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27.09.2023
Chaire Cinéma : regards croisés entre Claire Denis et Agnès Godard
Pour sa troisième masterclass (le 21 septembre 2023) dans le cadre de la Chaire Cinéma de Sciences Po dont elle est la première titulaire, la réalisatrice Claire Denis a invité Agnès Godard, directrice de la photographie et collaboratrice régulière. Les deux artistes ont notamment travaillé ensemble sur le film Beau Travail (1999) qui a valu à Claire Denis un César en 2001.
La Chaire Cinéma est l'une des quatre chaires artistiques de la Maison des Arts et de la Création de Sciences Po, un projet unique en France lancé en mars 2023 et ayant pour ambition de faire dialoguer les sciences sociales et humaines avec les arts sous toutes leurs formes.
Trois étudiants à l'Ecole d'Affaires publiques et ambassadeurs de la Maison des Arts et de la Création - Clémence Carel, Nikita Dalla Vedova et Mateo Zaouani - ont assisté à la rencontre et nous racontent.
La beauté et ses exigences techniques
Débusquer une beauté singulière
Claire Denis et Agnès Godard ont choisi de faire de la « beauté » le fil rouge de leur rencontre. Cette notion, aux enjeux à la fois esthétiques et politiques, accompagne leur collaboration depuis plus de 30 ans. Elles sont effectivement sensibles à la même beauté, celle qui émerge du rythme et des vibrations. Elles partagent également une méfiance envers celle qui, figée par des codes, par des normes, peut se révéler dangereuse et aveuglante. Selon elles, la beauté hollywoodienne est sublime mais elle n’est qu’une représentation conformiste d’elle-même. Les deux artistes préfèrent au contraire mettre en valeur une beauté singulière dans l’incarnation des personnages et des lieux qu’elles mettent en scène. Aimé Césaire disait : “la justice écoute aux portes la beauté”, rappelle Claire Denis. En découle alors la question des procédés cinématographiques mobilisés à des fins esthétiques : comment crée-t-on le beau ? Est-ce par des stratégies de cadrage, des manipulations esthétiques de l’image, d’une attention particulière pour l’éclairage et les couleurs ? Pour Agnès Godard, l’enjeu est de trouver le moyen de rendre au mieux les “ingrédients” d'un film qui sont déjà présents et que l’artiste s’évertue à conjuguer. C’est débusquer une singularité qui naît de la simplicité, du mouvement, de l’essentiel.
L'esthétique de la Légion étrangère
Paradoxalement, Beau travail est un film d’une grande beauté, au sens académique du terme. Lors de leurs premiers repérages à Djibouti, Claire Denis et Agnès Godard ont été frappées par la beauté inouïe du paysage volcanique djiboutien. Mais cette nature splendide exerçait sur elles un pouvoir d'envoûtement. Pour s’en préserver, les deux collaboratrices méfiantes se sont donné le défi de ne jamais réaliser de plans sans un des légionnaires protagonistes du long-métrage. Car c’est une autre beauté qui les intéressait, une beauté particulière qu’il fallait encore dévoiler. Dans ce film, elles ont cherché à retranscrire l’esthétique singulière de la Légion étrangère qui s’articule autour d’un noyau dur et ambigu : la puissance masculine. Celle-ci est dévoilée par le lien organique qui lie les personnages au paysage volcanique de Djibouti. Le camp d'entraînement des légionnaires est situé dans un environnement hostile au climat aride. Claire Denis et Agnès Godard ont alors choisi d’utiliser une pellicule Fuji, qui permettait, contrairement au Kodak, de capturer la palette bleuâtre, les tons froids et désolants de Djibouti. Alors qu’elles disent maîtriser le Super 16 pour l’avoir employé sur plusieurs films, le format du 35 mm semblait rendre justice à l’immensité des lieux et à la place infime qu'y occupent ces légionnaires. Beau travail cultive une beauté secrète à travers le mouvement des corps au sein d’un paysage sublime et hostile.
