Accueil>Formation des managers : « Greed is (not) good (anymore) »
10.03.2017
Formation des managers : « Greed is (not) good (anymore) »
Apprendre à questionner les connaissances
Parce que des formateurs qui n’ont jamais appris à poser la question du statut des connaissances qu’ils/elles produisent et diffusent ne peuvent transmettre à leurs étudiants des compétences de prise de distance critique, réflexive et raisonnée par rapport aux outils théoriques et méthodologiques mobilisés.
Continuer à former ainsi les futures générations de décideurs n’est plus simplement dérangeant aujourd’hui – c’est en réalité irresponsable. Dans un monde complexe, incertain, dynamique et traversé de contradictions, l’autisme théorique est profondément dangereux. Il est urgent de repenser le modèle d’éducation des décideurs économiques et politiques et de faire la part belle aux capacités critiques et réflexives.
Il faut pour cela redonner toute leur place aux humanités, à l’histoire, et aux sciences sociales réflexives (sociologie, anthropologie et une partie des sciences politiques). L’enjeu est d’importance – il s’agit de notre capacité d’adaptation et d’évolution et de notre aptitude à réinventer un monde qui semble aujourd’hui à bout de souffle.
La « culture de la voracité » et ses effets
Les crises des années 2000 et leurs conséquences dévastatrices ont souligné l’urgence de repenser en profondeur l’architecture théorique qui structure et sous-tend la formation de nos élites. Dans une scène d’anthologie du film Wall Street, Gordon Gekko (Michael Douglas) affirmait sans ambages en 1987 que « la voracité est utile, l’avidité est bonne, la faim est un moteur ». Greed is good et sauvera les États-Unis ! Cette scène, on le sait, est devenue mythique dans les années qui ont suivi, dans les milieux bancaires et d’affaires et dans les salles de cours des business schools. Alors que le film se voulait une critique de cette « culture de la voracité » et de son affirmation décomplexée dans l’Amérique des années Reagan, il en est devenu le symbole même – un peu comme Le Parrain et Al Pacino ont été appropriés par la mafia et lui ont servi en retour de modèles.
Vingt ans plus tard, en 2009, dans un discours prononcé devant les employés de General Motors, Barak Obama fustigeait cette
« attitude trop longtemps dominante, de Washington à Wall Street, une attitude qui valorise la richesse et le capital plus que le travail, l’égoïsme plus que les sacrifices, l’avidité plus que la responsabilité ».
La crise était passée par là – l’industrie automobile américaine était au bord du gouffre, le secteur bancaire sous perfusion d’argent public. L’idée qu’une telle « attitude », que la « culture de la voracité » était l’un des facteurs explicatifs des crises du début du millénaire a depuis largement fait son chemin – dans les commissions d’enquêtes officielles comme dans les travaux de recherche ou les expressions d’opinions médiatiques.
La responsabilité des business schools
Mais quels sont les ressorts d’une telle attitude ? Est-elle l’expression, comme on l’entend parfois, d’une dynamique naturelle, une « nature humaine » contre laquelle il n’y aurait pas grand-chose à faire ? Ou bien devrions-nous plutôt souligner la dimension acquise de cette culture – son renforcement et sa valorisation positive dans les institutions qui ont formé ces dernières décennies nos leaders économiques et politiques, de Wall Street à Washington, de Londres à Bruxelles, de Paris à Pékin ?
Sans aller jusqu’à les qualifier d’« Académies de l’Apocalypse », les business schools sont particulièrement concernées et leur part de responsabilité est indéniable. En inscrivant au cœur de leur réacteur pédagogique une culture de l’avidité servie par le risque, elles ont encouragé et normalisé une certaine forme d’égoïsme mâtiné d’irresponsabilité qui a fortement contribué à la sortie de route des années 2000.
La théorie dominante : l’avidité, loi naturelle ?
