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29.05.2019
Les élections européennes métamorphosent le clivage gauche-droite
Par Luc Rouban (CEVIPOF). Dès le soir du 26 mai, le premier ministre Édouard Philippe est intervenu pour expliquer que, contrairement à ce que disaient les spécialistes, selon lui, le clivage gauche-droite était définitivement mort et que les élections européennes avaient entériné le nouveau clivage entre progressistes et nationalistes sur lequel Emmanuel Macron avait bâti toute la campagne de La République en marche (LREM) en 2017.
Il est vrai que le résultat des élections européennes de 2019 réduit à la portion congrue les partis de la gauche comme LFI (6,3 % des suffrages exprimés), le PS – nouvelle mouture Place publique (6 %) ou ancienne mouture frondeuse de Génération.s (3 %) –, dépassant à peine le PCF (2,5 %). De même, il entérine la débâcle de la liste des Républicains qui finit à 8,5 % après avoir longtemps été créditée d’un vrai dynamisme électoral pouvant la conduire selon les sondages vers les 15 %.
Il est également vrai que le Rassemblement national (RN) et LREM totalisent à eux deux environ la moitié des suffrages exprimés dans des élections qui ont mobilisé davantage que d’habitude, ayant été transformées depuis la crise des « gilets jaunes » en test de politique nationale, voire en plébiscite pour ou contre le président de la République dont la légitimité n’a jamais été durablement établie pour nombre de Français depuis les élections de 2017.
La question sociale reste centrale
Le premier réflexe est donc de considérer que le clivage gauche-droite s’est éteint au profit de l’affrontement de deux ensembles électoraux que tout oppose, et notamment la sociologie de leurs électeurs. Celui-ci relancerait, de manière paradoxale, la lutte des classes entre – d’un côté – les jeunes ouvriers et employés peu diplômés, habitant des zones désindustrialisées, à fort taux de chômage, votant RN et – de l’autre – les seniors des catégories supérieures habitant des départements plus riches, votant LREM.
Dans cet affrontement entre un néolibéralisme pro-européen, n’ayant plus de gauche que son niveau de tolérance culturelle propre aux classes supérieures, et un mouvement souverainiste anticapitaliste et populaire, n’ayant plus de droite que son refus de l’immigration, on voit se jouer une double confrontation : de nature économique entre riches et pauvres et de nature sociale entre ceux qui disposent de bonnes perspectives d’avenir et ceux dont la mobilité sociale ou celle de leurs enfants s’effondre.
La question sociale n’est donc pas évacuée comme le sous-entend le discours du « ni gauche ni droite ». Or c’est bien elle qui a toujours structuré le clivage gauche-droite.
L’écologie politique devient le pivot de la gauche
L’explication par le nouveau clivage entre progressistes et souverainistes fait, par ailleurs, peu de cas de la percée d’Europe Écologie Les verts (EELV) qui obtient 13,5 % des suffrages, sauf à expliquer que le macronisme c’est aussi de l’écologie – ce qui n’a pas vraiment convaincu Nicolas Hulot.
Ce succès ne s’inscrit nullement dans ce schéma binaire, car l’écologie politique reste ancrée dans un mouvement antilibéral de gauche mais fondamentalement pro-européen, comme l’a d’ailleurs expliqué très clairement Yannick Jadot. Rien n’indique que les électeurs de la liste EELV se soient ralliés au libéralisme économique, comme le montrent les résultats de l’enquête électorale 2019 du Cevipof. C’est même tout le contraire.
Les électeurs de la liste EELV sont fortement libéraux sur le plan culturel – ce qui est mesuré ici sur la base d’un indice de trois questions portant sur l’immigration, la peine de mort et le mariage homosexuel. Mais ils sont très faiblement libéraux sur le plan économique – ce qui est mesuré par un indice de trois questions portant sur la liberté dont doivent jouir les entreprises, sur la redistribution des richesses pour assurer la justice sociale et sur la réduction du nombre des fonctionnaires.
La gauche s’est redéployée autour de la défense de l’environnement, chacune de ses listes proposant une nouvelle alliance entre la justice sociale et la réinvention du système économique afin de préserver les ressources naturelles et la biodiversité. Les élections européennes de 2019 ont vu s’opérer l’abandon par la gauche de sa traditionnelle philosophie productiviste au profit d’une philosophie associant égalité et qualité de vie et cela dans une perspective internationaliste typiquement de gauche, même si cela débouche sur la remise en cause de l’Union européenne en tant que telle.
