Accueil>L’éthique du hacker
23.08.2019
L’éthique du hacker
Les révolutions commencent souvent par des histoires, des colères ou des frustrations a priori insignifiantes, anecdotiques. C’est le cas de la culture dite libre qui est probablement un des développements démocratiques les plus importants du numérique et dont l’origine n’a tenu qu’à un problème d’impression !
Un bourrage papier aux origines de la licence libre
Nous sommes au début des années 80 quand Richard Stallman, informaticien au MIT, se met en rage contre le bourrage papier de son imprimante. Or, le programme qui gère la machine ne permet ni d’ouvrir le capot, ni de réparer ou améliorer le moteur. C’est que, comme tous les programmes des produits standards vendus par l’industrie informatique, il est écrit dans un code binaire non accessible. Prenant le contrepied de cette évolution technique et économique, Stallman invente le concept de la licence libre. C’est la General Public License (GPL), qui vise à libérer le logiciel, à en rendre le code source accessible à quiconque. Il fait ainsi tomber les digues et institue la liberté de partage, de modification et de distribution des œuvres pourtant protégées par le droit d’auteur.
Les créateurs de programmes informatiques ont désormais le choix : soit ils revendiquent un droit d’auteur pour en empêcher toute copie et manipulation, soit ils mettent le logiciel sous licence libre et open source. À ce principe de liberté et de partage s’adossent des communautés de programmeurs et programmeuses élaborant des logiciels et des systèmes d’exploitation, tel Linux, qui s’apprêtent à conquérir de grandes parts de marché.
Venant s’ajouter à la liberté inédite de manipulation des contenus qu’offre le format numérique, les réseaux qu’Internet inaugure quelques années plus tard, donnent une capacité de propagation inconnue jusqu’alors, elle-même complétée par des possibilités inédites de collaborations multiples et à distance. Au fur et à mesure que les volumes de bande passante augmentent, tout contenu, texte, image, musique, logiciel, film se transmet désormais en quelques secondes aux quatre coins du monde. Pourtant le droit d’auteur continue à se poser comme modèle par défaut des modes de communication et de modification des œuvres : sans autorisation préalable du titulaire du droit, aucune reproduction, diffusion ou adaptation n’est possible. Le hiatus entre le cadre juridique, fondé sur l’interdiction, et les possibilités techniques, encourageant toutes les libertés, devient criant.
Du copyright au “copyleft”
Lawrence Lessig, professeur à Stanford, s’inspire alors de l’ingéniosité des logiciels libres pour développer les licences Creative Commons, applicables à tout type de création. Afin d’incarner ces libertés d’utilisation et de modification qu’accordent les licences Creative Commons, il développe des logos, signalétiques simples et intelligibles, qui viennent s’accrocher aux œuvres de manière digitale et indissociable. L’icône, devenue célèbre, des deux C dans un cercle, traduit l’autorisation de copier et diffuser l’oeuvre (parfois sous condition d’utilisation non commerciale ou d’absence de modification). Les moteurs de recherche peuvent également identifier, grâce à ce code numérique, les créations librement réutilisables. Plus besoin d’identifier et de contacter l’auteur, le logo certifie son autorisation. Du All Rights Reserved, message par défaut du droit d’auteur, les licences Creative Commons passent au Some Rights Reserved, autorisant par principe de nombreux usages.
Plus ingénieux encore, la liberté des licences libres est contagieuse : par une clause dite de “copyleft” (facétieux jeu de mots entre copyright et copyleft, entre droit et abandon de celui-ci, entre droite et gauche), toute modification ou adaptation d’une œuvre libre doit être diffusée aux mêmes conditions de liberté. En somme il est interdit d’interdire … et la liberté se répand au fil des évolutions de l’œuvre… Les réseaux numériques ont donc suscité à la fois les communautés et les outils juridiques traduisant leur esprit communautaire et non exclusif et leur refus d’une propriété excluant autrui. Si la propriété représentait pour la Révolution la première des libertés, - celle par laquelle le citoyen s’émancipait du seigneur, et plus tard, de l’État -, elle devient un obstacle à la liberté de créer.
