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31.10.2023
Les jeunes et l'engagement : déclin ou mutation ?
Sciences Po a lancé le cycle de conférences “Jeunesse Plurielle” sur son campus
azuréen, une initiative exceptionnelle en partenariat avec l’Institut Montaigne. Inès Hanifi, étudiante de bachelor sur le campus de Menton, nous raconte la première conférence.
Le soir du 26 octobre 2023, le 11 de la place Saint-Julien a ouvert ses portes au public et donné la parole à six intervenants dans le but de répondre à la question : "Les jeunes et l’engagement : déclin ou mutation ?".
Une pluralité d'invités pour répondre à une question complexe
Anne Muxel, directrice de recherche en sociologie et en science politique au CEVIPOF (Sciences Po / CNRS), et Marc Lazar, expert associé à l’Institut Montaigne, professeur émérite d’histoire et de sociologie politique à Sciences Po et à l’Université Luiss, faisaient partie des intervenants.
Les deux experts étaient accompagnés par Florent Champion, chef de section au gouvernement de Monaco. La conférence reposait en outre sur les témoignages de Mehdi El Karkoub (Institut de formation en soins infirmiers) et de Nassim El Amri (Sciences Po Paris, campus de Menton). Le tout piloté par Aylen Tixier, également en première année sur le campus de Menton.
Pour ce premier évènement organisé par le campus de Menton, mineure Méditerranée-Moyen-Orient, le maître-mot était, selon son directeur Youssef Halaoua, “espoir”. Entre souhait d’une table-ronde marquante et grandes attentes quant au verdict de cette question de l’engagement des jeunes - qui n’est pourtant pas sans soulever des réponses moins teintées d’espérance que d’inquiétude.
C’est à travers le prisme des chiffres que Marc Lazar puis Anne Muxel ont évoqué les enjeux et résultats de l’engagement du côté de la jeunesse. La jeunesse, ou des jeunesses ? Des jeunes parmi une génération ? Comment définir les échantillons de 18-24 ans interrogés dans les deux enquêtes de nos chercheurs ? Finalement, doit-on bien parler de déclin ou de mutation de l’engagement de cette jeunesse plurielle ?
Une jeunesse plurielle qui accepte la violence
La première enquête aux fondements de la discussion est celle de l’Institut Montaigne, Une jeunesse plurielle. Enquête auprès des 18-24 ans, menée conjointement par Marc Lazar et Olivier Galland, sociologue. Non seulement l’étude prête son intitulé au cycle de conférences, mais elle permet d’introduire une dimension numérique aux “orientations sociétales et politiques” des jeunes.
En effet, les deux experts ont tiré diverses conclusions chiffrées des questions posées via Internet aux 8 000 jeunes faisant partie de l’échantillon. Des résultats qualifiés de "surprenants" par le professeur : par exemple, à peine la moitié affirme qu’il est important de vivre en démocratie. Comment expliquer alors que 66 % des jeunes interrogés considèrent le vote comme “utile” - soit l’instrument traditionnel de la démocratie ? Plus surprenante encore, la tendance à normaliser la violence politique : un jeune sur cinq trouve les dégradations de l’espace public acceptables et compréhensibles.
Peut-on vraiment parler de surprise au regard du fossé abyssal dressé entre les élus et les jeunes ? Où situer la cause de l’intensification du potentiel de protestation observée par rapport aux générations précédentes ? Si la réponse à cette question sera débattue par la suite, Marc Lazar a conclu sur cette idée générale qui émane des chiffres : la violence peut être acceptable pour défendre une cause. Une conception on ne peut plus d’actualité.
La jeunesse engagée de Sciences Po : une réalité isolée ?
De son côté, Anne Muxel a fait la présentation de l’enquête Une jeunesse engagée, enquête sur les étudiants de Sciences Po, 2002-2022 (Presses de Sciences Po) dans laquelle elle interroge avec le directeur du CEVIPOF, Martial Foucault, un public qui
n’est autre que la communauté étudiante de Sciences Po. Alors, si vous vous demandiez quelles étaient les grandes tendances en matière d’idéaux et d’engagements côté sciencespistes, voici une réponse relativement actuelle (2022) et représentative (corpus d’environ 4 000 jeunes).
D’une part, on observe depuis la précédente enquête menée deux décennies auparavant à Sciences Po une augmentation significative d’étudiants intéressés par la politique. À l’heure où les médias ressassent l’idée d’une jeunesse complètement désintéressée, cette affirmation semble s'éloigner du discours habituel. Mais détonne-t-elle vraiment, au sein d’une institution dont la "marque de fabrique" n’est autre que, justement, la politique ? C’est l’interrogation soulevée par Anne Muxel, qui, comme le reste des intervenants, met un point d’honneur à distinguer la jeunesse qui étudie à Sciences Po du reste des jeunes français.
