Accueil>"La diplomatie, c'est de la parole", échange avec Brigitte Curmi
30.08.2024
"La diplomatie, c'est de la parole", échange avec Brigitte Curmi
Dans le cadre de la rentrée solennelle du campus de Paris qui s’est tenue le 30 août 2024, Lamiss Azab, directrice du campus, a convié en qualité d’invitée d’honneur Brigitte Curmi, ancienne Ambassadrice de France en Libye, à Malte et pour la Syrie, chercheuse, diplomate, alumna de Sciences Po et aujourd’hui médiatrice. Selon cette dernière, “on ne naît pas diplomate, on le devient”. Sa venue sur le campus fût l’occasion de l’interroger sur son parcours, sa vision de la diplomatie et ses éventuels conseils à l'attention des étudiants du Collège universitaire.
Retour sur un échange riche sur la place prise par la parole dans des situations où le dialogue est difficile ou rompu.
Pouvez-vous vous présentez ?
Bonjour, je suis aujourd’hui une ambassadrice à la retraite, ayant effectué l’essentiel de ma carrière dans le monde arabe.
J’y ai été préparée par une formation très adaptée, d’abord aux Langues O (aujourd’hui l’INALCO), où j’ai appris l’arabe classique, puis dans cette belle maison de Sciences Po où j’ai effectué mon DEA dans le module AMAC créé par Rémy Leveau et d’autres grandes figures universitaires et de la recherche, module qui a préfiguré la création de l'antenne de Menton.
J’ai ensuite eu la chance d’être recrutée comme chercheuse en sciences politiques dans un des 27 centres de recherche français gérés conjointement par le MAE et le ministère de l’enseignement supérieur. J’ai ainsi passé 4 ans au CERMOC de Amman en Jordanie, où j’ai travaillé sur le sens de l’Etat à travers des recherches sur les politiques de santé en Jordanie, Liban et territoires palestiniens. J’ai ensuite eu plusieurs contrats avec le MAE pour travailler dans le domaine de la coopération à Jérusalem, puis à Paris à la direction de la coopération.
Toute cette expérience accumulée au plus proche du terrain m’a donné à voir les réalités des dynamiques sociétales dans un monde arabe en pleine ébullition, et c’est donc naturellement que je me suis décidée à un âge avancé à passer le concours d’Orient (grâce à la formation reçue à Sciences Po) pour passer définitivement du côté de la diplomatie et conjuguer mes différentes expériences professionnelles dans un mélange assez original, mais finalement très utile pour l’exercice de la diplomatie au quotidien.
Je crois d’ailleurs fondamentalement qu’il est très important de passer par la case de cette vie réelle, faite d’expérience de terrain et de confrontation au monde tel qu’il est, pour déployer son métier avec plusieurs cordes à son arc. Je vois d’ailleurs avec satisfaction que de nombreux jeunes font ces pas de coté aujourd’hui, pour le plus grand bien de leur pratique future.
Diplomate, j’ai servi à l’administration centrale et dans de nombreux pays (Egypte, Liban, Qatar, Jérusalem, Lybie, Malte, et pour la Syrie). Durant toutes ces années, j’ai toujours veillé à garder le contact avec le monde de la recherche et l’accès au plus proche des réalités de terrain.
Vous vous adresserez à des jeunes bacheliers qui intègrent le Collège à la rentr ée 2024-2025, quelles recommandations leur donneriez-vous pour leurs trois prochaines années d’études de bachelor dont une passée à l’étranger ?
Je voudrais d’abord leur dire combien ils sont chanceux d’être accueillis dans cette belle institution, leur conseiller de profiter à chaque moment de la palette de compétences qui s’ouvre à eux. Ça passe trop vite ; combien d’entre nous aimeraient revenir sur ces bancs et s’abreuver de la formidable connaissance dont ils peuvent bénéficier.
Sciences Po, malgré les polémiques récentes, est une machine absolument unique de savoir, d’acquisition de compétences indispensables pour tous les métiers du secteur public, dont la diplomatie, mais aussi tous les métiers de la vie je dirais, qu’il s’agisse du secteur privé, mais aussi du secteur humanitaire, où je note l’engagement toujours plus marqué des jeunes générations avides de construire un monde meilleur, plus juste et de réparer les dégâts causés par leurs aînés. Avec l’ouverture internationale de ces dernières années, c’est un microcosme du monde, et je veux croire que c’est pour le meilleur.
