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01.10.2024

La vraie histoire du nucléaire en France

Nécessaire outil de dissuasion, conséquences des essais en Polynésie, aide apportée au programme iranien, risques d'accidents radioactifs, idée d'un “consensus français” : quelles sont les réalités de l'histoire du nucléaire en France ? 

À l’occasion de la parution de l’ouvrage collectif Nuclear France (Routledge) cette année, revenons avec le fondateur du programme Nuclear Knowledges, Benoît Pélopidas, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, sur les principaux résultats de cette recherche présentés dans l’ouvrage.

> Retrouvez l'entretien dans son intégralité, réalisé par Miriam Perier, sur le site du CERI.

Quels sont les principaux résultats de la recherche menée par le groupe de recherche Nuclear Knowledges présentés dans l’ouvrage Nuclear France?

Comme je l’expose en détail dans la préface, l’ouvrage entend faire deux interventions principales, dans un contexte où il n’existe pas encore d’histoire non-officielle des rapports entre la France et la technologie nucléaire en anglais, qui dépasse le clivage habituel entre civil et militaire. Dans ce contexte, l’ouvrage propose de nouvelles réponses à de nouvelles questions sur l’histoire globale de la France nucléaire à partir d’archives, d’entretiens et de sondages inédits dans plusieurs pays et, ensuite, il se veut une défense et une illustration de l’ethos, de la méthode et des résultats possibles de la recherche indépendante.

Il propose des réponses aux questions suivantes : quels sont les déterminants de la première génération de l’arsenal nucléaire français ? Est-ce que les preuves disponibles dans les archives des pays alliés et ennemis corroborent le grand récit gaulliste ? Quelles sont les conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires en Polynésie ? Comment peut-on évaluer l’exactitude des mesures officielles de ces essais ? Comment la localisation de ces essais a-t-elle été décidée ? Quelle a été la politique de prolifération et de non-prolifération de la France au-delà de la coopération déjà documentée avec Israël et l’Irak ? Quels sont les déterminants de la politique française vis-à-vis du programme nucléaire iranien ? Comment les modes de régulation des accidents nucléaires ont-ils évolué après la guerre froide ? Est-il correct de parler d’un « consensus » français sur la politique de dissuasion nucléaire ?

Les réponses disponibles à ces questions s’appuient trop souvent sur des archives exclusivement françaises ou acceptent a priori les postulats de la rationalité stratégique ou de la théorie de la dissuasion nucléaire. Ces limites ont abouti à l’acceptation hâtive de l’idée selon laquelle l’arsenal nucléaire français serait devenu crédible dès les années 1960, à partir de sources françaises exprimant un désir de crédibilité et parce que les limites disciplinaires de l’histoire diplomatique ne permettent pas l’évaluation technique de la performance de l’arsenal. On a aussi trop fréquemment accepté l’idée d’une grande stratégie sans vérifier si les intentions proclamées avaient en effet conduit à construire les capacités correspondantes. Cet état de la recherche a aussi conduit à répéter l’affirmation selon laquelle un consensus existe en France sur la politique de dissuasion nucléaire à partir de sondages issus du département de la communication du MINARM, alors que les sondages retrouvés dans les archives ainsi que ceux issus de la recherche indépendante peignent un tout autre portrait. Le fait que l’étude de la contestation de la politique nucléaire française se concentre sur l’extérieur du pays renforce ce problème.

Afin d’évaluer la validité des idées reçues sur les différents aspects de la politique nucléaire française, les contributeurs à ce volume ont mobilisé des sources primaires pertinentes et inhabituelles, en France et à l’étranger. Ils se sont ainsi appuyés sur différents types de sources françaises – archives privées ou locales – mais aussi des sources primaires britanniques, américaines, indiennes, sud-africaines ou iraniennes et issues d’institutions internationales. S’y ajoutent des entretiens et des sondages conduits auprès d’un échantillon représentatif de la population française conduits en 2018 et 2019. Une modélisation informatique de la trajectoire des nuages radioactifs produits par les essais nucléaires français offre aussi de nouvelles données utilisables pour la recherche future.

Cet effort interdisciplinaire a abouti aux résultats surprenants rassemblés dans cet ouvrage, qui reprend toutes les contributions de l’équipe sur la France et y ajoute une préface qui comprend des archives inédites pour une critique renouvelée de l’idée de consensus nucléaire en France.

Ils montrent que :

  • La première génération de l’arsenal nucléaire français n’était pas techniquement crédible, malgré une aide étrangère. De nombreux officiels français le savaient, ainsi que leurs alliés et leurs ennemis.
  • La quête française d’uranium dans les années 1960 a eu lieu à une échelle géographique très large.
  • Les collaborations stratégiques françaises avec des programmes nucléaires étrangers s’étendent au-delà des cas bien connus d’Israël et de l’Irak. Nous mobilisons des sources primaires françaises, indiennes et sud-africaines pour documenter les contributions françaises aux programmes nucléaires des deux pays.
  • La saisie du dossier nucléaire iranien par les « stratégistes » au détriment des « régionalistes » au sein de la diplomatie française a conduit à une réécriture des relations franco-iraniennes qui peint un portrait incorrect du rôle de la France dans la genèse de l’accord nucléaire de 2015 (JCPOA – Joint Comprehensive Plan of Action).
  • Le gouvernement français avait des plans visant à tester des armes nucléaires en Corse en 1960 qui se sont heurtés à une opposition qui a eu gain de cause. Ce chapitre précise aussi les limites des arguments mis en avant par ce collectif et note l’absence de solidarité avec les populations exposées aux essais en Algérie et en Polynésie.
  • Suite à un essai nucléaire qui ne s’est pas déroulé comme prévu, en juillet 1974, environ 110 000 personnes, soit 90 % de la population de Polynésie française de l’époque, ont été exposés à des doses de radioactivité qui leur donnent droit à compensation dans le droit français.
  • La règlementation de la sûreté du secteur électro-nucléaire a changé fondamentalement après la guerre froide et a normalisé l’idée qu’un accident nucléaire est gérable.
  • Plutôt qu’un soutien, les politiques menées ont surtout généré une mise à distance de la population vis-à-vis des politiques liées aux armes nucléaires. Des données d’archives mettent à mal l’idée d’un consensus qui se serait érodé avec le temps. Un consensus suppose que des citoyens soient en mesure de donner leur consentement à un choix politique sur la base de connaissances à tout le moins disponibles et d’alternatives clairement présentées. Aucun de ces critères n’est réuni.

Merci de ces questions et merci aux contributeurs de l’ouvrage : Matthew Adamson, Nabil Ahmed, Valerie Arnhold, Austin Cooper, Anna Konieczna, Sébastien Philippe, Jayita Sarkar, Sonya Schoenberger et Clément Therme.

Cette recherche a été rendue possible grâce au soutien de l'Agence Nationale de la Recherche au projet VULPAN porté par Benoît Pelopidas.

Légende de l'image de couverture : Site nucléaire de Tchernobyl, Ukraine, juillet 2019. (crédits : Ilja Nedilko / Unsplash)