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14.04.2017
Quand la bande dessinée raconte l’Histoire
Depuis quelques années, la bande dessinée a gagné ses lettres de noblesse, au point de devenir un objet de recherche en soi. Isabelle Delorme, qui vient de soutenir sa thèse au Centre d’histoire de Sciences Po, s’intéresse à ce qu’elle nomme « les récits mémoriels historiques en bande dessinée », des ouvrages dans lesquels les auteurs croisent histoire familiale et grande Histoire, tel le célèbre Persepolis de Marjane Satrapi. Qu’apporte l’étude de la bande dessinée à la recherche ? Réponse d’une chercheuse passionnée par son sujet.
Isabelle Delorme, vous venez de soutenir une thèse* en histoire sur ce que vous nommez les “récits mémoriels historiques en bande dessinée”. De quoi s’agit-il ?
Il s’agit d’un type de récit dans lequel un auteur raconte en bande dessinée sa mémoire ou celle de ses proches. Ce sont des bandes dessinées qui s’inscrivent dans une veine autobiographique, mais dont les récits sont bornés par de grands moments historiques plutôt que par des dates clés personnelles. Par exemple, Maus, ouvrage dans lequel Art Spiegelman raconte le parcours de ses parents pendant la Seconde Guerre mondiale, débute lors de la Shoah et s’achève avec la fin de la déportation de la famille en 1945. Dans Vietnamerica, l’auteur GB Tran choisit de faire débuter son récit en 1975, lorsque sa famille quitte Saïgon à la fin de la guerre du Vietnam. Autre caractéristique, ce sont souvent des “one shots”, des récits racontés en une seule fois, sans déclinaison dans d’autres albums. Ces histoires sont si intimes et personnelles qu’elles restent uniques.
Pourquoi ces bandes dessinées sont-elles intéressantes du point de vue de la recherche ?
Parce qu’elles constituent un genre à part entière apparu récemment, dans les années 90, et qui reste peu étudié. L’apparition de ce type de récit va de pair avec le développement général de l’intérêt pour la mémoire. Nos sociétés sont de plus en plus “mémorielles” : il y a du tourisme mémoriel, des lois mémorielles… et donc aussi des bandes dessinées mémorielles. C’est un phénomène mondial : il y a aussi bien des auteurs en Europe qu’aux États-Unis ou au Japon. Le chercheur Henry Rousso, historien contemporanéiste et spécialiste des questions mémorielles, parle ainsi d’une « mondialisation de la mémoire ».
Par rapport à d’autres témoignages historiques, quel est leur apport ?
Ces récits donnent un éclairage original et très pointu sur des moments historiques bien précis. Ce sont fréquemment des parcours migratoires, comme dans Persepolis dans lequel on suit l’auteure Marjane Satrapi depuis son enfance au coeur de la révolution iranienne jusqu’en France. Mais pas toujours. Dans Les mauvaises gens, Étienne Davodeau narre ainsi la vie de ses parents ouvriers syndicalistes dans le Maine-et-Loire jusqu’à l’arrivée de Mitterrand au pouvoir en 1981, date qui constitue le marqueur symbolique de la fin de son histoire. Dans tous ces récits, les auteurs sont soucieux de ne pas déformer la réalité et vont chercher une documentation fouillée pour s’assurer de la véracité. On est au coeur de l’histoire, dans le « dire vrai ».
Dans quels courants de recherche votre travail s’inscrit-il ?
On peut dire que mon travail s’inscrit au croisement de trois courants : les Memory studies, dont les historiens Henry Rousso et Denis Peschanski sont les fers de lance en France, les Visual studies et les Cultural studies. Mon travail a aussi une parenté avec la micro-histoire : s’intéresser aux anonymes, aux « sans-noms », et observer comment l’expression d’une mémoire individuelle peut devenir représentative de la mémoire collective. A ce titre, il est d’ailleurs intéressant de noter que la plupart des auteurs de récits mémoriels historiques étudiés dans ma thèse sont issus de milieux modestes. Peut-être y a-t-il là une volonté inconsciente de préserver une mémoire destinée à disparaître et qui, selon eux, ne le devrait pas, parce que leurs proches, tout aussi anonymes soient-ils, ont eux aussi fait l’Histoire.
*Les récits mémoriels historiques : mémoire individuelle et mémoire collective du XXe siècle en bande dessinée, thèse menée sous la direction de Laurence Bertrand Dorléac au Centre d’histoire de Sciences Po.
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