John Crowley

Le multiculturalisme offre un cadre normatif pour la gestion des revendications politiques exprimées par des acteurs politiques ethniques dans les démocraties libérales. Il propose, spécifiquement, des principes permettant de déterminer quelles revendications sont inacceptables, lesquelles sont acceptables, et lesquelles ont, au titre de la justice, un caractère impératif. C’est l’application pratique de tels principes à des cas particuliers qui est appelée ici adjudication, qu’elle ait ou non un caractère strictement judiciaire. L’article défend l’idée que, pour avoir envisagé l’adjudication dans une perspective exclusivement normative, nombre de contributeurs à la réflexion multiculturaliste, y compris certains des plus influents, ont mal situé le problème, et donc proposé des solutions de pertinence discutable. Cet accent normatif résulte du souci compréhensible d’éviter que la justice se confonde avec l’équilibre des intérêts dans un processus pluraliste de marchandage. On y perd toutefois l’épaisseur de la sociologie politique des revendications ethniques, elle-même étroitement liée à l’épaisseur institutionnelle de leur adjudication. Une dimension essentielle de cette perte est la conception sociologiquement insatisfaisante de la culture qui est caractéristique du multiculturalisme normatif, et qui en rend l’application malaisée précisément dans les contextes mêmes dont les théoriciens multiculturalistes se préoccupent. La recherche de principes d’adjudication des revendications ethniques qui ne soient ni purement formels ni assujettis aux dynamiques politiques pratiques, y compris les rapports de forces empiriques, se révèle en fin de compte infructueuse.

Marco Martiniello

Ce cahier aborde la question de l'utilisation d'images de la différence et de la spécificité culturelles dans le "conflit communautaire" en Belgique. Par ce biais, l'interrogation porte sur la relation complexe entre identité politique et culture ainsi que sur la place de ces deux notions dans les processus de construction politique de l'ethnicité et de la nation. 
L'argumentation est développée en cinq points. Premièrement, l'ancienneté du "conflit communautaire" est rappelée. Deuxièmement, on montre que des images de la spécificité culturelle et identitaire ont toujours été politiquement exploitées dans ce conflit. Troisièmement, l'hypothèse suivant laquelle le processus de fédéralisation de l'Etat a révélé un changement profond de l'aspect du "conflit communautaire" est développée. Quatrièmement, on montre que les marqueurs culturels et identitaires utilisés politiquement dans le conflit varient selon que l'on se situe dans une politique de l'ethnicité ou dans une politique des nationalismes. Cinquièmement, des conclusions provisoires sont tirées quant à l'avenir de la Belgique.

Emilie René

Le concept de "communauté mondiale" est aujourd'hui le passage presque obligé de toute analyse des manifestations sociales de la mondialisation. Parallèlement et de façon privilégiée - dans un usage médiatique, politique ou savant -, l'emploi des mots "islam" ou "umma" tend à impliquer l'existence d'une telle communauté qui lierait les musulmans du monde entier. L' "affaire Rushdie" a été l'occasion d'un retour en force de ce type de lecture : le caractère transnational de la mobilisation contre l'écrivain et les termes mêmes de la fatwa de l'imam Khomeyni appelant à son exécution y ont contribué.
Le point de départ de cet essai est de prendre la présomption de la "communauté musulmane mondiale" au mot. De quoi et d'où parle-t-on ? Comment cerner les contours de cet objet, ou plutôt comment le construire afin de le rendre opératoire ? Pour répondre, on examine ici les débuts de la mobilisation mondiale contre Rushdie. La grille de lecture proposée se concentre sur la reconstitution des imaginaires et des stratégies d'acteur, des interactions concrètes et symboliques ainsi que des contextes nationaux spécifiques qui permettent d'identifier la "communauté d'interprétation" qui s'est alors constituée.

Bennetta Jules-Rosette, Denis-Constant Martin

La culture populaire est un terrain sur lequel s'élaborent l'identité sociale et les représentations collectives. Diverses recherches récentes en anthropologie, études culturelles, science politique ou littérature se sont penchées sur ses implications sociales et politiques. Ces différentes approches posent des questions nouvelles et ouvrent un débat. La culture populaire est-elle résistance ou échappatoire ? Les mélanges, fusions et combinaisons qui la caractérisent sont-ils des emblèmes identaires, les marques de l'inéluctable mondialisation ou les sous-produits de processus complexes impliquant dialectique de l'universalisation et discours de contestation?
Pour répondre, les auteurs examinent dans une perspective théorique comparative la production, la réception et la consommation de la culture populaire. Ils explorent les structures de signification que suscite sa transmission et les complexités et ambivalences du cycle de la communication. La culture populaire est analysée comme un système perméable de significations, fondé sur la mémoire, fournissant de quoi construire et exprimer l'identité collective et produisant des attitudes contrastées vis-à-vis du pouvoir.
Après un survol des développements théoriques et méthodologiques récents, les auteurs procèdent à une analyse comparative à partir d'éléments pris dans les arts et la musique populaires d'Afrique, des Antilles, d'Europe, d'Inde, d'Amérique latine et des Etats-Unis. En conclusion, ils suggèrent des pistes théoriques en vue de réévaluer les implications des études empiriques.

