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18.11.2019
L’argent des ménages, un objet politique
États-Unis, 2008 : des panneaux “For Sale” poussent aux portes de milliers de pavillons, devenant le symbole du surendettement - quasi forcé - des ménages. Mais la crise des subprimes, aussi scandaleuse qu’elle soit, cache une vérité plus durable : celle des foyers qui s’endettent pour se soigner, des étudiants empruntant pour payer leurs études et dont la dette équivaut aujourd’hui à 75% du PIB états-unien. Si, en France, l’État-providence protège encore de tels phénomènes, il n’en reste pas moins que la question se pose. Désireux d’y répondre, les pouvoirs publics mettent en place de nouvelles politiques de l’argent. Quelles sont-elles et que nous disent-elles de l’État et de la société ? Analyse par Jeanne Lazarus, sociologue de l’argent, chargée de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations.
La financiarisation des ménages
Quand les banques ont ouvert leurs portes au grand public dans les années 1960 et 1970 en Europe du Nord, les produits proposés étaient peu nombreux, peu risqués et souvent garantis par l’État. La libéralisation des marchés bancaires a engendré un phénomène que les sciences sociales ont appelé la financiarisation de la vie quotidienne. Cette expression a été forgée dans un contexte anglo-américain pour décrire la complexification des produits financiers disponibles pour les ménages. Il désigne également le rapprochement des ces produits bancaires - épargne, crédit et moyens de paiement - avec le monde de la finance et avec ses soubresauts (1).
La financiarisation des ménages signifie tout d’abord que les banques jouent de moins en moins le rôle d’intermédiaire et d’amortisseur entre les particuliers et la finance. Elle désigne également le fait que l’argent des ménages est de plus en plus investi sur les marchés financiers. Mais surtout, la financiarisation des ménages est devenue le fruit de ce que Jacob Hacker a nommé le « risk shift » (2) : le recul de l’État-providence a conduit les ménages à devoir assurer individuellement des risques auparavant pris en charge collectivement.
De fait, ce n’est plus seulement pour leur consommation que les ménages s’endettent : l’individualisation de la prise en charge et de la planification des coûts liés à la santé, l’éducation et la retraite s’est souvent traduite par le recours aux prêts bancaires. Ainsi, l’endettement croissant des États-Uniens n’est pas lié à une consommation de produits de luxe, mais bien davantage au logement et à la santé (3). Nombreux sont les particuliers qui « re-financent » leur prêt immobilier pour payer des factures médicales, prenant ainsi un nouveau prêt hypothéqué sur la valeur de leur logement.
Par ailleurs, l’endettement des ménages s’est également accéléré, encouragé par des politiques publiques telles que l’assouplissement du marché du crédit et des incitations fiscales. Ainsi, en France, l’encours de crédit immobilier a été multiplié par 5 entre 1993 et 2017, celui des crédits à la consommation par 3.
Ce processus de financiarisation accompagne et renforce la croissance des inégalités économiques. Le coût de la constitution d’un patrimoine diffère selon la richesse initiale car les ménages ne se voient pas facturer les mêmes taux d’intérêts, pénalités de retard ou encore frais liés aux placements (4). Le cas des subprimes en est l’exemple le plus éclatant : pour emprunter la même somme, selon que l’on est détenteur d’un crédit prime ou d’un crédit subprime, le coût de l’emprunt peut varier de plusieurs dizaines de milliers de dollars.
L’assurance santé est un autre domaine où des inégalités initiales peuvent devenir exponentielles : les personnes aux revenus les plus faibles sont généralement celles qui ont aussi les assurances les plus limitées, lorsqu’elles en ont, de sorte qu’en cas de maladie elles reçoivent des factures capables de les mettre en faillite et de leur faire perdre l’ensemble de leurs biens, quand les familles aux meilleurs revenus sont aussi celles qui ont des couvertures supérieures, même si elles ne sont jamais à l’abri des coûts de la santé.
Le cas français
Face aux effets négatifs de la financiarisation tant de l’argent ménages que de l’économie, les politiques publiques françaises ont fait de la finance des ménages un objet politique. Elles ont constitué ce que j’appelle les politiques publiques de l’argent des ménages qui encadrent les pratiques monétaires et définissent l’espace du possible de l’argent. Ce périmètre d’action publique inclut la réglementation des comptes bancaires, du crédit et des placements. À cette régulation financière, assez classique, se sont ajoutées plus récemment des initiatives destinées à transformer les comportements financiers : l’éducation financière et l’accompagnement budgétaire. Un accompagnement qui englobe les initiatives publiques et privées par lesquelles des personnes en difficulté financière sont accompagnées dans le but de les aider à ce que leurs recettes et leurs dépenses coïncident. Ces deux pôles (régulation et accompagnement des personnes en difficulté) longtemps séparés ont été progressivement entremêlés avec l’espoir d’apporter des réponses à des problèmes sociaux dépassant le simple périmètre des relations entre les banques et leurs clients.
