement à franchir le pas et ne pas hésiter à se lancer dans ce type de projet. Les learning expeditions sont un moyen vraiment innovant d'allier recherche et entrepreneuriat car vous devez établir une structure ou créer une association pour mener à bien votre mission. C'est très complet et instructif.

Benoît Gufflet : Pour ma part, je dirais aux étudiants envisageant un projet similaire de se faire confiance et de ne pas abandonner. Nous avons traversé des moments difficiles au long de notre parcours, mais nous sommes toujours restés positifs. Nous avons pu reprendre notre expédition malgré la crise sanitaire et avons toujours le soutien de nos sponsors, preuve qu’ils nous font toujours confiance !

L'équipe éditoriale de Sciences Po

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