Olivier Roy

Une des causes de la faiblesse de l'Etat au Moyen-Orient est que l'allégeance primordiale va au "groupe de solidarité" (açabiyya), un réseau fondé, quelle qu'en soit la base sociologique, sur des relations familiales et personnelles. Ces groupes de solidarité s'engagent soit dans une stratégie nationale de contrôle de l'Etat, soit au contraire se délocalisent et s'internationalisent dans le cadre des diasporas qui créent des réseaux transnationaux. Les groupes de solidarité ne sont pas l'expression de la permanence d'une société traditionnelle dans un Etat moderne, mais une recomposition de réseaux d'allégeances dans un espace politique et territorial définitivement modifié par le fait de l'Etat.
La recomposition peut se marquer par la territorialisation et la communautarisation de groupes infra-ethniques en compétition pour le pouvoir (Koulabis du Tadjikistan) ou bien par la délocalisation de réseaux de pouvoir qui s'effacent en apparence derrière leur objet, le pouvoir d'Etat (la faction de Samarcande en Ouzbékistan) ou bien au contraire par le branchement du groupe de solidarité sur un réseau international (aide humanitaire). Ces formes de recomposition affaiblissent non pas l'Etat, cadre de toute inscription dans l'espace politique, mais le passage à l'Etat ethnique, qui ne fonctionne que lorsqu'il est construit par en haut : l'Ouzbékistan existe, pas le Baloutchistan

Eric Anglès, Chris Hensley et Denis-Constant Martin

Dans la Jamaïque des années 1970 se produit une conjonction assez rare : celle d'un culte syncrétique en plein essor, le rastafarisme ; d'un nouveau style de musique populaire, le reggae ; et d'un mouvement politique incarné dans l'un des deux grands partis de l'île, le People's National Party. Ensemble, bien que sous des formes différentes et sans jamais établir entre eux de relations exclusives, ils prennent en charge une intense aspiration au changement, à la fois culturel, social, économique et politique. Aujourd'hui, le rapport des Jamaïcains à leur histoire a effectivement changé; dans beaucoup d'esprits, la dignité et la fierté ont remplacé l'aliénation et le mépris de soi. Pourtant le système politique, les inégalités sociales demeurent ce qu'ils étaient il y a vingt-cinq ans. Et la Jamaïque s'interroge encore sur ce que pourrait être son avenir. Les textes réunis ici analysent les conditions qui ont permis la rencontre du rastafarisme, du reggae et des forces politiques jamaïcaines et étudient l'évolution récente de la musique populaire pour essayer de mieux comprendre les transformations qu'a subies la société jamaïcaine, et leurs limites.

Marie-Paule Canapa

La fin du communisme en Yougoslavie a abouti à l'éclatement du pays et à la guerre. Mais les nouveaux Etats qui se sont séparés de la fédération sont eux-mêmes (sauf la Slovénie) pluriethniques. Comment géreront-ils ce problème ? Cette question, même si elle se pose d'abord en termes de droit des minorités, soulève un problème de démocratie en général. Les principes de base de l'organisation de la démocratie dans l'Etat "national" empêchent une pleine affirmation des membres des minorités en tant que citoyens définis d'abord, parfois presque exclusivement, comme membres de leur nation.
Peut-on envisager un autre mode d'appartenance à l'Etat, une participation plus effective à la prise de décisions ? Ce sont en fait des questions cruciales de la démocratie qui sont ici en cause (laïcité au sens large, décentralisation) ; c'est aussi le rôle du critère ethnique dans l'organisation politique et des perversions possibles qu'il induit (Bosnie-Herzégovine)

Radovan Vukadinovic

La désintégration violente de la Yougoslavie secoue profondément les Balkans. La naissance de nouveaux Etats issus de l'ancienne fédération, la disparition de celle-ci, naguère pilier de la péninsule, la recherche d'appuis extérieurs par les parties en conflit ont transformé des paramètres régionaux déjà profondément infléchis par l'effondrement des régimes communistes.
Radovan Vukadinovic passe en revue tous les acteurs, anciens ou nouveaux, de la région en analysant minutieusement leurs craintes, leurs intérêts à court et à long terme, l'évolution de leurs relations. Dans son dernier chapitre, il s'interroge sur les nouvelles lignes de force qui se dessinent dans un paysage encore confus. Il relève les imperfections d'un modèle trop calqué sur le passé qui comporterait une alliance centre-européenne ("catholique") et une "alliance orthodoxe". Mais il décèle deux coalitions plus modestes en voie de formation : Grèce-Roumanie-Serbie et Turquie-Bulgarie-Albanie.

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