Accueil>“Après la crise, je ne crois pas à un retour au monde d'avant"

01.04.2020

“Après la crise, je ne crois pas à un retour au monde d'avant"

Les décisions prises dans l’urgence par les institutions économiques nationales et européennes seront-elles suffisantes pour amortir le choc de la crise économique, conséquence inévitable de la pandémie du Covid-19 ? Analyse par Xavier Ragot, président de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), qui évoque aussi la nécessité de repenser, à l'issue de cet épisode tragique, les liens entre économie, société et environnement.  

En l'état actuel des choses, quelles seront, selon vous, les conséquences économiques de la crise sanitaire liée au Covid-19 en Europe et dans le monde ?

La crise sanitaire est sans précédent. A la différence des crises de 2008 ou de 1929, la crise que nous traversons est provoquée par des facteurs extérieurs à l'économie, qui touchent d'abord l'économie réelle avant d'entraîner des conséquences financières. Par son ampleur, elle sera plus courte mais probablement aussi brutale que la crise de 1929. Les conséquences économiques du virus ne sont pas directement celles de la maladie, mais plutôt celles, légitimes et nécessaires, des mesures de confinement. De ce fait, la crise du Covid-19 contribue à re-hiérachiser des objectifs purement économiques (à commencer par la croissance) et des objectifs politiques au sens le plus général (comme la préservation de la santé de la population). Le capitalisme ne sortira pas inchangé de cette prise de conscience, et je ne crois pas à un retour au monde d’avant.

Sur le plan économique, l’estimation que nous faisons à l’OFCE est qu'un mois de confinement conduira à une chute de l'activité du PIB, de 2,6% sur un an, par rapport à une croissance qui était attendue à 1,3%. Avec les prévisions actuelles, soumises à de grandes incertitudes, on peut penser que deux mois de confinement vont entraîner une chute du PIB plus que deux fois supérieure.

Les mécanismes sont assez simples. Il y a une chute brutale de la consommation des ménages, que nous estimons à 20% environ pour un mois de confinement. Les premiers secteurs concernés sont bien évidemment l’hôtellerie, la restauration et le tourisme. On assiste ensuite à un effondrement de la production dans certains secteurs, comme celui du bâtiment. Nous estimons une chute de l’investissement de 37%. La question difficile à ce jour porte sur l'ampleur d'un rebond éventuel après le confinement. Celui-ci contribuera à compenser une partie du recul de l'activité, mais probablement de façon très partielle. Cela dépendra de l’état du tissu productif et du revenu des ménages. Si le nombre de faillites est élevé, ou si les conditions sanitaires sont encore incertaines, les capacités de production nationales et internationales ne pourront pas répondre à la hausse de la demande, ce qui se traduira par une hausse des prix, au moins pour certains biens. 

Sur le plan européen et international, les ordres de grandeur sont similaires pour tous les pays développés. L’hétérogénéité des systèmes sanitaires ainsi que celle  des États-providence conduit cependant à des réponses différentes selon les pays. Par exemple, la décision récente d’envoyer un chèque de 1200 dollars aux Américains dont les revenus sont inférieurs à 75 000 dollars par an est un mécanisme qui vise à compenser la faiblesse des allocations chômage et des minima sociaux, en comparaison avec ce qui est pratiqué en Europe. De ce fait, la gestion sanitaire et économique de la crise aux Etats-Unis est préoccupante. Enfin, la contamination décalée des pays laisse prévoir une reprise mondiale poussive, car de nombreuses mesures pour isoler les économies seront en place pendant longtemps.

Que pensez-vous du plan d'urgence de 750 milliards d'euros de la Banque centrale européenne pour tenter d’amoindrir  les répercussions de cette crise sur l'économie ? 

Sur le plan strictement économique, l’action des gouvernements à travers le monde va dans le bon sens. En France notamment, le gouvernement soutient massivement les ménages et les entreprises et fait office “d’employeur” en dernier ressort, avec le mécanisme de chômage partiel. On peut citer de nombreux dispositifs, comme les fonds pour les travailleurs indépendants, la modification des critères ouvrant droit à l’assurance chômage ou des conditions afférentes aux arrêts de travail, entre autres. Notre État social compense en très grande partie la chute de revenu par une hausse de la dette publique. 

Mais qui va acheter cette dette publique ? Pour une partie, ce seront les ménages et épargnants dont la consommation chute. Pour une autre partie, ce seront les banques centrales. En ce sens, l’action de la BCE, après un temps de  confusion, est plus que bienvenue. Les montants sont pour l’instant adéquats, de l’ordre de 7% du PIB de la zone euro, mais il faudra probablement les augmenter. La Banque centrale crée de la monnaie pour financer les États, qui financent ensuite les ménages suivant des mécanismes nationaux. En France cela passe par l’activité partielle ; aux Etat-Unis par un chèque envoyé aux ménages.

Selon vous, y aurait-il d'autres mesures économiques à mettre en oeuvre et si oui, lesquelles ? Certains économistes ont notamment appelé à des actions complémentaires dans le cadre du Mécanisme Européen de Stabilité. Qu'en pensez-vous ?

Des débats sont en cours pour utiliser les institutions créées après la crise de 2008, telle que le Mécanismes Européen de Stabilité (MES). À ce jour, ces institutions, qui dépendent de la volonté des Etats membres, montrent moins de solidarité que l’action forte de la BCE, et cela est inquiétant. Même si sur le plan économique de court terme, l’action de la BCE peut suffire, il est urgent que les gouvernements européens se mettent d’accord sur la gestion de la crise et la solidarité qui peut exister entre les pays à la fin de la crise sanitaire. Tout le monde pense en particulier à l’Italie, dont la dette publique est élevée, plus de 130% du PIB, et qui est durement touchée par la crise sanitaire. Le désaccord européen actuel sur les corona bonds (des dettes émises par tous les pays européens pour venir en aide aux pays les plus fragiles) ou sur les conditions d’activation du MES n’est pas un bon message. Il faut d’abord gérer l’urgence, en permettant à chaque Etat de s’endetter pour faire face à la crise, et ensuite faire les comptes.

Les Etats ont-ils un rôle économique à jouer face à cette pandémie ?

Nous allons observer une reconfiguration du capitalisme. Des objectifs politiques comme les questions sanitaires, sociales, et bien sûr environnementales, seront légitimement imposés à notre dynamique économique, et c’est nécessaire. Les formes de ce changement sont à inventer. Les lieux de solidarité peuvent être nationaux, avec le risque d’affrontement des égoïsmes nationaux ; ou ils peuvent être européens, ou encore internationaux, avec - pourquoi pas ?- une coopération entre un nombre réduit d’États prêts à s’engager dans davantage de coopération, et peut-être l’apparition d’un sous-groupe au sein de la zone euro. Il faut ici se tourner vers l’histoire. Les moments de ré-institutionnalisation du capitalisme sont toujours très complexes, associant des dynamiques politiques, sociales puis économiques. Pour l’instant, on lit trop souvent cette crise avec les arguments du passé, comme la critique de néolibéralisme, ce qui est partiellement vrai mais peut conduire à un nationalisme étroit, alors qu’il s’agit d’aller vers un futur désirable. Ces débats ne font que commencer, et il faut d’abord gérer l’urgence.

Pour en savoir plus 

Légende de l'image de couverture : Portrait de Xavier Ragot © Thomas Arrivé / Sciences Po