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29.05.2017
Aux racines de la violence
Combattre la violence jihadiste nécessite de ne pas la réduire à un phénomène religieux. Il faut non seulement en saisir les dimensions politiques, économiques et sociales, mais aussi la replacer dans son contexte. Pourquoi et comment des analyses multidimensionnelles peuvent-elles aider à entraver les cercles vicieux de cette violence ? Analyse par Laurent Bonnefoy, chercheur CNRS au Centre de recherches internationales de Sciences Po, spécialiste des mouvements salafistes et de la péninsule Arabique.
L’enjeu jihadiste structure les relations internationales depuis plus de deux décennies. Les faits d’armes revendiqués par al-Qaïda ou l’Organisation de l’État islamique (OEI), de New York à Bombay, en passant par Bagdad, Ouagadougou et Nice, affectent des sociétés très diverses. Pour lutter contre une menace qualifiée « d’asymétrique », les États continuent de mobiliser des budgets militaires faramineux, transforment leurs législations à coup de « mesures antiterroristes » et plaident fréquemment pour un encadrement des libertés publiques et la surveillance accrue des citoyens, sans parvenir à juguler la violence.
Si les solutions politiques proposées semblent faire l’unanimité parmi les gouvernants, la compréhension de la violence jihadiste continue à être l’objet de vives controverses scientifiques. Ses racines sont-elles à chercher dans des variables religieuses et idéologiques, politiques ou sociales ? Quelle est donc la part de l’islam en tant que tel et de ses interprétations dans le basculement de certains individus ou groupes dans la violence armée ? Quelle est celle de la domination occidentale et de la répression étatique dans le passage à l’acte ? Ces questions ne sont pas uniquement rhétoriques car du diagnostic dressé dépendent aussi les réponses apportées.
“C’est la faute de l’islam” ou l’impasse de l’approche jihadologique
Il semble tout d’abord évident qu’un effort sérieux d’analyse du jihadisme ne peut se contenter de n’intégrer qu’une seule variable analytique : « c’est la faute de l’islam » ou bien les jihadistes ne sont que des « paumés ». Il importe pour les chercheurs qui abordent cet objet de reconnaître la pluralité de ses causes et, par-là, de croiser les regards et les échelles.
Mais démontrer que les racines du jihadisme sont multiples, ni uniquement psychologiques, générationnelles, religieuses, politiques ou sociales, n’implique pas de refuser toute hiérarchie des causalités.
Par exemple, le développement de pratiques salafies de l’Islam que l’on décèle dans certains quartiers urbains en Europe ou dans les sociétés à majorité musulmane du monde arabe, d’Asie ou d’Afrique peuvent certes favoriser la légitimation du recours à l’action armée, voire précipiter celui-ci. Mais elles n’apparaissent que rarement suffisantes pour expliquer l’option violente de certains individus. C’est là une impasse sérieuse de l’approche « jihadologique » qui, à travers l’étude de l’islam, de la propagande, de la doctrine diffusées par les leaders jihadistes et portée par quelques grands idéologues (Oussama Ben Laden, Abou Mussab al-Souri ou Abou Mohammed al-Maqdisi) ou organisations croit pouvoir expliquer la violence. Cette lecture est insuffisante et amène sinon à faire fausse route, du moins à laisser de côté d’autres facteurs tout aussi importants.
De fait, si l’on ne contextualise pas l’adjuvant idéologique, il est impossible de comprendre réellement les motivations réelles. Par exemple, une approche fondée principalement sur l’islam néglige entre autres le fait que les combattants jihadistes ont dans leur grande majorité une socialisation religieuse très sommaire. Elle néglige aussi que dans les toutes sociétés confrontées aux attaques et attentats, c’est ainsi davantage à partir des prisons que dans les mosquées que se déploie une trajectoire de radicalisation violente.
Il est nécessaire de réaliser que s’engager dans la violence n’a en effet pas la même signification en France ou au Yémen. Les guerres, la répression étatique, la torture, le racisme ou encore les inégalités constituent des variables centrales qui éclairent la diversité des stratégies entre mouvements jihadistes ainsi que les trajectoires de radicalisation. Dès lors, et actant le fait que seule une infime minorité de musulmans s’engage dans la violence, il revient aux sciences sociales d’expliquer autour de quels enjeux et dans quels contextes les acteurs individuels ou des groupes, d’al-Qaïda à l’OEI, favorisent les formes d’engagement violent.
Penser la violence politique
Pour ce faire, il est indispensable d’intégrer notre réflexion sur le jihadisme dans des enjeux conceptuels plus larges, contextualisant la violence politique. Les approches comparatives et les études de terrain soulignent combien celle-ci est de nature essentiellement réactive, procédant et nourrissant d’autres violences, parfois invisibles mais fréquemment reconstruites. L’enjeu n’est pas de savoir qui a commencé mais plutôt de comprendre combien (et quelles) les violences s’alimentent les unes les autres selon des logiques circulaires. La politique des drones américains produit sa propre forme de violence, soit à travers les diverses bavures dont elle est responsable, soit en terrorisant les civils dont les habitations sont survolées quotidiennement et plusieurs heures durant par ces appareils sans pilote qui peuvent frapper à tout moment des cibles non-identifiées. De même, l’état d’urgence en France et ses plus de 3000 perquisitions dans le sillage des attentats du 13 novembre 2015 a pu avoir d’identiques effets, légitimant un sentiment de discrimination, rapportée à de l’islamophobie. Enfin, la question palestinienne occupe une place centrale dans la propagande des groupes armés, tout comme la domination coloniale, en dépit du fait que bien peu des militants sont directement touchés par elles. Se jouent là des processus d’identification qui ont une dimension irrationnelle et sont éminemment subjectifs.
Loin d’un jihadisme centralisé et uniforme, les recherches démontrent la capacité d’adaptation des mouvements armés, caractérisés par un pragmatisme réel dans leur alliance avec les tribus par exemple ou dans l’identification des cibles de la violence. Les divergences et vifs débats entre al-Qaïda et l’OEI sur la stratégie à adopter, les alliances à nouer en terrain syrien notamment, en sont une illustration.
Intégrer le jihadisme dans une réflexion sur la violence politique en s’appuyant sur les outils proposés par les sciences sociales requiert enfin de comprendre combien le jihadisme s’incarne dans une diversité d’actions et de postures. Combattre une armée d’occupation n’implique pas les mêmes ressorts que se faire exploser dans un marché rempli de civils.
Occulter l’idée d’un continuum de la violence a des implications significatives, légitimant par exemple l’élimination extra-judiciaire des « terroristes » perçus comme a priori irrécupérables. Elle amène dès lors à perdre de vue combien la radicalisation est un processus qui implique une entrée mais peut-aussi donner lieu à une « sortie de rôle ». Les exemples d’abandon de la lutte armée via l’engagement dans un processus politique (même imparfait), du Fatah palestinien au Sinn Fein irlandais en passant par les FARC colombiens et le FIS algérien sont autrement plus nombreux que les succès consécutifs à une logique éradicatrice. Il n’y a aucune raison que le jihadisme obéisse à d’autres règles.
En savoir plus
- sur Laurent Bonnefoy
- « Comprendre le salafisme », entretien avec Laurent Bonnefoy publié le 28/01/15
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