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12.04.2017

Les charmes discrets de la diplomatie

Dans son dernier ouvrage, Ethnographie du Quai d'Orsay. Les pratiques des diplomates français, Christian Lequesne, chercheur au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI), fait le tableau des us et coutumes de nos diplomates. Des négociations de haute volée à l’ONU en passant par les échanges informels petits fours à la main, il dresse des portraits vivants des hommes et des femmes qui représentent la France à l’étranger. Interview.

Vous avez travaillé durant plusieurs années sur les acteurs européens, pourquoi s'intéresser à présent à la diplomatie d’État  ?

Ce sont des champs très complémentaires. En travaillant sur l’Union européenne, je me suis attaché à faire une sociologie des acteurs nationaux. J’ai toujours pensé que l’on ne pouvait pas comprendre ce qui se passait à Bruxelles sans prendre en compte les interactions en réseaux entre les acteurs étatiques et non étatiques. Je rencontre depuis longtemps les diplomates nationaux qui participent aux réseaux de décision dans mes travaux sur l’Europe. Pour autant, s’intéresser aux pratiques des diplomaties d’État comme un objet en soi apporte des perspectives complémentaires. C’est d’autant plus important que la diplomatie d’État a changé, dans la mesure où elle perdu le monopole de la fabrication de la politique étrangère. Par ailleurs, c’est un sujet qui a été un peu oublié : avec la fin de la Guerre froide, la théorie des relations internationales s’est beaucoup intéressée aux acteurs non-étatiques. Même si ces approches sont nécessaires, les diplomates d’État n’ont pas disparu et il important d’avoir une connaissance approfondie de leurs activités.

Quelles surprises vous a réservé cette enquête de terrain ?

Il y a plusieurs constats intéressants. Le premier est que, dans son métier, le diplomate continue à faire comme si l’État restait le seul acteur légitime des relations internationales, alors que ce n’est plus le cas. Deuxièmement, le diplomate continue à construire sa légitimité autour de la gestion des crises, de la négociation des sujets difficiles, bref de la figure du « héros », alors que sa tâche consiste essentiellement en un travail administratif. À l’administration centrale comme dans une ambassade, un diplomate écrit d’abord des notes et gère des procédures. Le poids de l’administratif en ambassades se situe bien au-delà de ce que j’imaginais avant l’enquête. Troisièmement, le rapport du diplomate au politique est plus complexe que de la simple subordination. Enfin, il y a ce sujet fascinant de la subjectivité (c’est-à-dire ce qu’il y a de propre aux personnes) qui reste fondamentale dans la pratique diplomatique. Cela relativise immédiatement toutes les approches strictement institutionnalistes de la diplomatie.

Quelles sont les pratiques auxquelles vous vous intéressez ? Que nous disent-elles du politique ?

Je me suis beaucoup intéressé à la représentation. J’ai choisi ce sujet parce qu’il jouit communément d’une image un peu « ringarde ». Beaucoup de gens pensent que la pratique des diplomates consistant à dîner ou à être un « animal social » s’apparente à des mondanités qui ne servent plus à rien. Or, mon enquête prouve le contraire. Le relationnisme et l’intersubjectivité continuent à produire des effets dans la fabrication de la diplomatie. Derrière ces activités perçues comme mondaines que sont le protocole, l’étiquette, les cocktails, il y a un sens pratique qui reste fondamental. Si on mobilise la méthode ethnographique, on le comprend mieux et cela devient vite passionnant.

Qu'est-ce qu'une « ethnographie » lorsqu’on est politiste ?

Pour un politiste, ethnographier signifie investir les lieux où agissent les acteurs, les observer et en interpréter le sens. C’est donner de la place à l’enquête de terrain, une approche tout aussi scientifique que celle qui consiste à exploiter et interpréter des statistiques ou des bases de données. Dans cette optique, les sciences sociales sont considérées comme « interprétatives » et le chercheur sait qu’il doit gérer sa subjectivité. Il ne croit pas que l’on puisse atteindre en sciences sociales le Graal de la science exacte en croisant simplement de « bonnes » données ou en utilisant de « bonnes » méthodes de recoupement ou de calcul. Bien des adeptes des approches quantitatives en science politique, tout comme en économie, mériteraient de ce point de vue de faire preuve d’un peu plus de modestie. Quand les mathématiciens fondamentaux vous livrent leur réflexion ontologique sur la signification des nombres et sur ce que veut dire calculer, la scientificité de ces travaux de sciences sociales est immédiatement relativisée.

Vous vous présentez comme un chercheur « libéral » c’est-à-dire n’appartenant à aucun courant. Or, l’approche ethnographique que vous adoptez aujourd’hui est marquée par les travaux de Pierre Bourdieu. Vous êtes-vous « bourdieuisé » ?

Je revendique mon libéralisme. Je lis tout le monde et je retiens ce qui me semble pertinent. Bourdieu est évidemment un sociologue qu’il faut avoir lu mais je ne partage pas sa vision selon laquelle la politique mène toujours à identifier de la domination. Il s’agit d’une approche qui ne se vérifie pas empiriquement. Il est des actes politiques totalement dépourvus de domination, parce qu’ils font appel à l’engagement ou encore à la générosité. Ce qui m’intéresse chez Bourdieu, c’est sa sociologie de la pratique qui met à jour le poids des savoir-faire tacites, du non-conscient, des habitudes cachées dans l’action de l’agent. Bref, l’agent fait sans réfléchir, parce que pour lui cela a du sens social. Lorsqu’on étudie la pratique diplomatique à l’aide de la méthode ethnographique, on rencontre de tels comportements.

Propos recueillis par Corinne Deloy

 

En savoir plus

Christian Lequesne, Ethnographie du Quai d'Orsay. Les pratiques des diplomates français, CNRS éditions, 2017

Le Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI)

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Légende de l'image de couverture : US Department of State - Public Domain