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19.02.2016

“L’économie est une ressource politique dans la compétition pour le pouvoir”

Chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po, Mathieu Fulla, nous invite dans son récent ouvrage –  Les socialistes français et l'économie (1944-1981) –  à reconsidérer le cliché selon lequel les socialistes auraient négligé les questions économiques et financières au profit des questions sociales. S’appuyant sur des sources et des témoignages inédits, l’auteur propose une lecture plus complexe de cette histoire.

La perspective historique lui permet également de montrer que plusieurs mesures présentées comme neuves par l’actuel gouvernement et certains médias – par exemple l’attention portée à la santé de nos entreprises –  ont des racines anciennes.

Les socialistes sont-ils des incompétents notoires en économie ?

Mathieu Fulla : Ce stéréotype est encore très vivace dans l’inconscient collectif. Son examen critique a constitué le point de départ de ma réflexion. Très vite, on s’aperçoit que l’argument de l’incompétence, fréquemment évoqué pour justifier les échecs financiers des gouvernements Blum (en 1936) et Mollet (en 1956), ou le prétendu « tournant de la rigueur » du gouvernement Mauroy en mars 1983, est largement insatisfaisant.  Ma recherche prouve que la compétence économique de Vincent Auriol, de Paul Ramadier ou de Jacques Delors – les trois ministres des Finances des gouvernements précédemment mentionnées – n’est pas inférieure à celle de leurs homologues de droite.

À vous lire, la mauvaise réputation économique dont les socialistes ne parviennent jamais à se défaire complètement relève de causes politiques et sociales plus que d’un déficit d’expertise ?

M. F. : C’est exactement cela. La priorité accordée aux réformes sociales sur la maîtrise des finances publiques par les gouvernements Blum et Mollet ne s’explique pas par une ignorance technique mais par le contexte social et politique dans lequel s’inscrit leur exercice du pouvoir. À l’époque, les dirigeants socialistes savent que les institutions ne leur confèrent pas le privilège de la durée et que le « peuple de gauche » ne les a pas élus pour gérer les intérêts des possédants. Les réformes doivent donc être à la hauteur des attentes du mouvement social sous peine de se voir accuser de « réformisme », comble du déshonneur pour une SFIO se réclamant continûment du marxisme depuis sa création en 1905.

La contrainte socio-politique joue également à plein en 1981, où le gouvernement doit à son électorat « la part du rêve », pour reprendre la formule fameuse de Jacques Delors. Mais cette fois-ci, les socialistes disposent du privilège de la durée que leur confèrent les institutions de la Ve République et ils comptent bien exercer durablement les responsabilités.

Ce nouveau rapport au pouvoir, impulsé par François Mitterrand en 1971, explique l’ajustement progressif mais sévère de la politique économique dès le début de l’année 1982. Érigée en priorité du septennat, l’emploi s’efface derrière la lutte contre l’inflation et le respect des grands équilibres financiers au nom de la construction européenne.

Cette approche du politique par l’économie explique le sous-titre de votre livre.

M. F. : L’histoire économique du politique que je propose s’efforce de montrer que dans une démocratie libérale pluraliste, l’économie est avant tout une ressource politique au service de la compétition pour le pouvoir. Avant 1974, la question économique est rarement au cœur de la propagande des formations se réclamant du socialisme. Au temps de la croissance forte et durable des années 1950-1960, le plaidoyer pour une alternative radicale à la politique gouvernementale serait maladroit voire suicidaire.

Les années 1970 constituent en revanche une rupture importante dans le rapport des socialistes à l’économie. Pourquoi ?

M. F. : À partir de l’élection présidentielle de 1974, où François Mitterrand est battu de justesse par Valéry Giscard d’Estaing, le PS gomme en partie le déficit de crédibilité dont il pâtissait aux yeux des élites économiques, intellectuelles et administratives du pays. Le gain d’autorité de sa parole économique s’explique par le retournement de trois facteurs. Le plus important est l’évolution favorable du rapport de force électoral avec le PCF : il confère au PS une relative autonomie idéologique, inédite depuis 1945, qui lui permet de prendre ses distances avec la vulgate marxiste chère aux communistes, et de proposer une alternative plus crédible à la politique gouvernementale.

Le retournement de la conjoncture mondiale constitue un deuxième facteur important. Dans une société où, à partir de 1975, la crise devient le référentiel commun des élites et du peuple, la critique socialiste du capitalisme, enrichie par la pensée contestataire de mai-juin 1968, trouve une résonance plus forte. Enfin, le PS aurait eu des difficultés à tirer profit de cette conjoncture s’il n’avait pas renforcé son expertise économique.

Vous insistez particulièrement sur le rôle des experts dans l’ouvrage. A-t-il fallu attendre le PS de François Mitterrand pour voir naître la figure de l’expert engagé ?

M. F. : Non, “l’économiste” ne naît pas au congrès d’Épinay de juin 1971. La SFIO a toujours compté dans ses rangs des experts chevronnés - par exemple sur les questions fiscales. Mais la décennie 1970 est marquée par un afflux massif d’économistes d’État – pour beaucoup alléchés par la perspective du pouvoir – dont le profil socio-culturel est semblable à celui des cabinets ministériels de la droite. L’entrée massive en socialisme de hauts fonctionnaires (souvent énarques) et "d’ingénieurs-économistes" donne à la parole du PS une autorité dont elle était jusqu’alors dépourvue, faute d’une présence suffisante dans les grandes directions du ministère des Finances. Après 1974, les programmes du parti sont construits et présentés de la même manière que ceux du gouvernement. La crédibilité économique et politique du PS s’en trouve renforcée, aux yeux de l’opinion comme de ses cadres et de ses militants.

En retraçant cette histoire, vous démontrez  que de nombreuses mesures présentées comme neuves par l’actuel gouvernement et par les médias ont des racines parfois fort anciennes.

M. F. : Certaines thématiques et pratiques économiques mises en œuvre par les socialistes depuis 2012 viennent en effet de loin. En 1936, Léon Blum pratiquait déjà la « détente fiscale » chère à Pierre Moscovici. La continuité des experts et des prescriptions pour améliorer la compétitivité économique de la France depuis la fin des années 1970 est plus remarquable encore.

Un exemple révélateur parmi de nombreux autres : en février 1980, Louis Gallois, alors jeune expert proche de Jean-Pierre Chevènement, affirme dans une note sur le financement du programme du PS que la redynamisation de l’appareil productif passe par la fiscalisation d’une partie des cotisations sociales afin de diminuer les « charges » des entreprises. Trente-deux ans plus tard, la mesure phare du rapport commandé par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault au même Louis Gallois, source d’inspiration principale du Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) de novembre 2012 et de l’actuel Pacte de responsabilité et de solidarité, demeure… la fiscalisation d’une part significative des cotisations sociales !

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Légende de l'image de couverture : @Alain Longeaud