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27.11.2018
Bébés génétiquement modifés : la Chine et la recherche sur l'embryon
Par Guillaume Levrier (CEVIPOF). Selon les informations du MIT Technology Review, une équipe chinoise serait sur le point de révéler avoir réimplanté des embryons humains modifiés par nucléases, en l’occurrence de type CRISPR. L’annonce pourrait en être faite demain, au deuxième sommet international sur l’édition du génome humain, à Hong Kong. De quoi s’agit-il ? D’un essai clinique visant à modifier le gène CCR5, dans le but d’immuniser une personne contre le virus du sida, le VIH.
L'annonce a provoqué le trouble, c'est le moins que l'on puisse dire. Dans un communiqué, l'université Southern University of Science and Technology qui emploie le chercheur Jiankui He responsable de l'expérimention le dénonce : l'Université n'était pas au courant; les recherches se sont déroulées hors du campus et il s'agit, pour les responsable de l'institution d'une affaire d'inconduite scientifique qui ne restera pas sans réactions. Il semblerait aussi que l'Académie des sciences se retire du sommet sur le génome humain.
Des fœtus à l’immunité transformée
Ce n’est pas la première fois qu’une équipe chinoise utilise la technologie d’édition des génomes CRISPR-Cas9 pour cibler ce gène particulier. En effet, certaines personnes ayant un profil génétique particulier (on dit qu’elles sont homozygotes sur l’allèle CCR5 Delta 32), génèrent des globules blancs (leucocytes) dont la surface n’est pas atteignable par certains virus, dont celui du sida. L’enjeu de ces recherches est donc de faire naître des enfants disposant d’une immunité innée à ces maladies.
Cette nouvelle fracassante est une brusque accélération dans une controverse à la fois économique et éthique qui oppose la Chine à l’Occident au sujet d’une technologie qui va sans aucun doute révolutionner l’agriculture, la médecine, et peut-être l’espèce humaine. Le débat s’est échappé des laboratoires depuis plusieurs années. Le New York Times titre ainsi dès 2015 : « Un fossé éthique scientifique entre la Chine et l’Occident » et cite Yi Huso, du Centre pour la Bioéthique de l’Université chinoise de Hong Kong : « Les gens disent qu’ils ne peuvent pas arrêter le train de la génétique en Chine parce qu’il va trop vite ».
Au-delà des fantasmes, que peut-on dire aujourd’hui de précis ? Il ne faut tout d’abord pas projeter de stéréotypes sur l’exemple chinois. L’utilisation des embryons surnuméraires en Chine n’est pas plus libérale en Chine qu’aux États-Unis, voire qu’en France. En moyenne, 83 % des couples chinois ayant recours à la FIV décident de garder les embryons entre 0 et 3 ans après avoir eu des enfants, là où 62 % des couples américains gardent leurs embryons entre 0 et 5 ans après un accouchement. En France, l’Agence de Biomédecine rappelle qu’en 2015 sur 220 000 embryons congelés, 20 000 embryons surnuméraires étaient proposés par les couples à la recherche, dont moins de 10 % avaient effectivement été utilisés.
Course au génome
La technologie CRISPR appliquée à ces embryons a entraîné une course technologique au « genome editing » entre grandes puissances scientifiques. Carl June, professeur d’immunothérapie à l’Université de Pennsylvanie, la compare à la rivalité entre les États-Unis au temps de la conquête de l’espace au milieu des années 1950 : « Je pense que cela va déclencher un Spoutnik 2.0, un duel biomédical sur le progrès entre la Chine et les États-Unis, ce qui est important parce que la compétition améliore généralement le produit final ».
