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11.09.2018
“On assiste à une capture du politique par les intérêts privés”
La démocratie est-elle capturée par le poids de l’argent privé ? Financement des partis et des campagnes électorales, dons aux fondations ou achats de médias, les outils à disposition pour tenter d’influencer les termes du débat public ne manquent pas. Après avoir réfléchi à la question de l’indépendance des médias, Julia Cagé, chercheuse à Sciences Po, appelle dans son dernier ouvrage - le Prix de la démocratie (éd. Fayard) - à une réforme radicale du financement des partis et des élections. Entretien.
Pourquoi s'intéresser au financement de la démocratie et notamment à celui des élections et des partis ?
Parce que la démocratie a un coût ! Ce coût n’est pas forcément très élevé dans l’absolu. Mais s’il est très inégalement réparti, et en particulier si une poignée de riches donateurs privés finance l’essentiel des campagnes et le fonctionnement des partis politiques, alors c’est l’ensemble du système démocratique qui est menacé. Le principe même de l’égalité politique est remis en cause. Prenons l’exemple des États-Unis où il n’y a aujourd’hui plus aucune limite à ce que les candidats peuvent dépenser et à ce que les individus comme les entreprises peuvent donner à ces candidats. Que constate-t-on ? Que les femmes et les hommes politiques ne répondent plus dans les faits qu’aux préférences politiques des plus favorisés, autrement dit, de ceux qui les financent. On est passé d’une démocratie – une personne, une voix – à un genre de nouveau système censitaire : un euro, une voix.
Vous faites la distinction entre financements publics et financements privés. Comment la provenance des financements influe-t-elle sur la qualité de la démocratie ?
Ce que nous apprend l’histoire, c’est que lorsque l’argent privé finance de manière excessive le jeu démocratique (les élections, les partis, etc.), on assiste à une capture du personnel politique par les intérêts privés. Cela se traduit par le fait qu’un certain nombre de politiques publiques mises en place (ou le choix de ne pas introduire certaines régulations...) le sont, non pas afin de maximiser le bien-être global, mais afin de maximiser l’utilité des plus gros donateurs. Un exemple : n’y aurait-il pas un lien entre le fait que l’Allemagne soit, avec la Bulgarie, le seul pays d’Europe où les publicités pour le tabac sont autorisées et le fait que Philip Morris finance très généreusement tout à la fois la CDU, la CSU, le FDP et le SPD ? Il est légitime de s’interroger. Si l’on veut mettre fin aux excès des financements privés de la démocratie, il faut non seulement les limiter, mais surtout leur substituer un système de subventions publiques généreux et égalitaire. Dans le Prix de la démocratie, je propose la création de « Bons pour l'Égalité Démocratique » d’une valeur de 7 euros : chaque année, au moment de sa déclaration d’impôt, chaque citoyen choisirait le parti ou mouvement politique auquel il souhaite voir alloué son bon. Les BED permettraient de redynamiser le financement public de la démocratie. Aujourd'hui, ce financement est déterminé tous les cinq ans en France, mais de nouveaux mouvements politiques émergent tous les jours ! C'est comme si l'on demandait à un parti d'avoir déjà remporté une élection pour pouvoir se présenter à la suivante... Avec les BED, les nouveaux mouvements seraient financés chaque année, ce qui redynamiserait le jeu électoral et permettrait également de rétablir un lien de confiance entre les citoyens et leurs partis.
Vous vous êtes penchée sur les cas de différents pays. Que nous apprend cette comparaison ?
Tout d’abord, que dans les pays où les dépenses de campagne ne sont pas régulées, les candidats dépensent sans compter. De ce point de vue, la comparaison France - États-Unis est frappante. En France, un candidat à l’élection présidentielle ne peut pas dépenser plus de 16,851 millions d’euros pour le premier tour et 22,509 millions s’il est qualifié au second tour. Ainsi en 2017, les dépenses de l’ensemble des onze candidats à l’élection présidentielle ont atteint 74 millions d’euros, soit moins de 1,50 euro par Français adulte. Aux États-Unis, où ces dépenses sont illimitées, l’ensemble des candidats à l’élection présidentielle de 2016 ont dépensé 1,5 milliards de dollars, soit 6,40 dollars par adulte américain. Plus de quatre fois plus !
Même constat en ce qui est des dons : dans des pays comme l’Allemagne, les États-Unis ou le Royaume-Uni, où il n’y a pas de plafond légal au montant que les individus peuvent donner aux partis politiques, les dons se chiffrent parfois en centaines de milliers d’euros, voire en millions. En France, un citoyen ne peut donner plus de 7 500 euros par an aux partis politiques. À noter que le don moyen des donateurs parmi les 0,01% des Français aux revenus les plus élevés est de 5 200 euros en 2016, soit presque le plafond ! Ceci peut laisser penser que, en l’absence de limite, les montants donnés par les plus riches seraient en France, comme dans de nombreux autres pays, sans doute bien supérieurs.
Comment pourrait-on réguler les provenances des financements et limiter leur impact négatif sur le jeu démocratique ?
