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25.09.2017
La rigidité des pratiques d’embauche à la française
Par Emmanuelle Marchal (CSO). Voici un sujet que l’on n’aborde jamais sous cet angle : la rigidité du marché du travail est attribuée à notre droit du travail qui limiterait les possibilités de se séparer des salariés le moment venu. Et si elle tenait tout autant aux particularités des pratiques d’embauche dans notre pays, telles qu’elles se sont progressivement développées ?
Plusieurs d’entre elles méritent d’être soulignées : l’importance des exigences formulées à l’égard des candidats à l’emploi, le rôle dérisoire dévolu aux annonces d’offres d’emploi et la force de l’exclusion de certaines populations discriminées en raison de critères illégaux, certes, mais aussi des diplômes et des périodes de chômage. Ces phénomènes se renforcent mutuellement pour former un obstacle insurmontable pour une partie de la population, qui se trouve privée de toute possibilité d’entrer en relation avec des recruteurs.
Le profilage des candidats
Dans un contexte de chômage de masse, tel qu’il s’est installé depuis plusieurs décennies en France, les recruteurs ont développé des pratiques bien à eux. Prenons la question des profils de poste, ou plutôt des profils de candidats (et c’est bien le problème), tels qu’ils apparaissent dans les annonces d’offres d’emploi. Leur analyse rétrospective, depuis les années 1960, a permis de voir la multiplication des exigences qui y ont été progressivement formulées. Sur la période contemporaine, l’omniprésence du critère du diplôme n’est pas un mythe.
Chacun sait que les grandes écoles de commerce et d’ingénieurs sont citées de préférence aux masters universitaires, et les filières scientifiques aux autres. C’est là un puissant facteur de discrimination à l’égard des minorités. D’autre part, les niveaux requis descendent rarement en dessous du Bac +5, ce qui différencie précisément les annonces françaises des britanniques ou des espagnoles, par exemple. L’expérience n’est pas en reste, avec son cortège de précisions sur la fonction occupée et le secteur d’activité où elle doit avoir été acquise « de préférence », sur les produits et process à connaître, sur l’environnement de travail, sur sa durée…
L’objectif est d’éviter d’un côté les candidatures de débutants, et de l’autre, celles de seniors patentés. Passons enfin sur la maîtrise de l’anglais (une évidence !) ou d’autres langues (« un plus »), de langages informatiques, et sur la kyrielle de qualités personnelles que doit présenter le chercheur d’emploi.
Au fur et à mesure que s’accentuait ce profilage d’un candidat idéal, dans le but recherché de favoriser son autosélection (et dans les faits, de le décourager) et d’éviter au recruteur de se trouver face à une pléthore de candidatures, les annonces ont cessé de jouer leur rôle dans les appariements. D’instruments de rapprochement et d’ajustement mutuel entre offres et demandes d’emploi, elles sont devenues des instruments de sélection à distance aux mains des recruteurs. Les annonces ne permettent pas aux demandeurs d’emploi de s’orienter dans les méandres du marché du travail et d’apprécier des opportunités, ni de choisir en connaissance de cause là où leurs compétences pourraient être utilisées à bon escient.
Le manque de données sur le poste offert, sur les salaires proposés, les horaires ou les lieux de travail, est symptomatique de ce déséquilibre. Bien entendu ces caractéristiques varient avec les secteurs d’activité et les niveaux de qualification. Mais ce ne sont pas les quelques métiers « en tension », dont on nous rebat les oreilles, qui fondent les caractéristiques globales du fonctionnement du marché du travail.
Le rôle dérisoire des annonces
Alors que la lecture des annonces se trouve en tête des démarches de recherche d’emploi en France, elles sont à l’origine de moins de 7 % des recrutements, d’après l’enquête emploi de l’Insee (voir graphique sur les données 2005-2015). C’est dérisoire. La révolution Internet n’y a rien changé, pas plus que l’essor des réseaux socionumériques ou du digital.
Le repositionnement des intermédiaires publics et privés (Pôle emploi, les agences d’emploi, les écoles, Universités et centres de formation) ne suffit pas non plus à enrayer le processus. Une fois au chômage, les individus doivent essentiellement compter sur eux-mêmes pour trouver un emploi, solliciter leurs relations, tenter de se faire ré-embaucher là où ils ont été stagiaires, intérimaires, apprentis ou salariés en CDD, ou mieux encore, postuler au hasard ici ou là.
Les candidatures spontanées représentent la première source d’appariement : 36 % des recrutements (ou plus selon les années) leurs sont attribués, ce qui est beaucoup, et, disons-le, beaucoup trop. Lorsque l’on sait que les enquêtes équivalentes en Grande-Bretagne (Labour Force Survey) donnent les annonces comme un canal primordial de recrutement, on mesure le chemin à parcourir pour dynamiser le fonctionnement du marché du travail.
Les dysfonctionnements s’entretiennent. Les entreprises qui reçoivent en masse des candidatures spontanées ne sont pas incitées à publier des offres d’emploi où décrire précisément leurs besoins. Pourquoi aller vers l’autre partie du marché si celle-ci vient spontanément à vous ? Paradoxalement, les grandes entreprises renforcent le phénomène en faisant des appels globaux à candidatures en direction des plus diplômés, qui sont l’occasion de cultiver leur « marque employeur » et de faire de la communication institutionnelle à peu de frais.
D’un côté les chercheurs d’emploi sont condamnés à multiplier leurs envois pour tenter de tomber au bon moment au bon endroit, contribuant à renforcer artificiellement la concurrence entre eux et l’embarras du choix du côté des recruteurs. De l’autre, ces derniers sont tentés de multiplier les critères de sélection pour éliminer les surplus de candidats, ce que les algorithmes incorporés dans les CVthèques permettent de faire facilement.
Attendre d’être sélectionné
Ce cercle n’est pas vertueux, on l’aura compris. Dès lors que les candidatures spontanées prennent le pas sur les annonces, les candidats ne sont pas en position de choisir mais d’être choisis, ou de ne pas l’être, sans savoir pourquoi ils ne le sont pas. Ils sont en position d’attente et demeurent privés d’informations sur ce qui leur fait défaut par rapport à d’autres et sur la manière dont ils devraient s’y prendre pour s’ajuster à l’autre partie du marché du travail.
L’informatisation des processus de recrutement n’arrange rien, sauf pour ceux qui sont dotés des bons signaux, tandis que les autres candidats (parcours complexes, reconversions, non diplômés…) demeurent tout simplement inaperçus. Les candidatures qui circulent de mains en mains ou parviennent par la poste ont quelques chances d’être lues, triées, jetées, classées ou retenues.
Celles qui parviennent par Internet, pour peu qu’elles soient triées par des robots, ne donnent plus l’assurance d’être au moins parcourues et finalement prises en compte. Le risque est grand, comme on le sent confusément, de rester longtemps au chômage ou d’être définitivement privé de toute possibilité de trouver un emploi, sans avoir l’occasion de rencontrer un interlocuteur sur le marché du travail, de dire ses compétences ou de commenter son parcours.
Dès lors que la recherche d’un emploi s’apparente à un parcours du combattant, on comprend les réticences à la mobilité et la menace que représentent les perspectives de licenciements qui pèsent sur les salariés. Il y a là matière à réflexion pour ceux qui s’attachent à flexibiliser les conditions de sorties des entreprises, sans prendre en compte leurs rigidités à l’entrée. Celles-ci sont réelles à l’échelle du marché du travail.
Emmanuelle Marchal, directrice de recherche, sociologue de l'emploi, Centre de sociologie des organisations de Sciences Po (CSO)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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