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13.05.2024
Rencontre avec SMITH, l'artiste-chercheur qui trouble les genres et les disciplines
Après la crise de la relation, le “commun de l’humain” est la thématique proposée pour la deuxième édition du cycle de conférences “Dans l'œil des artistes", modéré par Jean de Loisy, commissaire d’expositions et Frédéric Gros, philosophe, professeur des Universités à Sciences Po et chercheur au CEVIPOF. Le 12 mars, l’artiste SMITH était leur premier invité.
Retour d'expérience par deux ambassadrices de la Maison des arts et de la création et étudiantes à l'École d'affaires publiques, Clara Chevrier et Toareia Guehennec.
Exploration artistique des fantômes, comme tissu du commun de l’humain
Cette quête du commun, de ce qui excède l’humain dans la matière et dans la forme, revient à dépasser le monde du visible, et à plonger dans celui des invisibles, des fantômes. Grâce à une caméra thermique qui enregistre les ondes de chaleur émises par des objets et des corps, SMITH réussit à se hisser au-dessus de ces distinctions en donnant vie aux spectres. Plus que leur donner vie, l’artiste les habite et se laisse habiter par eux. À la question “quels sont les fantômes qui vous hantent ?”, iel répond “demande-moi plutôt qui je hante ?”. Iel s’approprie ainsi une transidentité qui lie les mondes, dépasse les frontières et les oppositions figées, tout en faisant du corps un lieu de traversée et d’hospitalité mouvante de ces fantômes.
Ce rapport au corps définit d’ailleurs son rapport à l’histoire. Être habité par des fantômes, affirme Frédéric Gros, c’est se rappeler de ce qui ne nous est jamais arrivé, c’est se souvenir de choses que nous n’avons jamais vécues. “Nous sommes les fantômes de ce qu’il a fallu que nous cessions d’être pour être ce que nous sommes”, complète Jean de Loisy, qui cite lui-même ici André Breton (Nadja). C’est en ce sens que les fantômes structurent notre rapport à notre propre histoire et questionnent notre existence physique, celle qui se définit par la matière ancrée dans l’espace, et notre existence métaphysique, celle ancrée dans le temps, l’esprit et l’imaginaire. Grâce à une puce électronique injectée dans le bras, SMITH tente d’encapsuler cette volatilité, d’accéder à et de capter, par la technologie, l’esprit des spectres, l’identité symbolique qui fonde le commun de l’humain.
Ces technologies, affirme SMITH, décuplent l’espace des fantômes. Elles rendent possible la rencontre entre les pensées et existences du passé, avec celles du présent. L’artiste mentionne d’ailleurs une anecdote à propos du philosophe Jacques Derrida, qui regarde le film Ghost Dance 10 ans après la mort de Pascale Ogier dans lequel il demande à cette dernière : “Et vous, vous y croyez aux fantômes ?”, et qui se retrouve transporté dans un autre monde lorsqu’Ogier lui répond, à travers l’écran : “Oui, absolument, je crois aux fantômes”. Les fantômes, en ce sens, sont une trace de consciences qui interagissent entre elles dans différentes temporalités. Ces consciences n’ont pas de freins ou de limites, elles s’élargissent, se distendent, se déplacent dans l’espace infini qu’est le cosmos.
Le dépassement des dichotomies traditionnelles
L’idée de continuité permanente pousse l’artiste à relier des mondes a priori distincts. En s’injectant un morceau de météorite dans le bras notamment, Smith tente de créer une relation de proximité avec l’univers, le cosmos. Cette expérience a d’ailleurs été pour iel l’occasion d’échanger avec un astrophysicien, preuve que Smith cherche également à tisser des liens entre des domaines apparemment divergents : l’art, la philosophie et aussi les sciences dures.
De même, la puce thermique doit permettre à l'artiste de créer un lien insolite avec les êtres vivants qui l’entourent. Des éléments qui semblent extérieurs à l’homme (les animaux, les plantes…) prennent une toute nouvelle dimension grâce à la caméra thermique ; comme si l’outil utilisé permettait de se doter d’une conscience plus large, capable d’embrasser notre cosmos, tout en se resituant en son sein. Ainsi, la photo n’est plus un simple objet de fixation : la caméra thermique permet d’apprécier le mouvement du sujet, ou même de l’âme. La photographie argentique trouve aussi sa source dans des éléments a priori contradictoires. Elle résulte en effet du contact direct avec la lumière émise par la personne qui a été photographiée. “Ce rebond de lumière laisse une trace organique sur le papier photographique” explique Smith. Or la lumière elle-même est définie par deux éléments distincts, voire antithétiques en sciences : elle peut être étudiée comme une onde, mais aussi comme un ensemble de particules. Les objets comme les outils utilisés sont ainsi démultipliés.
Au même titre que les outils photographiques, les mots deviennent un médium, pour décrire les émotions humaines, voire pour les créer. C’est ainsi que Smith a partagé son contentement lorsqu’il a trouvé le mot “désidération”, qui correspond à la sensation d'éblouissement et au sentiment de dépassement et de submergement que l’artiste peut connaître devant l’immensité d’un ciel étoilé par exemple. À nouveau, dans cet esprit de continuité et de boucle infinie, l'émoi ressenti est à l’origine du moi, qui nourrit lui-même l’émotion. Aussi, cette idée de dépassement des dichotomies apparentes conduit l’artiste à constater des mouvements perpétuels, aussi bien physiques que psychiques. Il rappelle ainsi que la séparation philosophique traditionnelle du corps et de l’esprit doit être remise en question : des “flux” traversent le corps et l’esprit, “sans jamais se figer” énonce-t-il.
Dans une perspective bergsonienne, Smith apparaît comme un artiste à part entière : un être capable de révéler la beauté, la subtilité et l’originalité du réel. À travers la représentation d’un mouvement perpétuel et multidimensionnel, l’artiste dépasse les dichotomies apparentes et nous offre l’opportunité d’élargir notre perception du monde.