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17.07.2024

La violence politique signe-t-elle la fin du mythe unificateur de la République ?

Avec le mouvement des Gilets jaunes (2018), un nouveau type de violence politique est apparu sur le devant de la scène. Depuis lors, les violences politiques, plus ou moins collectives, n’ont cessé de se multiplier.

Pour aller au-delà d’une approche comptable, Luc Rouban, chercheur au CEVIPOF, entreprend d’analyser les signaux et les racines de cette violence dans son ouvrage Les racines sociales de la violence politique (2024, Éditions de l’Aube). Un entretien mené par Hélène Naudet pour Cogito, le magazine de la recherche de Sciences Po.

Dans cet ouvrage, vous partez du constat que la violence politique est aujourd’hui quasiment permanente et a radicalement changé de nature. Quels sont les éléments qui vous conduisent à ces conclusions ?

Le constat empirique d’une multiplication de violences contre les élus, les agents des services publics, à l’hôpital ou à l’école, d’agressions en tous genres contre tout ce qui représente l’autorité ou les institutions et sans que ces violences s’inscrivent dans un cadre idéologique.

La violence politique a toujours existé, mais elle était justifiée par des projets révolutionnaires, avait ses idéologues, ses théories, ses ouvrages de référence, des anarchistes à l’extrême droite. Désormais, on se retrouve soit devant des rassemblements momentanés pour attaquer un commissariat, soit devant des diplômés ou des seniors qui lancent des projectiles contre les forces de l’ordre et sont incapables d’expliquer leur geste devant le juge.

Comment qualifier cette nouvelle violence ?

C’est une violence politique dans la mesure où elle ne se réduit pas à la délinquance ou à la criminalité ordinaire à but lucratif ou une série de « faits divers ». C’est à la fois le vecteur et le symptôme des maladies sociales françaises, une violence alimentant le débat politique, mais exprimant aussi l’incapacité de la démocratie représentative à traduire et incarner ces maladies.

On est dans le politique extra-institutionnel, dans une mécanique ondulatoire où les vagues s’amplifient et se conjuguent sans trouver de porte-parole, dans la zone grise où peuvent se renforcer des idéologies extrémistes, à l’image de ce qui s’est produit avec le mouvement des Gilets jaunes qui est historique à plus d’un titre. C’est un état intermédiaire du politique, entre le consumérisme individuel et l’institutionnalisation.

L’absence d’expression précise pour désigner cette violence signifie en elle-même que les représentations évoluent sans trouver dans l’offre politique actuelle de réponse satisfaisante, si ce n’est par défaut dans des radicalités de droite ou de gauche.

Un des phénomènes les plus surprenants que vous pointez est le peu de poids explicatif des catégories sociales, telles que définies par leur niveau de richesse ou de diplôme, dans l’acceptation de la violence. Quels sont les exemples les plus significatifs ?

Il existe des différences statistiques dans l’acceptation de la violence selon les catégories socioprofessionnelles, mais il faut bien remarquer qu’elles sont faibles. On pouvait s’attendre à un rejet massif et sans appel de la violence politique dans les catégories supérieures, mais ce n’est pas le cas.

Par exemple, la vague 15 du Baromètre de la confiance politique montre que la violence est considérée comme acceptable pour s’opposer à une réforme décidée par le gouvernement par 24 % des catégories populaires, mais également par 20 % des catégories moyennes et 15 % des catégories supérieures. Lorsqu’il s’agit de défendre l’environnement ou la nature, cette proportion s’élève partout, passe de 35 % dans les catégories populaires à 29 % dans les catégories moyennes et 26 % dans les catégories supérieures.

Les niveaux moyens sont bien plus bas lorsqu’il s’agit d’exercer des violences contre les élus ou les fonctionnaires, mais les enquêtés de catégorie supérieure ne se distinguent guère des autres dans leur acceptation. Cela vient confirmer les autres résultats que je présente dans l’ouvrage. Cette acceptabilité n’est pas modulée par les catégories sociales, mais par leur objet : les élus et les agents des services publics sont souvent agressés parce que les usagers se comportent en consommateurs exigeant des réponses immédiates à leurs demandes. La justification de la violence est alors plus difficile à trouver. En revanche, dès qu’il s’agit de défendre une cause, tout semble permis à certains, car ils agissent comme porteurs d’un jugement moral sur le fonctionnement de la démocratie.

Vous démontrez que les enjeux moraux sont l’une des principales raisons de la dégradation des relations entre les citoyens et les institutions de la République. Vous analysez notamment le rapport à la police et à la justice…

Oui, il semble assez vain d’expliquer l’évolution actuelle par le recours aux émotions. On serait violent parce qu’en colère ou puisqu'on aurait peur. Les émotions ne constituent que des symptômes individuels qui ne font pas politique par eux-mêmes. Pour qu’il y ait du politique, il faut un cadre de référence, des critères d’évaluation collectifs créant des clivages.

