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18.06.2025
Troisième numéro de la revue "Comprendre son temps" : les nouvelles conflictualités
Pour le troisième numéro de Comprendre son temps – la revue de sciences humaines et sociales qui éclaire les ruptures du monde contemporain et accompagne la décision publique et privée – Sciences Po publie une analyse des nouvelles conflictualités dans un contexte de tensions géopolitiques exacerbées.
Hugo Micheron, chercheur en science politique, spécialiste du Moyen-Orient et du jihadisme, coordonne les contributions d’une dizaine de chercheurs, consacrées aux nouvelles formes de conflits qui ont émergé ces dernières années : militarisation du numérique, arsenalisation de l’information, reconfiguration des alliances et des rapports de force, hybridation des menaces et retour des guerres chaudes, de l’Ukraine à Gaza. Elles décryptent les mutations systémiques qui redéfinissent les attributs de la puissance et interrogent la place de l’Europe dans l’ordre mondial.
Découvrez un extrait du premier article de la revue, un débat entre Thierry Balzacq, professeur des universités et chercheur au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po et Giuliano Da Empoli, écrivain et enseignant à Sciences Po, mené par Hugo Micheron et intitulé : “Brutalité, prédation et techno-utopie”.

À l’abri du parapluie américain, convaincue de l’efficacité de la dissuasion nucléaire ainsi que du rôle pacificateur de l’État de droit, du multilatéralisme et du commerce, l’Europe a cessé de se penser comme un acteur stratégique.
Dans un monde où la brutalité tend à gouverner les relations internationales, l’assoupissement européen est d’autant plus préjudiciable qu’une alliance inédite s’est nouée entre la technologie et des dirigeants prédateurs, au rang desquels figure désormais l’ami étatsunien. En résultent des formes nouvelles de conflictualité dont l’Europe n’a ni la pratique ni la maîtrise.
Un tournant géopolitique majeur dont Thierry Balzac et Giuliano Da Empoli débattent avec le politiste Hugo Micheron.
Hugo Micheron - Êtes-vous en phase avec l’idée que la brutalité est redevenue un élément déterminant de la géopolitique ?
Thierry Balzacq : N’oublions pas au préalable l’effet de perspective qui écrase ce que nous dit l’histoire. Rappelons-nous, par exemple, combien la décennie 1990 fut meurtrière. On peut relever au moins trois traumatismes : l’émiettement de l’ex-Yougoslavie, le génocide au Rwanda, la guerre en République démocratique du Congo, qui se poursuit aujourd’hui et qui a fait, à ce jour, plus de 6 millions de morts selon les données du Global Conflict Tracker.
Et que dire de ce premier quart de siècle ? N’a-t-il pas été inauguré par l’agression spectaculaire d’un groupe terroriste contre les États-Unis, suivie d’un engrenage de violence et parfois d’abus : la guerre globale contre le terrorisme qui a profondément transformé le système international ? Depuis l’attaque russe contre la Géorgie, en 2008, les nuages n’ont cessé de s’amonceler sur l’Europe.
Au vrai, ce n’est pas tant la proximité de la guerre ou l’intensité de sa violence qui ébranle l’Europe que le déclin de l’imaginaire politique qui lui avait procuré jusque-là un certain confort psychologique et lui avait sans doute aussi permis de faire l’économie d’une pensée stratégique autonome.
En effet, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe occidentale puis l’Union européenne ont progressivement fait leur l’idée que le libéralisme était le rempart le plus efficace contre la guerre et ce, d’autant plus qu’il bénéficiait d’une caution américaine. Au fil du temps, la nécessité est devenue une conviction.
Or, et c’est un changement radical, les mêmes États-Unis détricotent désormais ce qui constituait la triple ceinture de protection du libéralisme international, à savoir la promotion de l’État de droit, le soutien aux institutions internationales et l’interdépendance économique censée renforcer la coexistence pacifique entre États.
Voilà, à mon avis, où réside l’essentiel de la violence que perçoivent les Européens.
Giuliano Da Empoli : Je dirais que cette brutalisation est en réalité un retour à la normale de la vie internationale. L’exception est plutôt la période qui est en train de se clore.
Les historiens qui étudient la technologie militaire défendent une thèse intéressante, celle qu’il existe des périodes où les technologies offensives se développent davantage que les technologies défensives et d’autres où les technologies défensives parviennent à compenser l’essor des technologies offensives.
Les premières sont évidemment plus belliqueuses, et nous sommes entrés dans une période d’autant plus belliqueuse qu’il est désormais possible de s’armer à peu de frais. Aujourd’hui, pour abattre un drone à deux cents dollars, il faut un missile Patriot à trois millions de dollars.
Toute une gamme de technologies offensives permettent de mener des attaques, par exemple des cyberattaques, à un coût presque nul pour des acteurs étatiques et non étatiques.
H. M. - Les transformations que vous évoquez se produisent dans le contexte d’une révolution technologique. Est-elle un accélérateur ou un amplificateur de brutalité ?