Montrer le parcours de vie des clandestins
Au cœur du film S’en fout la mort (1990), l’une des premières collaborations de Claire Denis et d’Agnès Godard, la beauté semble plus sobre et ordinaire. Dans ce long métrage, Alex Descas et Isaach de Bankolé interprètent deux clandestins, Jocelyn et Dah, qui organisent des combats de coqs illégaux dans les sous-sols de Rungis. Mais la beauté se trouve cette fois-ci dans le rapport entre les deux protagonistes qui tentent de survivre dans les bas-fonds du marché de gros. Munies d’objectifs 40mm et 50mm qui se rapprochent au mieux de la vision humaine, Claire Denis et d’Agnès Godard ont cherché à rendre justice à ces clandestins en dévoilant par de longs travellings leur quotidien exigu et leur existence souterraine. L’environnement étroit des souterrains sert le propos du film et forme avec les protagonistes une masse organique pleine de sens. Lorsque Alex Descas, dans un rituel parfaitement exécuté, pèse les coqs, les ausculte et les fait tourner sur eux-mêmes, Agnès Godard, caméra à l'épaule, l’accompagne dans tous ses faits et gestes, créant un sentiment d’intimité avec le personnage. Les mouvements de la cinéaste semblent plus libres, elle est défaite des chaînes qui, en la rapprochant de l’apparat cinématographique, l’éloignent des acteurs. Sans aucune censure, cette manière de filmer permet de montrer pleinement et simplement, faisant émerger une “beauté en soi ”- pour reprendre les mots de Jean-Luc Nancy, cités par Claire Denis, la beauté singulière des visages et des parcours de vie des clandestins.
Relation et connexion organique
Chercher sa place dans la société
Lorsque Claire Denis cite Édouard Glissant, la théorie de la relation prend naturellement sa place dans l’art de la réalisatrice : “les êtres sont liés par une relation qui est une nécessité de composer avec lui, d’ouvrir le lieu de la subjectivité au lien avec autrui”. Cette citation est doublement pertinente dans le cadre de cette masterclass. Claire Denis tend dans la plupart de ses films à invoquer les notions d’éloignement et d’isolement, comprises également dans le fait de se sentir étranger. Elle traite de la créolisation, thème central chez Glissant, de l’immigration, de la crise identitaire d’une certaine manière lorsque ses personnages cherchent leur place dans une société qui leur est inhospitalière. C’est ainsi que les éléments du film entretiennent entre eux une relation organique, une symbiose nécessaire ; il ne pourrait en être autrement.
La traversée relationnelle entre Claire Denis et Agnès Godard
Mais la relation est aussi celle qui relie les deux artistes. Questionnées sur leur fidèle collaboration, elles explicitent ce lien implicite qui crée un canal de travail privilégié : ayant pour pré-requis une entente mutuelle sur ce qu’il faut montrer de la beauté du sujet en opposition à ce qu’il faut réserver à l’imaginaire et à la sensibilité de chacun, elles ont développé naturellement elles aussi une connexion organique sur les temps-mêmes de tournage. Lorsque Agnès Godard se trouve aux commandes de la caméra - notamment sur le tournage de S'en fout la mort qu’elle filme caméra à l’épaule -, elle-même se sent comme le dernier acteur du film, celui qu’on ne voit pas mais qu’on sent, et Claire Denis ressent la proximité d’Agnès avec le film, avec les acteurs. Enfin, à la question sur l’évolution de leur collaboration, c’est encore cette connexion organique qu’elles évoquent, mentionnant sa capacité d’évolution au fil des films, et au fil des sujets traités. Elles parlent toutes deux, pour définir à la fois la relation des éléments du film et la relation qui les unit en tant qu’êtres sensibles, non pas d’une démarche technique mais d’une “traversée relationnelle”.
À l’occasion de la rencontre de clôture de Claire Denis en tant que titulaire de la Chaire Cinéma de Sciences Po, le film Trouble Every Day (2001) est projeté sur le campus de Paris le mercredi 4 octobre.
Et pour revoir la rencontre entre Claire Denis et Agnès Godard en intégralité :