Je suis aujourd’hui « marraine » d’au-moins une dizaine de stagiaires de Sciences Po que j’ai reçu en ambassade ou que j’ai fréquenté lors de leurs années à l’étranger. J’ai adoré participer à leur formation et transmettre mes compétences acquises sur le terrain. Je suis très impressionnée. Sans exception, ils sont tous devenus de véritables professionnels très compétents et ouverts sur le monde international, tout en restant engagés dans les problématiques contemporaines. A moins de 30 ans, ils ont déjà tellement de compétences dans leur main, qui peuvent sans doute leur donner le tournis ou une forme d’hubris. Je leur demande de garder leur humilité, fraîcheur, leur curiosité, leurs questionnements, leur ouverture au monde et leur formidable capacité d’innovation, qui m’a été très précieuse pour mon quotidien diplomatique
Profitez de chaque instant, fondez-vous dans les sociétés d’accueil, apprenez les langues, tout en veillant à votre sécurité. De si nombreux destins ont été changés par ces années passées à l’étranger qui vous offrent une opportunité unique de participer à la marche du monde.
Vous avez été nommée à des périodes critiques dans des pays en situations critiques tout au long de votre carrière, comment estimez-vous avoir réussi une mission ?
Je ne sais pas si un diplomate sérieux peut se prévaloir de la « réussite » de sa mission, souvent faite de tâtonnements successifs et de nombreux essais pour arriver à un résultat toujours perfectible. Il n’est qu’à voir des pays redevenus illibéraux ou totalitaires, où l’on pensait la démocratie fermement installée et les pires écueils de l’autoritarisme écartés, pour rester modeste sur le poids de son efficacité en diplomatie. De fait, quelque soit l’effort entrepris, le résultat dépend de multiples facteurs et avant tout des dynamiques internes à chacun des pays en crise où j’ai eu l’honneur d’exercer mon métier.
Pour autant, en poste comme à Paris, j’ai eu plusieurs fois l’impression d’avoir un peu contribué à l’apaisement, à l’ouverture et au dialogue restauré : à la direction ANMO à Paris quand j’ai pris mes fonctions en 2003 après la guerre d’Irak, où avec d’autres collègues, nous avons travaillé d’arrache-pied pour transformer un projet de « démocratisation bottée » du monde arabe voué à l’échec en un réel projet de partenariat du G8 avec le monde arabe en réintroduisant l’expertise historique et surtout en redonnant la parole aux principaux concernés ; plus tard, en poste au Liban au lendemain de la guerre de 2006, un patient travail de contacts avec l’ensemble du spectre politique et confessionnel a permis de réunir des camps opposés et de préfigurer l’accord trouvé à Doha en 2008, qui, humilité oblige, n’a pas survécu très longtemps, mais a permis de passer un cap ; il y a beaucoup d’autres exemples, mais un me revient particulièrement à l’esprit car il est emblématique de la diplomatie à plusieurs mains d’aujourd’hui : je veux parler ici de mon mandat d’ambassadrice en Libye, ou, grâce à une excellente coopération avec une ONG de médiation, nous avons pu renouer un contact indispensable avec le camp qadhafiste absolument nécessaire au travail sur la sortie de crise, mais où les choses paraissaient bloquées définitivement entre la France et ce camp politique.
Bref, pour résumer, je dirais qu’il n’y a pas plus belle tâche de mon point de vue que d’exercer son mandat en période de crise. Mais il faut pour cela trois qualités essentielles : une réelle humilité ; une curiosité forte pour comprendre l’autre et le poids de son histoire – rendu plus facile si on parle la langue (l’autre qui n’est pas moins légitime dans sa façon de penser le monde que vous) ; une certaine obstination, car la guerre ou la confrontation paraitra toujours plus facile malgré ses conséquences qu’un long travail d’allers-retours dans la négociation.
En quoi vos années d’études à Sciences Po vous ont-elles marquées? Quels souvenirs en gardez-vous ?
De Sciences Po, je garde le souvenir d’un univers qui s’est ouvert à moi, d’autant plus, si je peux me permettre l’expression, que j’ai sauté dans le train en marche en arrivant en troisième cycle. Mes professeurs sont devenus mes collègues ou amis, et des références indispensables dans ma lecture du monde et pour opérer le nécessaire recul pour ne pas rester mangé par une actualité toujours plus brulante et difficile.
J’y ai appris à lire avec intelligence des ouvrages et à décrypter le monde, deux compétences qui sont restées fondamentales dans ma pratique quotidienne, notamment concernant sur l’épistémologie qui m’a appris à approcher des terrains d’action en toute connaissance de ma part de présupposés, mais aussi pour la connaissance politico-sociale de ce monde arabe en constante ébullition. Cette formation à Sciences Po reste le socle fondateur de ma carrière et j’espère bien profiter de ma retraite pour y revenir ou y enseigner, ou encore pour accompagner les parcours de cette jeunesse que j’envie pour sa chance !