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28.11.2018

“Le terrorisme est quasiment une donnée constitutive de la démocratie”

Ancien fonctionnaire du ministère de la Défense et auteur du livre Politique du Secret : Regards sur le bureau des légendes (PUF, 2018), Yves Trotignon est enseignant à Sciences Po spécialisé dans les questions de terrorisme et de djihadisme. Sécurité, secret défense, contre-terrorisme… Un échange passionnant autour de l’une des principales menaces de ces dernières années.

Vous enseignez un cours à Sciences Po qui s’appelle "Terrorisme et contre-terrorisme à l’heure du djihadisme". En quoi consiste-t-il ?

Pendant douze sessions de deux heures, nous essayons d’initier à la complexité du phénomène. Les questions abordées sont diverses : « Qu’est-ce que le djihadisme ? », « Peut-on en faire l’histoire ? », « Comment les États réagissent ? » …

Les cours ont lieu très tôt le matin, c’est une forme de sélection des âmes les plus courageuses ! On a l’habitude de plaisanter en disant que seuls les éléments d’élite acceptent de se lever à l’aube pour venir parler d’horreurs. Le cours sera renouvelé cette année, certainement aussi en début de matinée.

J’anime ce cours avec Guillaume Delbauffe, cadre du ministère de la Défense, que j’aime appeler mon “co-pilote”. Nous mettons chaque année le syllabus à jour, on prépare une nouvelle bibliographie, et on attend, impatients, que cela recommence car on apprend beaucoup des élèves. Durant ces cours, on se désole collectivement de la situation et on essaie de se parler sans détours, pour que l’échange soit constructif.

Enseigner a-t-il toujours été une vocation ? Ou voyez-vous plutôt la chose comme une reconversion ?

Ni l’un ni l’autre. C’est très certainement un plaisir et un honneur, mais je ne vais pas vivre de mes douze séances annuelles. En revanche, cela fait longtemps que je donne des cours ou que je parle en public.

Enseigner à Sciences Po, c’est très impressionnant, mais ça n’a pas été une découverte. Cela faisait longtemps que l’on me proposait d’y donner des cours, mais je n’osais pas y aller tout seul, et mon « co-pilote » était dans le même cas. Alors quand ils nous ont mis dans la même pièce et nous ont proposé de le faire, ensemble, sur un sujet pareil, on a accepté sans réserves. Depuis, on essaie de relever le défi avec le plus de rigueur possible chaque année.

Certains de vos étudiants vont être amenés à accéder à de hautes fonctions au sein de l’État. Les sensibiliser, à l’aube de leur entrée dans la vie active, à cette menace djihadiste vous semble-t-il nécessaire ?

Ce que l’on essaie d’apporter, c’est de la nuance sans angélisme et, évidemment, pas un projet idéologique. Pendant notre cours, la parole est libre. On a un pacte de confiance avec nos élèves. On se parle sans ambages et nous avons même parfois des propos froidement critiques à l’égard de décisions prises par de grandes organisations internationales.

Nous sommes deux enseignants qui avons vu un peu de pays, on peut donc raconter de l’intérieur ce qu’est une cellule de crise ou une gestion de crise post-attentat, par exemple. C’est ce que nous voulons transmettre. Nous ne sommes ni des agrégés, ni des scientifiques. Nos carrières ont fait que l’on nous a trouvés crédibles, nos syllabus ont été validés. Nous ne sommes pas arrivés en disant « On va vous révéler la vérité absolue sur le monde » !

La position que nous essayons de tenir est que nous n’avons pas la science infuse, et que les élèves ont le droit d’avoir une opinion différente, qui ne doit certainement pas être systématiquement écrasée. J’apprends aussi des élèves, parce que ça bosse, que le niveau est bon. J’ai assisté à des exposés excellents qui auraient largement pu être faits devant des responsables politiques.

Comment réussissez-vous à faire bénéficier de votre expérience et votre parcours sans trop flirter avec le Secret-défense ?

Nous sommes naturellement tenus au respect de certaines règles. Ce n’est certainement pas un cours d’anciens combattants qui raconteraient leurs ratas* froids ou leurs faits d’armes car, si on en avait, on n’en parlerait de toute façon pas. Ce qui est intéressant, c’est de savoir associer une réflexion rigoureuse avec une expérience et ce, de la façon la plus modeste et discrète possible. Aller au-delà de la connaissance livresque du sujet, en y ajoutant une forme de retex (retours d’expériences). C’est d’ailleurs pour cela que nous invitons régulièrement des intervenants extérieurs (magistrats, journalistes, militaires…) qui viennent parler de choses que l’on n’a pas connues. Il ne s’agit pas d’un séminaire de recherche. Nos étudiants vont devenir des professionnels de ces sujets-là, alors on veut leur apporter une connaissance affinée mêlée à de l’expérience.

*Les ratas froids sont des portions de nourriture, souvent peu appétissantes, données aux soldats en mission.

Pensez-vous que le terrorisme aujourd’hui pourra avoir une autre forme que celle du djihadisme ?

À cette question, Yves Trotignon nous adresse un sourire triste et désabusé.

Malheureusement, tout n’a pas été fait et on s’interdit de dire publiquement quoi, pour ne pas donner d’idées à des gens qui en ont déjà trop. Ce qui caractérise le terrorisme dans des pays développés, c’est que le nombre de cibles est illimité et le nombre de modes opératoires dépend de votre imagination. Il est donc impossible de penser que les choses horribles qui n’ont pas eu lieu n’aient pas lieu un jour. Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste.

Le terrorisme est quasiment une donnée constitutive de la démocratie. Il existe depuis près de 150 ans. Il y a eu les anarchistes, les irrédentistes, les groupes d’extrême droite, d’extrême gauche, les groupes religieux… Il n’y a donc pas de raisons que cela s’arrête. Bien sûr, il y a des moments avec davantage d’attaques que d’autres, mais la menace ne s’éteint jamais complètement.

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Légende de l'image de couverture : kirill_makarov / Shutterstock