Ces progrès ne se font pas deus ex machina. La Chine investit en effet massivement dans le secteur des sciences de la vie depuis plus de 20 ans. Le Neuvième Plan Quinquennal (1996-2001) mentionne déjà l’importance des biotechnologies. Le plan actuel (Treizième Plan Quinquennal) est encore beaucoup plus explicite. Il contient une section dédiée au développement des biotechnologies efficaces et avancées (发展先进高效生物技术) et liste parmi les secteurs clefs les « technologies d’édition du génome » (基因编辑技术) comme moyens de « placer la Chine à la frontière de l’innovation en biotechnologie et de devenir tête de file dans la compétition internationale dans ce secteur » (提升我国生物技术前沿领域原创水平,抢占国际生物技术竞争制高点).
La recherche sur l’embryon est encadrée en Chine par un texte, les « règles éthiques pour la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines », publié en 2003 par les ministères des Sciences, Technologies et de la Santé. L’article 3.9 interdit en théorie la réimplantation d’un embryon génétiquement modifié dans un but reproductif. Si ses termes sont largement inspirés des standards internationaux, l’article 11 précise que l’interprétation de ce texte se fait par les administrations des ministères en charge, et qu’elle précède sa mise en œuvre. La valeur de ce texte dans la hiérarchie des normes est difficile à situer, notamment du fait du système institutionnel qui entre en jeu pour toutes ces questions.
En théorie, trois acteurs sont importants dans le système politique de recherche et d’application en matière biomédicale en Chine : le ministère des Sciences et Technologies, le ministère de la santé, et l’agence de sécurité sanitaire (chargée de l’alimentation, des médicaments et des cosmétiques). En réalité cependant, d’autres acteurs ont une présence forte. Les r égions sont chargées d’interpréter et de faire respecter les « recommandations » émises par les ministères, parfois avec des variations assez importantes, comme cela a été le cas avec les cellules souches. L’Académie nationale chinoise de médecine est aussi une institution puissante, qui dispose d’un maillage d’hôpitaux, de facultés et de laboratoires sur tout le territoire chinois.
Un facteur de taille vient aussi ajouter à cette complexité, celui de la recherche militaire. Les facultés de médecine et hôpitaux militaires sont gérés par la section santé du département général de la logistique de l’Armée Populaire de Libération (APL). Ce département serait quasi-souverain pour interpréter et mettre en œuvre les recommandations nationales formulées par les ministères. Cette latitude, et la capacité de l’APL à travailler avec le secteur privé sur des enjeux de frontière technologique, s’est déjà révélé avec l’usage de CRISPR ex vivo dans le cadre d’essais cliniques.
Le Wall Street Journal a ainsi révélé en janvier 2018 que 86 patients ont subi une intervention par nucléase CRISPR. Le Dr. Wu, président du centre de cancérologie de l’hôpital de Hangzhou et interviewé par le WSJ pour cette enquête, explique que ses patients sont atteints de cancers en phase terminale : CRISPR est « à double tranchant […] si nous n’essayons pas, nous ne saurons jamais ». Mais cette intervention n’était, toujours selon cet article, pas la première. Une startup chinoise, Anhui Kedgene Bioetchnology, aurait convaincu l’hôpital de l’Armée Populaire de Libération numéro 105, dans le Hefei, de tenter des thérapies anticancéreuses ex-vivo basées sur CRISPR.
Dans le monde occidental, c’est le Nuffield Council on Bioethics qui a le mieux pris la mesure des enjeux institutionnels et politiques de l’édition du génome humain in-vitro. Son dernier rapport sur la question s’accompagne d’une publication dédiée à la gouvernance de ces enjeux en Chine.
En France, ce sujet se situe en creux des Etats généraux de la bioéthique, un des neufs chapitres mentionnant les « ciseaux génétiques ». L’analyse préliminaire des résultats de la consultation organisée en ligne par le Conseil consultatif national d’éthique semble montrer que la société française est encore très clivée sur ces sujets. Si les différents sondages peinent à rendre compte de l’existence d’un consensus sur des questions dont les enjeux sont trop peu vulgarisés pour être clairement débattus, cette consultation indique que des groupes sociaux très structurés se sont emparés de ces questions et se préparent à livrer bataille sur le plan politique.
Guillaume Levrier, doctorant au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF).
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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