G. D. E. : Je pense que la brutalisation actuelle se joue à deux niveaux. À un premier niveau, on assiste au retour d’acteurs que j’appelle des prédateurs : Trump, Poutine et bien d’autres leaders actuels. Il suffit de relire les classiques comme Tacite, Suétone et Machiavel pour les identifier et saisir leurs façons d’agir.
Mais il est aussi essentiel de comprendre qu’à un niveau inférieur, ces acteurs sont portés par une infrastructure technologique de la brutalité. Dans tous les pays, et aussi bien à l’échelle internationale que nationale, le débat se déplace dans cet écosystème sans règles qu’est la sphère numérique. Il sort des arènes régulées de la confrontation politique pour entrer dans un espace que l’on pourrait qualifier de Somalie digitale, tel un État en faillite dirigé par des seigneurs de guerre.
T. B. : La technologie est traitée de manière inadaptée quand on l’isole des autres capacités de l’État.
Un premier enjeu, dans le domaine des relations internationales, est de savoir dans quelle mesure une technologie reconfigure les attributs de la puissance, car cela permet de tracer la différence relative entre les ruptures technologiques et les évolutions incrémentales.
Assurément, la surveillance du champ de bataille par les satellites est une rupture sans précédent. Ainsi, dans les guerres comme celle qui se déroule en Ukraine, le théâtre des opérations est devenu transparent. Lorsqu’un acteur peut anticiper, minute par minute, les mouvements de troupes de l’autre, la possibilité d’aboutir à un échec et mat se trouve compromise, sauf à utiliser une arme de destruction massive dont ne disposerait pas l’adversaire.
Un second enjeu, non moins important, est d’évaluer l’effet de la technologie sur la maîtrise des coordonnées précises des lieux d’affrontement. En bien des cas, en effet, les innovations technologiques ne constituent pas seulement des instruments inédits, mais font aussi émerger un nouvel espace d’actions ayant ses propres règles de fonctionnement. Néanmoins, quelle que soit la technologie, la logique d’action – ou rationalité stratégique – reste identique, et c’est ce qui fait la différence sur le champ de bataille.
Enfin, à supposer que la guerre en vienne à durer, les nouvelles technologies offrent aux décideurs, surtout aux moins scrupuleux d’entre eux, un outil de contrôle du récit qui la sous-tend bien plus redoutable que les tracts. Or, pour mobiliser les ressources nécessaires à la continuité de la guerre, le moral des troupes et le soutien de la population restent des facteurs essentiels.
H. M. - Pendant la Guerre froide, la dissuasion nucléaire paraissait suffisante pour écarter la perspective d’un conflit entre superpuissances. Cela ne semble plus le cas aujourd’hui. Où pensez-vous que se situe désormais le point d’équilibre de la terreur ?
T. B. : La dissuasion est une épreuve de volontés, disait Raymond Aron. Elle repose sur deux piliers : la réalité des moyens et la crédibilité de la menace. Elle s’appuie sur un postulat, celui d’acteurs rationnels, duquel on tire un axiome : l’arme nucléaire est faite pour ne pas être utilisée. Je crois que c’est une vision simpliste, voire inexacte. Si elle est conçue pour ne jamais y avoir recours, comment pourrait-elle dissuader qui que ce soit ?
De plus, dans les scénarios les plus fous en matière d’usage d’armes nucléaires, ce sont souvent un accident, une interprétation erronée, un signal mal reçu ou mal lu qui sont susceptibles de précipiter une catastrophe. Avec pour corollaire qu’il n’existe sans doute pas de point d’équilibre pleinement satisfaisant dans la terreur – tout au plus des manières de se rassurer sur les intentions de l’autre en se prenant soi-même pour unité de mesure.
Mais, dès lors que les protagonistes opèrent dans des environnements sémiotiques différents, comme on le voit aujourd’hui, c’est toute la grammaire de la dissuasion qu’il faut revoir.
G. D. E. : De ce point de vue, j’ai une théorie peu rassurante : je pense que la décision reste très rationnelle jusqu’à un certain niveau puisque, parvenue au sommet, elle devient complètement irrationnelle.
Pour prolonger la réflexion sur le facteur humain, il faut également prendre en compte un effet générationnel. La génération qui a connu le traumatisme du premier usage de l’arme nucléaire est en train de disparaître de la scène publique, ce qui entraîne une perte de mémoire collective. La culture politique et la culture stratégique, qui se sont construites autour de l’enjeu nucléaire et qui ont permis de geler la situation pendant plusieurs décennies, se sont perdues à cause de ce renouveau générationnel.
On peut même aujourd’hui se demander si le tabou absolu de l’usage de l’arme atomique existe encore. D’ailleurs, la fin des tabous ne touche pas uniquement l’enjeu nucléaire. On assiste au retour de mots d’ordre en politique qui auraient été des interdits absolus il y a encore quelques années. Ils reviennent sous la forme de transgressions, par exemple via l’usage des symboles nazis.
(crédits : Sciences Po)