Accueil>Portrait du pouvoir en Russie : rencontre avec Giuliano da Empoli

22.12.2023

Portrait du pouvoir en Russie : rencontre avec Giuliano da Empoli

28 novembre 2023, lors d’une conférence de la Maison des Arts et de la Création de Sciences Po, Giuliano da Empoli, auteur de plusieurs ouvrages, dont Le Mage du Kremlin (Éditions Gallimard, 2022) et Les ingénieurs du chaos (Éditions Gallimard, 2019), s’est livré à une réflexion sur le pouvoir politique en Russie. Mêlant politique et littérature, l'auteur récompensé du Grand prix du roman de l'Académie Française 2022 a rappelé l’importance primordiale de la liberté, de plus en plus menacée à l'ère contemporaine.

La rencontre était modérée par Sergei Guriev, directeur de la formation et de la recherche de Sciences Po et co-auteur de Spin Dictators : le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle (Éditions Payot, 2023). Découvrez le compte-rendu des étudiants Lili Cordesse et Ethan Gray.


Le regard du conseiller

Le Mage du Kremlin dresse un portrait du pouvoir politique en Russie à travers le point de vue de Vadim Baranov, narrateur et personnage principal du roman, conseiller auprès de Vladimir Poutine. Il plonge le lecteur au cœur du métier de conseiller avec un constat qui fonde la réflexion de Giuliano da Empoli, celui qu'être conseiller est “un élément de caractère”, qu’il y aurait une distinction fondamentale à opérer entre les deux rôles.

Le dirigeant “n’a pas de distance entre lui-même et son action”, il subit ainsi une forme de "vie infernale" avec laquelle le bon conseiller tente de maintenir une distance, malgré son appartenance aux plus hauts cercles du pouvoir. Pour le romancier, “le vrai conseiller appartient à une race totalement différente de celle du puissant. En vérité, c’est un paresseux. Murmurées à l’oreille du prince, ses paroles produisent un impact maximum sans qu’il ait à déployer les fatigues de l’ascension” (Le Mage du Kremlin, p. 265).

Celui qui a été conseiller auprès de Matteo Renzi, ancien chef du gouvernement italien, confie qu’il existe toujours “une composante autobiographique” dans l'écriture romanesque et que cela exige de “mobiliser une partie de soi, de ses expériences, de ses émotions”. Giuliano da Empoli souligne qu’il n’aurait sans doute jamais pu écrire le livre sans avoir eu les expériences professionnelles qui sont les siennes.

Un choix ancré dans l'idée que le conseiller dispose d’un “point d’observation” privilégié et singulier sur le cœur du pouvoir, qu’il peut en révéler les fondements et les spécificités du système dans lequel il s’inscrit. Tout de même, pour da Empoli, la difficulté de l’exercice est celui de devoir composer avec la cour sans devenir courtisan, “être un antidote à l'obnubilation naturelle du pouvoir” pour reprendre ses propos.

La forme romanesque ou l’importance du décentrement

Pour da Empoli, chercher à comprendre est l'objectif recherché car “c’est toujours plus utile quand on a en face de soi un adversaire”. Incarné par le personnage de Vadim Baranov dans Le Mage du Kremlin, son essai Les ingénieurs du chaos met en avant ceux qui œuvrent en faveur des idéologies populistes comme techniciens du désordre à travers le monde. Le basculement de la forme davantage “objective” et “rationnelle” de l’essai vers la fiction est nécessaire, selon l’auteur, afin d’essayer “de rentrer dans la tête d’un personnage”. Il se peut que les formes littéraires conventionnelles des sciences sociales trouvent leurs limites face à ceux qui nient la valeur de la méthodologie scientifique.

