Accueil>La vie rêvée des algorithmes

21.03.2017

La vie rêvée des algorithmes

Les algorithmes chiffrent le monde, le classent et prédisent notre avenir. Mais ce système de calcul très complexe nous a-t-il déjà tous phagocytés ? Comprendre les statistiques et cette forme nouvelle du lien social n’est pas mathématique mais relève d’un enjeu politique. C’est ce que démontre Dominique Cardon, professeur associé en sociologie au Médialab à Sciences Po, dans son livre, À quoi rêvent les algorithmes, nos vies à l’heure des big data, lauréat du jury prix du Livre Afci*.

Pourquoi ce titre ?

Dominique Cardon : C’est un clin d’œil à l’auteur américain Philip K. Dick, pour son livre, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques, l’œuvre de science fiction plus communément appelée Blade Runner. Les algorithmes sont des systèmes calculatoires très complexes qui organisent et structurent nos vies. En cela, ils contiennent une forme de normativité. Ceux qui les programment les dotent d’un esprit : celui d’agir sur le monde de telle ou telle sorte. Comme dans le rêve, l’algorithme contient son propre langage qu’il faut savoir déchiffrer. C’est ce que je propose dans ce livre. Comprendre l’algorithme, découvrir le principe qui se cache derrière son fonctionnement afin qu’on en débatte publiquement. Est-il bon pour nous ou à l’inverse, nocif ? Découvrons-le, comprenons ses ressorts. Le propos n’est pas mathématique, mais politique.

À quels principes obéissent-ils ?

D. C. : Les algorithmes peuvent mettre en œuvre quatre principes différents pour sélectionner et ordonner les informations : la popularité, le nombre de vues sur Youtube par exemple. L’autorité avec le classement des informations indexé par les moteurs de recherche. Puis la réputation, celle que vous confère Facebook et vos “amis”. Enfin, la prédiction avec la somme des informations recueillies sur soi et qui à partir du livre que nous avons lu, prédisent notre prochaine action ou notre futur achat. Ces systèmes de calculs très complexes sont fabriqués par les employés américains des géants du web, les fameux GAFA : Facebook, Google, Amazon, Apple.

Ce serait presque démiurgique…

D. C. : Il est naïf de croire que les algorithmes sont conçus à des fins autoritaires. Ils sont beaucoup plus pragmatiques que ça. Indexés aux intérêt économique des plateformes, ils remplissent une fonction d’utilité : qu’est-ce qui va satisfaire au mieux l’expérience de l’utilisateur et du consommateur ? Les concepteurs des algorithmes ne cherchent pas à imposer directement leur vision du monde. Mais plutôt, de créer une adhésion plus forte de l’individu. Sans tri de l’information, le web serait un chaos, un incroyable désordre. Si je cherche un plombier, il en vaut mieux un à côté de chez soi plutôt qu’au Texas ! Les algorithmes sont des artefacts techniques utilitaristes. Ils sont réglés sur nos besoins. Ils agrémentent notre quotidien, guident nos conduites, nous aident à opérer certains choix. Dans nos déplacements par exemple, avec la géolocalisation et le GPS. Les objets communicants calculent notre pouls, nos sensations et le rythme de notre sommeil. Ils orientent aussi notre consommation avec nos positions d’achat. Ils pénètrent aussi dans notre intimité avec les sites de rencontre : amour et sexe sont désormais outillés par des algorithmes.

Les algorithmes forment-ils pour l’individu un système d’information très auto-centré ?

D. C. : Nous vivons tous dans une « bulle informationnelle », mais ce phénomène n’est pas nouveau. Les chercheurs l’étudient depuis longtemps sous le nom d’« exposition sélective ». Un lecteur de L’Humanité ne s’oriente que très rarement vers Le Figaro. À contrario, le web a ouvert l’espace informationnel des individus  : il leur donne la possibilité de définir eux-mêmes l’espace informationnel, plutôt que de laisser les médias imposer leur sélection. En conséquence, en fonction de mes amis sur Facebook, je n’aurai accès qu’à une certaine forme de pensée et de courant. L’affinité est le maître mot car ceux que nous choisissons comme amis bien souvent nous ressemblent. Il n’en reste pas moins que la bulle est percée de partout. Quoique nous en pensions, Internet augmente l’exposition des individus à des informations diverses, contraires à leurs opinions, plus qu’il ne les enferme.

Popularité ou véracité ?

D. C. : Sur les réseaux sociaux, Facebook notamment, le principe d’affinité – les informations que je vois sont celles que mes amis les plus proches publient - se laisse pénétrer par une logique de popularité. L’algorithme de Facebook laisse ainsi entrer dans le fil d’actualité des informations qui n’ont pas été publiées par mes proches, mais qui ont une très grande popularité (beaucoup de partages ou de clics). On y retrouve aussi bien les vidéos de chats, les informations people que les fake news qui bénéficient tous des effets d’une mise en circulation virale accélérée. Les enquêtes des psychologues montrent que nous avons systématiquement tendance à lire et relayer des informations qui ont reçu des autres un nombre de like considérable.

Les algorithmes forment-ils une nouvelle forme d’intelligence ?

D. C. : Les techniques qui se développent très activement aujourd’hui sont les méthodes d’apprentissage que l’on appelle improprement « Intelligence artificielle ». La Poste, par exemple, n’a plus besoin d’opérateur humain pour lire les adresses manuscrites sur les enveloppes. Les algorithmes ont appris à reconnaître l’écriture avec des techniques à base de réseaux de neurones informatiques appelées Deep Learning. On demande à l’algorithme d’apprendre à reconnaître une forme à partir de très nombreux exemples. Ensuite, il parvient à la détecter n’importe où. Cette méthode est en train de faire faire de réels progrès à la traduction automatique. On sait aujourd’hui concevoir des systèmes intelligents pour remplir des tâches précises et spécifiques. Et il est vrai que cela permet d’automatiser des tâches monotones et simples. Mais cela reste très loin de l’intelligence humaine !

Ce monde très technique ne laisse donc plus beaucoup de place à l’imprévu ?

D. C. : On a besoin d’artefacts pour naviguer et s’orienter dans le flux constant d’informations. Toutefois, on peut souhaiter des repères informationnels qui soient plus ouverts, plus transparents, et pas seulement guidés par l’intérêt commercial. Il faudrait que les individus puissent conserver une capacité de mise à distance pour échapper au prévisible et se défaire du caractère utile vers lequel nous conduisent automatiquement les algorithmes. On peut déjouer les calculs imposés par les algorithmes qui souvent ne font que projeter le futur à partir de traces de notre passé. Mais il faut alors se tenir prêts à s’aventurer davantage vers les chemins de traverse, se laisser surprendre par ses désirs, nourrir d’autres attentes. Autrement dit, laisser la place au rêve.

* Le jury du Prix Afci est composé de praticiens de la communication et d’enseignants-chercheurs en sciences sociales.

Abonnez-vous à notre newsletter et recevez chaque semaine le meilleur de Sciences Po !

En savoir plus