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20.06.2023
Utopie numérique, où en sommes-nous 10 ans plus tard ?
À l'occasion du dixième anniversaire de la sortie de son ouvrage Aux sources de l'utopie numérique en français, Fred Turner était invité vendredi 16 juin à Sciences Po pour une conférence sous forme de bilan de l’utopie numérique qui a entouré l’avènement d’internet. Il partage avec nous ses réflexions.
Comment les utopies des années 1990 ont-elles évolué ? Certains d'entre elles sont-elles devenues réalité ?
Dans les années 1990, presque tout le monde s'accordait sur l'idée qu’internet allait donner aux individus une nouvelle voix dans la vie publique et permettre de créer une société basée sur l'expression des désirs individuels. Dans cette société idéale, les gouvernements disparaîtraient. L'ordre social émergerait spontanément de l'interaction constante entre des individus augmentés par la technologie.
Aujourd'hui, nous avons ouvert les yeux. Nous vivons en effet dans un monde où les voix et les désirs individuels se sont libérés à l'échelle mondiale. Et ce que portent ces voix, surtout à droite mais pas uniquement, c'est l'espoir de détruire les institutions qui organisent la société. Nous commençons donc à nous rendre compte qu'un tel monde n'est pas dans le droit fil de l'utopie sympathique promise par les idéologues californiens des années 1990.
Tout d'abord, nous avons appris que la diffusion des paroles individuelles sans modération, à grande échelle, ne produit pas d'ordre social, mais plutôt une cacophonie. Ensuite, nous avons découvert que certaines voix ont plus de poids que d'autres et que prétendre que nous aurions tous accès à internet sur un pied d'égalité revient à occulter les inégalités qui imprègnent notre société. Enfin, nous avons commencé à admettre qu'internet ne peut se réduire à des individus et leur ordinateur. Il faut compter également avec de grandes entreprises, des acteurs étatiques et des incitations économiques et politiques dont la puissance est nettement supérieure à ce qu'une voix individuelle peut dénoncer.
Aujourd'hui, nous constatons que l'utopie centrée sur l'individu promise dans les années 1990 a contribué à la concentration des entreprises au niveau mondial, à la polarisation politique et à la personnalisation extrême du débat public. Il n’y a qu’une seule façon de réparer ces dégâts, à mon avis : faire appel au pouvoir des institutions représentatives - c'est-à-dire des gouvernements démocratiques - pour tenter de maîtriser les conséquences d'une révolution sociale et technique qui s'est avérée bien différente de ce que beaucoup avaient imaginé.
Pensez-vous que les nouveaux (et moins nouveaux) venus - tels que les médias sociaux, l'intelligence artificielle, notamment ChatGPT, l'OpenSource, les NFT - sont en train de créer une nouvelle utopie ? Est-il réaliste et utile d'essayer de les réglementer ?
Non, il n’y a pas de nouvelle utopie, mais oui, il faut réglementer. Je dirais même que la réglementation est à la fois réaliste et essentielle.
Commençons par abandonner cette idée d'utopie. Les utopies ont tendance à être des systèmes totalisants : elles promettent de résoudre tous les problèmes en même temps grâce à un ensemble d'outils semi-magiques. Actuellement, les outils magiques sont les technologies numériques. Mais elles ne sont pas magiques du tout ; elles sont le fruit d’une mécanique initiée par les entreprises et les États. Dans les pays occidentaux, elles sont largement développées et déployées pour servir les intérêts des sociétés commerciales et de leurs propriétaires.
Mark Zuckerberg peut bien présenter Facebook comme un outil permettant d'améliorer les relations interpersonnelles, mais, comme toute une génération d'universitaires nous l'a appris, il s'agit également d'un moteur de polarisation politique à but lucratif, actif dans le monde entier. La fable selon laquelle pouvoir se parler via un écran créerait une société plus chaleureuse et plus intime n'est et n'a jamais été plus que cela : une fable.
La question est la suivante : comment pouvons-nous aider les technologies que nous avons développées à servir l'intérêt général ?
Nous pouvons commencer par ne pas prendre pour argent comptant les affirmations qui accompagnent chaque nouvelle technologie, selon lesquelles tel appareil ou tel système - médias sociaux, IA, crypto-monnaie - va changer la face du monde. C’est du pur marketing, et non le reflet de la réalité. En éliminant ce mirage marketing, nous pouvons commencer à voir ces technologies non pas comme radicalement nouvelles et magiques, mais bien souvent comme des répliques d'un vieux modèle industriel.
Les réseaux sociaux, par exemple, gagnent de l'argent en exploitant nos interactions sociales, en les transformant en données et en revendant l'usage de ces données. À l'instar de l'exploration pétrolière ou de l'extraction du charbon pour notre planète, les médias sociaux ont un impact terrible sur l'environnement culturel. Facebook a littéralement contribué à polluer la culture politique américaine, sans parler de son ingérence dans la politique d'autres pays.
Au cours du XXème siècle, les gouvernements se sont donné les moyens d'identifier et de gérer les conséquences de l'exploitation du pétrole et du charbon sur la société, en général au prix d'une lutte acharnée. Nous devons aujourd'hui faire la même chose pour les médias sociaux, l'IA et les crypto-monnaies, sans quoi nous risquons de nous retrouver face à une version politique du réchauffement climatique, une montée lente et pernicieuse de la température du débat public et une fonte drastique du civisme.
Comment les générations futures, notamment les étudiantes et étudiants de Sciences Po, peuvent-elles aider l'utopie à prospérer et changer le monde de manière positive ?
Et bien, s’il y a une chose que m’ont apprise mes nombreuses années d'étude sur les promesses de l’utopie technologique, c’est que les utopies ne valent pas la peine que l’on se batte pour elles. Nous devons nous battre pour des choses beaucoup plus banales : la survie des gouvernements représentatifs, la réduction des inégalités économiques, l'arrêt des émissions de carbone et du changement climatique. La technologie jouera certainement un rôle dans toutes ces batailles, et les étudiants de Sciences Po ont toutes les cartes en main pour comprendre comment l'utiliser au mieux. Certains problèmes se prêtent à des solutions technologiques, la plupart non. La formation des étudiants de Sciences Po doit les aider à contribuer à identifier ceux qui relèvent de la première catégorie et les autres, et améliorer le monde en conséquence.
EN SAVOIR PLUS :
- « Elon Musk laisse ceux qui partagent ses tendances à l’autoritarisme déverser leur propagande sur Twitter », interview de Fred Turner dans Le Monde du 14 juin 2023
- Des liens étroits entre inégalités sociales et activisme politique
- Le médialab de Sciences Po