C’est bien l’éclatement des listes de gauche et leur incapacité momentanée à produire un mouvement unifié qui donne par contrecoup l’impression que la vie politique française se résume au combat de LREM et du RN. On ne peut donc pas mesurer l’évolution des cultures politiques en prenant comme indicateur l’offre partisane.
La liste LREM absorbe les électeurs du centre-droit
Du côté de LREM, sa résistance électorale est venue du fait qu’une partie de ses électeurs proviennent de la droite et du centre alors que le parti présidentiel perdait les électeurs de gauche qui l’avaient soutenu en 2017.
L’enquête électorale 2019 montre ainsi que si la liste LREM récupère 61 % des électeurs d’Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, 27 % de son potentiel électoral aux européennes vient d’anciens électeurs de François Fillon ou de Nicolas Dupont-Aignan, et 6 % seulement de l’ensemble de l’électorat de gauche. On voit donc que l’ancrage à droite de LREM s’est confirmé.
En revanche, 11 % des électeurs d’Emmanuel Macron lors de ce premier tour de la présidentielle entendaient voter pour la liste du PS–Place publique et 14 % pour la liste EELV, alors que les intentions de départ vers les listes de droite s’avéraient bien plus rares (2,5 % pour LR et 2,5 % également pour la liste UDI).
Sur ce terrain, la stratégie électorale d’Emmanuel Macron a bien fonctionné puisque nombre d’électeurs âgés ayant du patrimoine ont préféré jouer la carte du vote utile pour contrer le RN – ce que confirme l’analyse de la géographie électorale – plutôt que de voter pour la liste LR dont la campagne a été bien menée mais sur laquelle pèse toujours le poids des rivalités internes de personnes comme sa position assez ambiguë à l’égard de l’Union européenne.
Les Européennes n’ont pas permis le retour à la normalité démocratique
L’enfermement du débat politique dans le face-à-face entre LREM et le RN n’a cependant pas que des côtés positifs pour le gouvernement. Il ne faut pas oublier que la participation atteint seulement les 50 %, dépassant certes les prévisions des sondages, mais restant très basse alors même qu’il s’agissait d’une élection d’infirmation ou de confirmation de la présidentielle de 2017. Les résultats obtenus par les diverses listes doivent donc être divisés par deux en nombre d’inscrits – ce qui ne permet pas de faire des projections fiables sur le long terme. Ce qui veut dire que la crise démocratique est loin d’avoir été absorbée, le premier parti restant, et de loin, celui des abstentionnistes.
Les gilets jaunes, avec 0,5 % des suffrages exprimés, n’ont pas pu transformer leur révolte en offre politique crédible malgré le très haut niveau de proximité voire de soutien de la part des Français. Le vote RN a pu ainsi profiter de la contestation sociale en attirant environ 50 % des électeurs les plus proches des gilets jaunes et dont la culture est populiste, anticapitaliste mais assez largement hostile à l’immigration.
L’erreur d’analyse qui a consisté à voir dans les gilets jaunes un mouvement social de gauche permet de comprendre le désarroi de Jean‑Luc Mélenchon, qui voit son score électoral s’effondrer alors qu’il avait sous les yeux la révolte qu’il attendait depuis si longtemps. Même si l’on peut distinguer les gilets jaunes actifs de ceux qui les soutiennent, il faut bien reconnaître que ce mouvement n’a nullement renforcé la gauche radicale, bien au contraire.
Quelle base sociale pour la reconstruction de la gauche ?
Il était donc de bonne guerre de la part du premier ministre comme de LREM d’invoquer la disparition du clivage gauche-droite. Mais l’analyse montre que les élections européennes ont plutôt reconfiguré cette opposition à travers les enjeux que constituent le libéralisme économique de l’Union européenne et la défense de l’environnement.
Il reste que l’on peut donner deux interprétations du paysage politique français actuel. On peut, tout d’abord, considérer que l’opposition LREM-RN est celle de deux droites, LREM étant la réincarnation modernisée du giscardisme et de l’ancienne UDF, le RN reprenant à son compte le gaullisme dans ce qu’il avait de souverainiste mais aussi de social.
On peut aussi lire cette évolution en termes sociologiques, LREM défendant les classes aisées ou dotées de ressources scolaires et le RN défendant les classes populaires et ceux qui se sentent exclus de la vie politique institutionnelle.
Dans un cas comme dans l’autre, la question se pose de savoir sur quelle base sociale la gauche peut se reconstruire. Car l’écologie politique ne parle pour l’essentiel qu’aux plus diplômés, même s’ils n’appartiennent pas aux catégories supérieures. Le débat risque donc d’être bloqué encore longtemps.
Luc Rouban, directeur de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.