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29.06.2022

"En temps de guerre, l'architecture devient un objet de politique internationale"

The Derzhprom Building in Kharkiv, Ukraine (crédits :  © Paul Itkin)

Comment protéger le patrimoine architectural d'un pays lorsque la guerre fait rage ? De Palmyre à Tombouctou, la question s'est tragiquement posée de nombreuses fois - et elle se pose à nouveau dans le contexte de la guerre en Ukraine. Alors que le conflit entre dans son quatrième mois, l'École des affaires internationales (PSIA) et l'École urbaine de Sciences Po ont organisé le jeudi 23 juin une discussion avec l'éminente architecte et universitaire ukrainienne, cofondatrice de l'Urban Forms Center (Centre des formes urbaines) de Kharkiv, Ievgeniia Gubkina, et la directrice de l'entité Culture et Situations d’urgence à l'UNESCO, Krista Pikkat.

Depuis la révolution de l'Euro Maidan en 2014, l'Ukraine est devenue un modèle d’expérimentation populaire de conservation du patrimoine soviétique. Une discussion nationale a émergé sur l'architecture comme moteur de débats sur des mémoires conflictuelles, la nation, la citoyenneté, la corruption et les nouvelles formes d'art. Les bâtiments modernistes sont devenus des lieux de prédilection pour les artistes nationaux et internationaux, pour l'épanouissement de contre-cultures locales et pour le développement de la démocratisation et de l'européanisation.

Le patrimoine comme cible de la guerre

Mais, depuis 2014, la culture ukrainienne est aussi l'une des cibles de Vladimir Poutine, a souligné Arancha Gonzalez, doyenne de PSIA, introduisant la conférence. Malgré le droit international en place pour protéger le patrimoine, celui-ci est directement ciblé pour détruire la civilisation et l’identité qu’il représente.

"À Kharkiv, un bâtiment sur quatre est totalement démoli", a expliqué Ievgeniia Gubkina. La ville de 1,4 million d'habitants, où elle habite et a cofondé l'ONG Urban Forms Center, subit chaque jour des bombardements et des tirs d'obus. Les dégâts sont presque inconcevables : "Pendant des années, j'ai étudié le modernisme soviétique. J'ai écrit un livre sur l'architecture de Kharkiv et l'ai envoyé à mon éditeur quelques mois avant le début de la guerre", raconte-t-elle : "Un quart de tous les objets figurant dans mon livre sont aujourd'hui démolis".

"La guerre est devenue le principal lien entre l'architecture et la souffrance humaine"

Paradoxalement, c'est parfois à travers la guerre que les gens commencent à comprendre les bâtiments et l'architecture comme faisant partie de leur patrimoine. "Nous devrions considérer le patrimoine du XXe siècle comme ayant une valeur significative", a plaidé la chercheuse, faisant défiler plusieurs images de monuments de sa ville natale : la place de la Liberté, ancien cœur du pouvoir soviétique en Ukraine, le premier gratte-ciel de l'Union soviétique, construit en 1925…

"L'architecture, ce n’est pas seulement des murs, l'architecture, ce sont des personnes. Des vies humaines", a-t-elle déclaré. À travers les innombrables images de destruction des villes ukrainiennes, la guerre "est devenue le principal lien entre l'architecture et la souffrance humaine". Ces photos qui se répètent, au quatrième mois de la guerre, soulèvent une question essentielle : "Nos villes sont-elles aussi importantes que les villes européennes, notre culture et nos vies sont-elles aussi importantes que les vôtres ?".

En conclusion de sa présentation, Ievgeniia Gubkina a exposé trois points d'action principaux. Premièrement, l'inscription d'urgence de certains bâtiments sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO, ce qui "montrerait aux Kharkiviens et aux Ukrainiens que leurs villes, leur culture et leur histoire sont des parties importantes du monde". Deuxièmement, fournir à l'Ukraine des armes lourdes et des systèmes de défense - "sinon il n'y aura plus d'Ukrainiens ni de culture ukrainienne". Et enfin, préparer avec le soutien de l'UNESCO un procès pour destruction du patrimoine, à présenter devant la Cour pénale internationale dès que possible. "Pendant la guerre, l'architecture devient un objet de politique internationale : c'est un moment de choix de ce que sont nos valeurs communes", a-t-elle conclu.

(Re)voir la conférence en intégralité (en anglais)

De l'évaluation des dommages à "un effort exceptionnel" de reconstruction

Krista Pikkat, directrice de l'entité Culture et Situations d’urgence à l'UNESCO, a souligné le travail effectué par son organisation pour aider à protéger la culture et le patrimoine ukrainiens pendant cette guerre. Avant l'éclatement du conflit, le pays comptait sept sites inscrits au patrimoine mondial, et 14 soumis par le gouvernement sur la liste indicative. L'UNESCO soutient désormais l'évaluation des dommages au patrimoine, notamment par satellite. L’organisation a confirmé les dégâts subis par 152 sites à travers le pays : sites religieux, musées, bibliothèques...

"Le patrimoine est parfois spécifiquement ciblé pour ce qu'il représente : il est ce qui nous permet de créer du sens, de construire des communautés, de raconter une histoire plus nuancée, plus complexe, qui nous unit", a expliqué Krista Pikkat.

L'UNESCO coordonne également avec des organisations nationales et internationales, dont certains des musées les plus renommés au monde, pour proposer des mesures préventives et préparer les futurs plans de reconstruction à grande échelle. "La reconstruction nécessitera un effort exceptionnel. C'est un effort que la communauté internationale doit soutenir", a-t-elle déclaré. Une conviction reflétée par tous les participants à la discussion : Arancha González a souligné combien la communauté de Sciences Po devrait dès à présent réfléchir à la manière de se mobiliser pour la reconstruction du patrimoine ukrainien.

Au-delà de la guerre en Ukraine, la situation actuelle souligne tragiquement le besoin vital de préparer des mesures préventives en temps de paix, de la sensibilisation aux inventaires du patrimoine, a insisté Krista Pikkat. Avant de conclure : "Nous faisons tous partie de la solution : le patrimoine des générations passées est un héritage que nous devons préserver - c'est une condition nécessaire de notre humanité."

Voir l'interview de Ievgeniia Gubkina dans le cadre du programme PAUSE

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