Ce qui est le plus significatif est l’émergence de l’indignation morale comme force de cohésion de mouvements collectifs. C’était particulièrement le cas des Gilets jaunes qui ont organisé une révolte de type moral contre non pas le patronat ou les riches, mais contre les règles du jeu social et le mensonge qu’elles recouvraient quant à la valeur réelle des diplômes ou la méritocratie républicaine.

De fait, ce qui ressort de votre étude, c’est un nouveau rapport des Français à la notion de justice sociale, notamment vis-à-vis de l’école, des études et du travail. Quels sont les indicateurs de cette mutation ?

J’ai considéré cette mutation comme une crise de lucidité sur le fonctionnement réel de la société française, un regard neuf porté sur l’artificialisation de la République et la fin de son mythe unificateur. J’ai été surpris de voir à quel point les enquêtés des catégories supérieures eux-mêmes ne croyaient plus trop à l’équité du système scolaire ou du monde du travail.

C’est vraiment le signe non pas d’un cynisme achevé au regard d’un système qui leur profite, mais bien d’une prise de conscience des injustices qui traversent l’ensemble des catégories sociales et conduit peut-être aussi à les associer dans un déclassement général au profit d’une concentration sans précédent des pouvoirs économiques et politiques.

À ce titre, le registre de l’équité tend à remplacer celui de l’égalité porté par la gauche, abandonnée en grande partie par les électeurs. Ce regard nouveau posé sur l’échec de la méritocratie républicaine, qui a si souvent abusé des portes d’entrée et de sortie discrètes qu’offraient les ressources familiales et sociales pour entrer dans les cercles dirigeants, est porteur d’une recomposition politique et d’une critique forte du macronisme. Ce dernier a bien appréhendé la question de la mobilité sociale, mais n’a pu ou su aller bien loin dans le déverrouillage de la société française.

Parler d’autonomie à des électeurs qui en ont de moins en moins et sont de plus en plus déçus de la valeur réelle de leur parcours scolaire ou universitaire comme de la reconnaissance qu’obtient leur travail, c’est prendre le risque, établi désormais, d’un rejet qui ne se conçoit pas en termes de populisme, mais de crise sociopolitique durable nourrissant une méfiance profonde à l’égard de tout pouvoir institutionnel. Ce qui ne peut déboucher que sur des aventures politiques sans lendemain, s’inscrivant dans le court terme d’une illusion, que ce soit celle du macronisme ou celle du RN dont les électeurs, d’ailleurs, ne sont pas très dupes de la capacité à changer leur vie quotidienne.

En vous penchant sur l’acceptation des politiques publiques, vous constatez que ce n’est pas nécessairement leur efficacité ou la participation des citoyens dans leur élaboration qui pèsent le plus. C’est assez contre-intuitif ! Comment aboutissez-vous à un tel résultat ? Que faut-il en conclure ?

Les enquêtes montrent que la démocratie participative ne fonctionne réellement bien que dans les pays où la démocratie représentative fonctionne elle aussi, ce qui n’est pas vraiment le cas de la France. Quant à l’efficacité managériale des politiques publiques, ou leur bilan comptable, ils ne présagent en rien de leur acceptation politique.

C’est ici que se dévoile le conflit frontal entre le macronisme et le Rassemblement National (RN), qui interviennent tous deux au nom du réalisme. Le premier s’est fait le héraut d’une démocratie par les politiques publiques, faites de mesures dont on recherchait l’efficacité opérationnelle sans tenir compte des clivages partisans entre la droite et la gauche ni des conditions sociales de cette efficacité. Le second a su capter une attente de sens pouvant structurer l’action publique qui doit s’insérer dans un horizon commun, ce qu’on appelle tout simplement la politique. C’est d’ailleurs le combat conceptuel qui se joue dans le cadre emblématique des élections européennes : la démocratie par les politiques publiques, du côté de Renaissance, ou la démocratie par la politique, du côté du RN.

Le problème reste que l’on a toujours besoin d’un horizon de convergence, ce qu’Emmanuel Macron propose avec son projet d’Europe-puissance, ce qui est une façon de transférer le politique ailleurs, tandis que l’interprétation du politique proposée par le RN conduit à une rétraction vers des idéaux nationalistes et un passéisme qui ne permettent pas de s’adapter au monde contemporain. Dans les deux cas, le désir de politique risque d’être déçu, l’un par absence de cohésion sociale, l’autre par absence de modernité.

Légende de l'image de couverture : Manifestation de "Gilets jaunes" à Lyon, mai 2019. (crédits : ev / Unsplash)