Ainsi, le roman permet de décentrer son propre regard en s’exposant au point de vue d’autrui et en révélant les paradoxes et les contradictions inhérentes à l'homme, entre la volonté de “construire un théâtre de manipulation post-moderne” qui dépasserait la violence, comme le souhaite Baranov, tout en perdant la maîtrise de cette même violence, fondatrice d’un régime poutinien dans lequel “le résultat est toujours le même : au sommet il y a les opritchniki, les chiens de garde du tsar” (Le Mage du Kremlin, p. 52) car dans la perspective du narrateur, les “Russes ne sont pas et ne seront jamais comme les Américains. Cela ne leur suffit pas de mettre de l’argent de côté pour s’acheter un lave-vaisselle. Ils veulent faire partie de quelque chose d’unique. Ils sont prêts à sacrifier pour ça” (Le Mage du Kremlin, p. 86).

La quête du pouvoir, un fait universel

Le "Tsar", tel que le nomme Giuliano da Empoli, est “une bête du pouvoir, motivée et animée par une volonté insatiable”; l’écrivain va jusqu'à décrire la “jouissance” qui est celle du chef de l’État russe dans l’exercice de ses fonctions. Si la Russie et sa culture politique sont mises en lumière dans le roman, il s’agit d’un choix qui s’explique par la singularité du cas russe, d’avoir été confrontée à tous les extrêmes.

Succédant au totalitarisme communiste et à l'ère soviétique, le bouleversement des années 1990 et la primauté des lois d’un marché libre sur un ordre étatique qui avait disparu ont mené à un sentiment de perte de repères et de contrôle qui a contribué à l’émergence d’un désir “d’autorité, de verticalité”. Si les circonstances ne sont pas les mêmes en France, en Italie ou ailleurs en Europe, da Empoli insiste sur le fait qu’une des “prémices du roman est que certains éléments du pouvoir sont universels et intemporels, les mêmes à toutes les époques et sur toutes les latitudes”.

C’est ce qu’affirme également Vadim Baranov dans le roman, nourri par les lectures de la bibliothèque littéraire de son grand-père pendant son enfance, lorsqu’il dit que “notre époque n’est que l'énième version de la comédie dont les infimes variations se déploient au cours des siècles” (Le Mage du Kremlin, p. 264). Une mise en garde pour un monde contemporain confronté à ses propres crises et enjeux.

Le personnage de Vadim Baranov déclare que les “nazis disaient que l’unique personne qui fût encore un individu privé en Allemagne était celle qui dormait, mais les Californiens les ont dépassés eux aussi” (Les Mages du Kremlin, p. 272) en référence aux grands groupes technologiques de la Silicon Valley, dont les techniques sont évoqués dans l’essai Les ingénieurs du chaos comme facteur clé dans l'émergence du populisme. Une conviction ancrée dans l'idée que nous vivons dans un “système sans centrifuge” qui est au cœur des explorations littéraires de Giuliano da Empoli.

Comprendre, malgré tout

Sur une note personnelle, Giuliano da Empoli confie que son intérêt pour la Russie provient de “l’équilibre entre cet élément de familiarité et un peu de mystère qui est fascinant”, celui d’un pays européen à la marge du continent, mais inextricablement lié par l’histoire, la culture, désormais la guerre. Malgré l'universalité du désir de pouvoir, “de temps à autre, l’immémoriale âme russe émergeait des profondeurs” (Le Mage du Kremlin, p. 79). Il existe ainsi un certain esprit russe qui s’impose comme facteur inéluctable dans toute tentative de compréhension de ce pays-continent. Giuliano da Empoli évoque “une sensation physique” lors de sa première visite à Moscou et du “sentiment de peur, d’oppression” que lui inspire cette ville dans lequel la brutalité du pouvoir s’impose sur le visiteur, entre la forteresse du Kremlin et l'austérité de l’architecture stalinienne.

Le Mage du Kremlin permet au lecteur de réfléchir aux ressorts de la culture politique russe à un moment-clé, celui du retour de la guerre sur le continent européen, et où comprendre les comportements et les actions d’autrui, bien que difficile face aux horreurs quotidiennes perpétrées par la Russie en Ukraine, est pourtant plus nécessaire et plus urgent que jamais.

(crédits : Gallimard)