En 1996, depuis Davos, John Perry Barlow, fondateur de l’Electronic Frontier Foundation, proclame la Déclaration d’indépendance du cyberespace, dans lequel la loi, la propriété, n’ont plus cours. Il y défend l’internet comme un espace de création sans frontières, où la copie et la distribution des créations humaines ne connaît ni limitation, ni coût. Mais cet enthousiasme technophile, largement répandu au début du web, est vite pris de court par une exacerbation de la propriété, du contrôle et de la marchandisation. Le droit d’auteur va être renforcé pour répondre au défi numérique et se donner les moyens d’interdire toute copie, toute diffusion d’une œuvre, déniant aux internautes les libertés techniques qui leur sont offertes. Les licences Creative Commons, et autres licences libres, restituent en quelque sorte aux utilisateurs les libertés confisquées par le législateur et opèrent un retour au commun, soit à l’état de la création préalable au droit d’auteur ou, à tout le moins, à une création débarrassée d’un contrôle excessif des titulaires de droit d’auteur, en réinstaurant en toute légalité une liberté d’accès et de copie.
Des œuvres libres, mais pas libres de droits
De fait, ces libertés ne s’opposent pas à la propriété. Tout au contraire ! Les licences libres s’appuient sur la propriété, mais la subvertissent ; c’est l’auteur qui fait de sa propriété une liberté pour autrui. Par l’exercice même du droit exclusif que lui accorde la loi, il choisit d’inclure tous les utilisateurs potentiels de l’oeuvre. Les œuvres libres ne sont donc pas libres de droits. La rhétorique du contrôle et de la rémunération largement associée aujourd’hui au droit d’auteur se voit certes démentie, mais non au détriment des créateurs eux-mêmes qui restent maîtres du sort de leurs œuvres. La liberté est accordée par le créateur lui-même ou par la communauté qui décide de placer sa création collective sous le sceau de la liberté. Rien à voir donc avec les prétendues libertés d’accès et de diffusion de la culture que revendiquent les sites d’échange de fichiers musicaux ou audiovisuels, tels Pirate Bay, ou plus récemment Google et consorts, pour leurs plateformes d’échanges de vidéos.
Ce don est aussi un effacement, tant la licence libre invite l’utilisateur à se jouer de la création, ainsi que l’y invitait Barthes dans la Mort de l’auteur. Peu importe l’auteur : l’œuvre en est libérée et est destinée à évoluer et à circuler au gré de ses réinterprétations. Elle est offerte au public pour qu’il s’en empare, pour qu’il abandonne sa passivité de consommateur à laquelle l’industrie le confine. À la culture de permission (dénommée Read Only Culture par Lessig), se substitue une culture vivante (Read Write Culture), où créateurs et utilisateurs se confondent.
L’éthique du hacker
Cet ethos de liberté recoupe l’éthique du hacker qui traduit une certaine conception de la programmation informatique et plus largement de l’usage des réseaux. Les licences Open Source ou Creative Commons sont les outils juridiques d’un large mouvement social, de création collaborative, en ligne, de communautés de pairs, de réappropriation des outils de création, de diffusion hors industrie et hors régimes propriétaires et marchands, et une idéologie du partage et du collectif.
On y retrouve pêle-mêle les communautés du libre : Wikipedia, la diffusion des productions scientifiques en libre accès, les FabLabs, l’Open Data, mais aussi les mouvements d’opposition plus frontale au droit d’auteur, les sites d’échange de fichiers et le parti politique Pirate. La logique des licences libres inspire également quelques tentatives de mieux partager et favoriser l’accès à certains brevets, à des séquences génétiques, aux semences, à certains médicaments, à des modèles de meubles ou autres objets.
Cette culture du libre est un des rejetons les plus radicaux du numérique. Émancipatrice, elle invente les moyens de production, de circulation et d’accès à une culture parallèle au système économique et propriétaire. Elle en constitue, au cœur d’Internet, une des poches de résistance.
Cet article est issu du numéro 6 de Cogito, la newsletter thématique de la recherche à Sciences Po : "Le numérique peut-il réinventer la démocratie" ? Consulter le sommaire.
Professeur de droit à Sciences Po, Séverine Dusollier consacre l’essentiel de recherches au droit d’auteur et aux droits intellectuels, ainsi qu'aux communs. Cherchant à déceler les évolutions des modèles classiques de propriété, notamment de propriété intellectuelle, elle en étudie l’exclusivité et les limites. Dans le cadre de son projet INCLUSIVE, soutenu par l’European Research Council, (elle développe une notion inverse d’inclusivité qui caractériserait les usages partagés de ressources, notamment dans les licences libres, la collaboration en ligne ou les nouvelles formes d’habitat participatif.
En savoir plus
- Annuaire des chercheurs, ingénieurs et doctorants de Sciences Po travaillant en lien avec le numérique
Abonnez-vous à nos newsletters :
- Une semaine à Sciences Po : chaque vendredi le meilleur de Sciences Po
- Cogito, la lettre de la recherche à Sciences Po