Depuis la fin des années 1990, de multiples initiatives ont réuni trois groupes : les associations caritatives, les banques et des représentants de l’Etat, initialement plutôt situés dans son pôle économique, notamment à la Caisse des dépôts. Les ministères sociaux ont progressivement été associés aux actions menées. Après que des universitaires aient fait apparaître les phénomènes d’exclusion bancaire en France, associations, banques et pouvoirs publics ont assemblé des groupes de travail et établit une culture commune, d’abord autour du micro-crédit social en 2005, puis du manifeste pour l’inclusion bancaire en 2011, signé du Secours Catholique, de la Croix Rouge et de l’Union Nationale des Centres Communaux d’Action Sociale. Leurs propositions ont tout d’abord été incluses dans le plan de lutte contre la pauvreté de 2012. Une politique d’inclusion bancaire s’est institutionnalisée en 2013 lorsque la loi bancaire a instauré un Observatoire de l’inclusion bancaire. Fut également instituée, pour les banques, l’obligation de détecter leur « clientèle fragile » pour lui proposer une offre spécifique. Il faut aussi demander aux banque de s’intégrer dans des réseaux d’accompagnement budgétaire au sein des Points conseil budgets.
Parallèlement est apparue la volonté d’éduquer les citoyens à la finance. Elle répondait à un “besoin” formulé par l’OCDE, préoccupée par les cotisations insuffisantes dans les fonds de pension dans les pays où les retraites par capitalisation prenaient le pas sur les retraites par redistribution. Convaincu de l’utilité de cette éducation, quelqu’en soit les motifs, l'État français en a élaboré les contours dans le cadre d’une stratégie nationale, lancée en 2015. La Banque de France, chargée de son exécution a mis en place une veille sur les initiatives existantes. Elle a surtout développé, de concert avec l’éducation nationale, des formations destinées aux élèves du CP à la Terminale. Elle a aussi piloté l’ouverture de la Cité de l’économie en juin dernier. Enfin, la dernière émanation de ces réflexions est l’expérimentation des Points conseil budget, lieux d’accompagnement budgétaire et de médiation bancaire, démarrée en janvier 2016 et relancée en 2019.
L'État-providence en question
Contrairement au monde anglo-américain où la financiarisation de la vie quotidienne est perçue depuis longtemps via les retraites, la santé ou le financement des études, en France, les effets de la financiarisation de l’économie les plus visibles concernent le monde économique. L’économie française étant l’une des plus financiarisée au monde, cela se répercute sur le marché de l’emploi et le partage de la valeur ajoutée (5).
À ce jour, les retraites par répartition, la sécurité sociale et l’ampleur des services publics - en comparaison avec leur recul massif dans les pays anglo-américains - font que l’environnement monétaire des ménages français ne peut être entièrement qualifié de « financiarisé » (6). Pour autant, la vie quotidienne se financiarise à grands pas.
L’État français n’a pas renoncé à son ambition protectrice, la réponse politique est désormais de préparer les citoyens au marché. Ce modèle de protection s’intègre mal dans la définition classique de l’État-providence qui insistait sur ses capacités de “démarchandisation” de la vie financière des ménages. L’efficacité de ce nouveau modèle de protection publique reste encore à démontrer. L’enjeu central des recherches sur la financiarisation de la vie quotidienne est de faire apparaître les nouvelles formes de vulnérabilité qui en découlent, tout comme la transformation des rapports de force entre les acteurs sociaux. Si tout passe par le marché, même les protections, quelle place reste-t-il à la délibération politique et démocratique ?
Jeanne Lazarus, chargée de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations, consacre ses recherches à trois questions : la sociologie de l’argent, de la banque et du crédit, les politiques publiques de l’argent des ménages, et l’économie comportementale. Voir ses publications.
Cet article est extrait de Cogito, le magazine de la recherche à Sciences Po, dont le dernier opus était dédié à "Gouverner la finance". Voir le sommaire et tous les articles.
Notes
1 - L’ouvrage de Randy Martin, The Financialization of Everyday Life, Temple University Press, publié en 2002, est souvent cité comme le démarrage de ce courant.
2 - HACKER J.S., 2006, The Great Risk Shift: The New Economic Insecurity and the Decline of the American Dream, Oxford University Press, 255 p.
3 - HIMMELSTEIN D.U., THORNE D., WARREN E., WOOLHANDLER S., 2009, «Medical Bankruptcy in the United States, 2007: Results of a National Study », The American Journal of Medicine, 122, 8, p. 741‐746 ; PRASAD M., 2012, The Land of Too Much : American Abundance and the Paradox of Poverty, Cambridge, Mass., Harvard Univ. Press ; SULLIVAN T.A., WARREN E., WESTBROOK J.L., 2001, The Fragile Middle Class: Americans in Debt, Yale University Press, 404 p.
4 - WELLER C.E., HELBURN A., 2012, « Public Policy Options to Build Wealth for America’s Middle Class », dans Shared Responsibility, Shared Risk. Government, Markets, ans Social Policy in Twenty-First Century, New York, Oxford University Press, p. 123‐141.
5 - C’est ce que montre Ignacio Alvarez : « Financialization, non-financial corporations and income inequality: the case of France », Socio-Economic Review, 13, 3, p. 449-475.
6 - Jeanne Lazarus, « About a universality of a concept. Is there a financialization of daily life in France ? », Civitas, Porto Alegre, v. 17, n. 1, p. 26-42, jan.-mar.
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