Florent Champion aura la formule “archipel de jeunesses” pour qualifier la jeunesse plurielle, dont les élèves de Sciences Po constituent un “ilot très distant”. Astucieuse métaphore insulaire pour souligner une réalité qui échappe à la bulle mentonnaise de la place Saint-Julien ; celle d’une autre jeunesse toute proche, les jeunes adultes mentonnais, dont seulement 6 % arrivent à bac +5 tandis que 40 % sont déjà en proie au marché du travail. “Absolument pas de tropisme à gauche” du côté de ces jeunes, par opposition à la communauté étudiante analysée par le CEVIPOF au sein de laquelle les chiffres du positionnement à droite reculent.
"En 2022, la droite n’a jamais été aussi faible à Sciences Po". Réalité numérique ou illusion ? Lors des précédentes manifestations liées aux retraites, le déblocage de l’entrée du 27 rue Saint-Guillaume ne s’est-il pas fait sous l’égide de syndicats absolument pas de “tropisme de gauche” non plus ? Doit-on alors parler de fait anecdotique ou d’une vérité dissimulée par les chiffres ? Dans quelle mesure un étudiant à droite dans une multitude de camarades à gauche confesse-t-il ses véritables intentions de vote ? Après tout, questionner les affirmations et exercer son esprit critique fait partie intégrante du cursus pensé par Émile Boutmy.
Une jeunesse ignorée se révolte
La table ronde a aussi abordé l’engagement au-delà des murs de Sciences Po, et ce par le biais de Mehdi El Karkoub. Dans son témoignage, ce dernier fait écho aux conclusions de l’Institut Montaigne relatives à l’impact du Covid sur les jeunes. En effet, il explique le désespoir et la désillusion observés chez ses pairs. Des jeunes de son âge tellement touchés par l ’isolement et la précarité étudiante qu’il les a vu “pleurer pour trois sacs de courses” - que lui-même distribuait via des collectes. L’initiative de son propre engagement a donc été suscitée par une situation de crise.
Mais pour une autre tranche de la jeunesse plurielle, celle que l’enquête de l’Institut Montaigne qualifie de "révoltée" (malheureuse, en difficulté matérielle), les situations de crise telle que celle du Covid ne réveillent pas une propension à s’engager mais à réclamer le changement par la violence. À son tour interrogé sur ce sujet, précisément sur la compatibilité de cette violence avec l’engagement, Mehdi El Karbouk a avoué ne pas la cautionner mais en comprendre les causes. Nassim El Amri a confirmé : "on ne leur a pas donné la possibilité de s’exprimer clairement de manière moderne, notamment sur les réseaux sociaux […] donc oui, le seul moyen, c’est la violence". Parce que les institutions sont inadaptées, déconnectées, et administrées par des élus qui ne représentent ni n’écoutent ces jeunes. Une illustration concrète de cette surdité de la sphère politique serait l’absence de réponse des candidats aux dernières présidentielles : tous ont reçu les résultats de l’enquête Jeunesse plurielle, dont les auteurs pensaient qu’elle serait pertinente pour permettre aux têtes de partis de s’adresser aux jeunes. Or, aucun ne s’en est concr ètement servi - seul un candidat a adressé une réponse à l’Institut – et ce malgré la forte résonance médiatique de l’enquête. Des jeunes délaissant la politique ou des politiques désintéressés des jeunes ?
Vers une réponse locale ?
De nombreuses questions ont été posées par l’amphithéâtre Richard Descoings. Citons cette interrogation d’un étudiant de troisième année : "la jeunesse désengagée n’est-elle pas plutôt une jeunesse qui s’engage autrement ?". Effectivement, l’engagement connaît une mutation, du militantisme traditionnel à une activité beaucoup
plus contractuelle, orientée sur une cause spécifique et moins inscrite sur la durée : quand je ne suis pas d’accord, j’arrête.
De nouveaux vecteurs et supports de mobilisation ont émergés, entre dissidence numérique et toute-puissance des médias. En guise de conclusion, Florent Champion a insisté sur l’impératif d’une réponse au niveau local aux attentes de la jeunesse - on n’en attendait pas moins de la part d’un élu local.
Le propos est pertinent dans la mesure où l’histoire nous a montré à maintes reprises que les grandes initiatives nationales, aussi ambitieuses soient-elles, n’étaient pas suffisamment effectives en l’absence de réformes locales pour les soutenir. Pour les deux experts, revitaliser l’engagement doit passer aussi nécessairement par un effort des organisations partisanes. Ils ont souligné en conclusion le pessimisme de la communauté étudiante de Sciences Po quant à l’avenir. Cette impression générale détonne avec les résultats encourageants de l’enquête Jeunesse plurielle, selon laquelle 82 % des 18-24 ans se disent heureux.
Entre chaos écologique et crise de la démocratie, "l’espoir" mis à l’honneur par Youssef Halaoua se retrouve donc quelque peu nuancé. Mirabeau nous avait pourtant averti : “Et comme l’Espérance est violente”…