Comment en est-on arrivé là ? Il faut se pencher, pour le comprendre, sur l’appareillage théorique dominant qui structure la recherche mais aussi la pédagogie dans l’univers des business schools, qu’elles soient localisées aux États-Unis, en France ou en Chine.
Dans une prestation télévisuelle presque aussi mythique que celle de Michael Douglas, l’économiste Milton Friedman présentait, en 1979, l’avidité comme l’expression d’une loi naturelle, celle de la maximisation de l’intérêt personnel – qu’il définissait comme le moteur de l’histoire humaine.
À partir d’une appropriation partielle de la pensée d’Adam Smith, l’École de Chicago (en économie) propose alors un programme théorique à la trilogie simple mais efficace – la seule responsabilité légitime du manager est de servir la maximisation de la valeur pour ses actionnaires, les marchés s’autorégulent et la main invisible transforme la somme de tous les égoïsmes individuels en intérêt général.
Dans les années qui suivront, cette trilogie théorique en viendra à progressivement structurer le contenu de la formation dans les départements d’économie et dans les écoles de commerce (à travers la théorie de l’agence entre autres).
En parallèle, la business school (et son programme phare associé le MBA), institution éminemment américaine à l’origine, s’est imposée pendant les trente dernières années comme le modèle de plus en plus incontournable de formation des élites partout dans le monde. Les pratiques pédagogiques et l’appareillage théorique associé ont aussi eu à terme une influence par capillarité et diffusion dans les écoles de droit (à travers en particulier le mouvement « law and economics ») et dans les écoles de formation des élites publiques (à travers le new public management).
Une idéologie et des théories performatives
Donc « l’attitude » qui tend à privilégier le capital (et la richesse) par rapport au travail, l’égoïsme plutôt que les sacrifices et l’avidité plus que la responsabilité » est en fait bien plus qu’une attitude – elle reflète la structuration théorique qui a caractérisé la formation d’une partie importante de nos élites ces trente dernières années. Cette manière de voir le monde, cette idéologie en d’autres termes, s’est naturalisée progressivement à travers son inscription dans des théories et des pratiques qui sont devenues au fil des années non contestables et non contestées.
Le pouvoir performatif de ces théories et leur capacité à transformer les individus non seulement dans ce qu’ils font mais aussi dans ce qu’ils sont est connu depuis fort longtemps. Dans un article de 1981, Gerald Marwell et Ruth Ames le montraient déjà très clairement – les individus passés par une formation en économie classique sont plus que d’autres susceptibles de se comporter en « passagers clandestins » (free riding).
Depuis, la démonstration de cette performativité a été faite sous différentes formes et à plusieurs reprises.
Si ces théories sont performatives et que les « attitudes » qu’elles génèrent ou encouragent sont à la source de dysfonctionnements profonds – alors il est grand temps de changer les théories qui structurent et sous-tendent la formation de nos élites. L’idée n’est pas neuve. Le dogmatisme analytique des business schools a souvent été dénoncé.
Pensée critique et responsabilité
Dans un rapport publié en 2011, la Carnegie Foundation soulignait que l’enseignement du management était « trop étroit », qu’il ne créait pas les moyens pour les étudiants d’une « pensée critique, d’une remise en cause d’hypothèses très structurantes et du développement d’une pensée créative ». Force est de constater néanmoins que, même si cette critique circule largement, les évolutions ont été rares et dans l’ensemble marginales ; la réponse n’a pas « été adéquate ».