L’essentiel est de tirer les leçons pour l’avenir des tentatives – souvent infructueuses, mais toujours instructives – de régulation des relations entre argent et démocratie qui ont eu lieu au cours des dernières décennies en Europe comme en Amérique du Nord. Le système des « Bons pour l'Égalité Démocratique » (BED) que je propose dans le livre s’inspire par exemple tout à la fois du système italien du « 2 pour mille » et du système américain de « fonds présidentiel ». Mais il tire aussi les leçons des échecs de ces systèmes. Dans le cas de l’Italie, chaque citoyen peut demander à l’État d’allouer deux millièmes du montant total de son impôt sur le revenu au parti politique de son choix ; ce système est injuste puisque plus un citoyen a de revenus, plus l’État lui offre la possibilité de financer gratuitement le parti de son choix. Au contraire, avec les BED, chaque citoyen, indépendamment de ses revenus, dispose du même montant d’argent public (7 euros) pour financer le mouvement de son choix. Dans le cas américain, on a laissé les candidats à l'élection présidentielle dépasser le plafond autorisé s’ils renonçaient au financement public provenant du "Fonds pour l'élection présidentielle" établi à cet effet. C’est l’erreur originelle de ce système qui fait qu’aujourd’hui la démocratie est en crise aux États-Unis : il n’y a plus aucun financement public et candidats et groupes de pression dépensent des centaines de millions d’euros. Je pense quant à moi qu’il ne faut pas laisser le choix aux candidats : ils doivent tous bénéficier de financements publics généreux, mais être aussi contraints par un plafond de dépense indépassable.
De John Mc Cain à Barack Obama, de François Bayrou à Marine Le Pen (avec le projet enterré de “Banque de la démocratie”), la volonté de réformer le financement des partis et des campagnes électorales semble faire converger des politiques assez éloignés les uns des autres. Où sont les blocages ?
Le principal blocage provient du fait que ceux qui sont au pouvoir n’ont aucun intérêt à changer un système qui les a conduits là où ils sont. À partir des travaux de recherche que j’ai menés avec Yasmine Bekkouche, je montre dans mon livre que l’argent privé a un impact très fort sur les résultats électoraux. Conséquence ? Femmes et hommes politiques sont partis un peu partout à la course aux financements privés et ceux qui sont au pouvoir sont souvent ceux qui ont bénéficié le plus de la générosité d’une poignée de donateurs. Pourquoi, dès lors, iraient-ils imposer des plafonds de dépense plus stricts ou des limites aux dons ? Même Barack Obama a, d’une certaine façon, cédé aux sirènes du système. Il s’était publiquement exprimé contre la décision « Citizens United » de la Cour suprême qui, en 2010, a permis un financement illimité des élections aux États-Unis. Il avait également il pris position contre l’existence des super PACs, des groupes de pression qui peuvent recevoir des montants de dons illimités y compris de la part des entreprises. Malgré cela, en 2012, il a encouragé ses supporters à faire des dons à la super PAC « Priorities USA Action » qui le soutenait. C’est également le premier candidat à l’élection présidentielle à avoir refusé le financement public depuis sa mise en place en 1974 pour pouvoir dépenser sans limite et recevoir des dons privés. En d’autres termes, il a fait passer son intérêt électoral de court terme avant l’intérêt général qui aurait consisté à faire davantage pour mettre fin à la corruption de la vie politique américaine. D’où la nécessité d’une indispensable mobilisation populaire sur ce sujet. Si la majorité des citoyens ne s’approprie pas la question centrale du financement de la démocratie et de l’égalité politique, alors rien ne changera. Avec ce livre, j’essaie d’apporter ma contribution pour mettre ces questions au coeur du débat public.
La montée en puissance des réseaux sociaux ne relègue-t-elle pas au second plan les méthodes traditionnelles des campagnes électorales en permettant des campagnes moins onéreuses ?
Non ! C’est un argument souvent utilisé par ceux qui se satisfont du statu quo, mais c’est faux. D’ailleurs, la dernière campagne présidentielle aux États-Unis a été la plus chère de toute l’histoire du pays alors qu’elle a beaucoup reposé sur les réseaux sociaux ! Faire campagne sur les réseaux sociaux, cela coûte cher. Lors des quatre dernières élections présidentielles américaines, j’ai calculé la part des dépenses de campagne « en ligne » de chaque candidat : de la mise en place d’un site Internet au sponsoring de posts sur Facebook et autres formes de e-publicité, en passant par le ciblage des électeurs sur les réseaux sociaux. Or, depuis 2004, le candidat qui a remporté les élections est systématiquement celui qui a consacré la part la plus importante de ses dépenses électorales aux dépenses en ligne ! Certes, les méthodes traditionnelles de campagne sont reléguées au second plan par les réseaux sociaux – mais seulement en partie, les meetings électoraux continuent par exemple à tenir un rôle central – mais c’est une illusion de croire que les réseaux sociaux démocratisent le jeu politique.
Propos recueillis par Andreana Khristova (LIEPP)
Julia Cagé est chercheuse au Département d’économie et co-directrice de l’axe « Évaluation de la démocratie » du Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques (LIEPP) de Sciences Po.
Julia Cagé, le Prix de la démocratie, éd. Fayard. Retrouvez également toutes les données utilisées par Julia Cagé sur le site du livre.
Retrouvez Julia Cagé lors de la conférence “Le prix de la démocratie” qui se tiendra le mercredi 26 septembre à Sciences Po à 17h. Discutants : Martial Foucault, directeur, CEVIPOF Sciences Po ; Bastien François, professeur en sciences politiques, Université Paris 1. Renseignements et inscriptions.
Aller plus loin
- Les cours dispensés par Julia Cagé à Sciences Po
- "Sauver les médias" : interview de Julia Cagé à l'occasion de la parution de son livre Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie (mars 2015)
- "Qui possède les médias ?" : une étude de Julia Cagé sur l'actionnariat des médias (janvier 2018)