On a vu fleurir ici et là quelques cours électifs sur la Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE), l’Innovation sociale et solidaire (ISS), l’Investissement socialement responsable (ISR) ou la finance responsable. Mais ces perspectives s’inscrivent en marge, sans remettre en cause les hypothèses structurantes d’un système théorique étonnamment résilient. Presque dix ans après la crise des subprimes, beaucoup partagent le même constat :
« Ne mâchons pas nos mots : nos diplômés de MBA ont détruit le système financier mondial. Et nous n’avons pas assumé nos responsabilités »
Pourquoi, alors, ne se passe-t-il rien ou si peu si la critique est clairement formulée et largement partagée ? L’explication la plus convaincante est celle d’une forme de circularité théorique génératrice de sclérose. En 1959, les Fondations Ford et Carnegie produisaient deux rapports qui allaient dans le même sens et fustigeaient le caractère trop peu scientifique des business schools. Ces écoles, il était souligné, articulaient leur pédagogie autour de cas pratiques et d’un apport essentiellement professionnel – sans contribution académique, sans production théorique.
Scientisation et positivisme dominants
Ces conclusions allaient générer un processus de scientisation qui serait, à partir des années 1970, nourri avant tout par la théorie économique – et en particulier comme nous l’avons souligné par l’École de Chicago. Cette scientisation s’est traduite de plusieurs manières. Une aspiration à la rigueur scientifique des sciences dures (« physic’s envy ») a eu pour conséquence une course à la modélisation et aux méthodes quantitatives de plus en plus sophistiquées.
Cette « quantification » du monde est allée de pair avec une décontextualisation et donc une universalisation des problématiques explorées. Elle s’est aussi accompagnée de la création de silos toujours plus étanches entre les disciplines, voire les sous-disciplines du management et par l’exploration verticale et approfondie de questions toujours plus circonscrites et étroites. Le résultat, comme le soulignait le rapport de 2011 de la Fondation Carnegie, est que la recherche et l’enseignement du management aujourd’hui laissent trop rarement la place à un effort de contextualisation permettant de penser l’entreprise, l’entrepreneur et le manager dans un environnement institutionnel large, complexe, dynamique et souvent contradictoire.
Ces dynamiques de division et de parcellisation du travail intellectuel sont l’expression d’un positivisme qui reste dominant dans de nombreuses business schools. Qui dit positivisme dit naturalisation des théories – si le chercheur se conçoit comme un observateur neutre du monde qui l’entoure, alors le chercheur ne voit pas la différence entre ses théories et « le monde tel qu’il est ». La théorie est alors conçue comme l’image formalisée des dynamiques du monde réel et le monde n’est vu qu’à travers la structure théorique.
Réapprendre aux formateurs le recul critique
Si le chercheur/pédagogue lui-même est incapable de prendre du recul par rapport aux théories, de les envisager comme des constructions sociales et intellectuelles partiales et partielles (et non pas neutres et universelles) alors comment espérer que les étudiants puissent en nombre faire un tel effort de distanciation. Dans le pire des cas, ces théories pensées comme des miroirs de la réalité en arrivent de fait, comme nous l’avons vu, à performer le monde, à le transformer, à le rendre plus compatible, plus conforme aux propositions théoriques. Les managers deviennent toujours plus opportunistes, les politiques économiques sont redéfinies vers toujours plus de dérégulation et le mécanisme du marché est généralisé à toutes sortes d’activités humaines.
Comment sortir de cette circularité sclérotique qui confine à l’enfermement idéologique ? L’urgence est de faire en sorte que la prochaine génération de décideurs soit confrontée à une pensée critique et réflexive qui l’aide à prendre la mesure des dynamiques de performativité, à remettre en cause certaines hypothèses structurantes du monde contemporain et à oser envisager des alternatives.
Aujourd’hui, la formation des formateurs dans les « meilleures » business schools ne les prépare pas à un tel rôle. Il faut donc aller chercher les compétences de pensée critique et de distanciation théorique là où elles se trouvent – et remettre les humanités et les sciences sociales réflexives au cœur de la formation des décideurs économiques et politiques !
Marie-Laure Salles-Djelic, est Professeure des Universités au Centre de Sociologie des Organisations, et co-doyenne de l’École du management et de l’innovation de Sciences Po.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Abonnez-vous à notre newsletter et recevez chaque vendredi le meilleur de Sciences Po !