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12.05.2023

Homophobie, transphobie et biphobie : ces questions nous concernent toutes et tous

(crédits : Alexis Lecomte / Sciences Po)

Émilie Biland-Curinier est une chercheuse et professeure des universités, à la fois sociologue et politiste, qui a rejoint le Centre de sociologie des organisations (CSO) de Sciences Po en 2019. Spécialiste depuis quinze ans de l'encadrement des relations familiales par le droit et l'action publique, son projet de recherche actuel porte sur les parentés LGBT en France, au Québec et au Chili. Il est important pour la chercheuse que les sciences sociales puissent – par leurs méthodes et outils – enrichir des “controverses qui font souvent peu de place aux savoirs empiriques et qui négligent régulièrement le point de vue des personnes concernées”. Elle enseigne également le cours “Genre et sexualité” aux étudiants en master de sociologie, durant lequel elle les sensibilise notamment aux violences sexistes et sexuelles.

À l'occasion de la journée mondiale contre l'homophobie, la transphobie et la biphobie (le 17 mai 2023), nous avons souhaité l'interroger sur son sujet de recherche, d'enseignement, son expérience à Sciences Po et son ouverture à l'international.

Parce qu’elles engagent nos droits fondamentaux, ces questions concernent l’ensemble des communautés de Sciences Po : des étudiants aux salariés (il n’y pas de raison de penser que seuls « les jeunes » sont concernés !), des personnes LGBT aux personnes hétérosexuelles et cisgenre, qui gagnent à se former et à être à l’écoute.

Vous avez rejoint le Centre de sociologie des organisations (CSO) de Sciences Po en 2019. Comment vos recherches contribuent-elles à ses activités? En quoi partagent-elles la conception de la recherche portée par Sciences Po ? 

Comme les autres membres du CSO, j’accorde une grande importance aux enquêtes empiriques, et cherche à conjuguer rigueur et inventivité pour construire mes analyses à partir de celles-ci. Je suis très attachée au travail collectif, entre chercheurs, de même qu’avec les doctorants et post-doctorants. Le collectif est vraiment une force du CSO, qui s’est notamment manifestée dans l’écriture d’un ouvrage impliquant l’ensemble de ses chercheurs permanents (La société des organisations, 2022, Presses de Sciences Po). Le CSO est aussi un espace de dialogue entre sciences sociales, ce que j’apprécie particulièrement, étant à la fois sociologue et politiste. Je travaille principalement sur un sujet peu traité au CSO (« la famille »), mais je le fais en croisant des thématiques qui sont au cœur des axes de ce centre : droit et justice, travail et professions, et action publique. Enfin, je participe à la structuration d’un espace de recherche sur les inégalités, désormais prioritaire pour le CSO.

Sciences Po est un cadre particulièrement favorable pour développer mes recherches. D’abord parce que j’y bénéficie de conditions de travail bien meilleures que la plupart de mes collègues dans l’enseignement supérieur français ; ensuite parce que Sciences Po est un lieu de formation centré sur les sciences sociales. Il est particulièrement précieux pour moi de pouvoir échanger avec des collègues d’autres disciplines et d’autres centres, notamment celles et ceux qui contribuent au Programme d’enseignement et de recherche sur le genre (PRESAGE). Il l’est tout autant de pouvoir contribuer à la formation des étudiants à la recherche, en les impliquant, parfois dès le collège, dans des projets de recherche. 

Vous portez actuellement un projet de recherche soutenu par l’Institut Universitaire de France intitulé Des parents dans leurs droits ? Minorités sexuelles et séparations conjugales d’un continent à l’autre au sein duquel vous articulez sociologie du droit et de la justice et sociologie du genre et des sexualités. D’où vient votre intérêt pour ces sujets et votre conviction de leur importance ?

Je travaille depuis quinze ans sur l’encadrement des relations familiales par le droit et l’action publique. Ces travaux, menées au sein de plusieurs collectifs de recherche et d’abord centrées sur les séparations de couples de sexes différents, montrent que l’institution judiciaire, les professionnels du droit, les administrations sociales ont un rôle majeur dans les recompositions des inégalités entre les familles et au sein des familles, selon les rapports sociaux de classe, de sexe et de race. Dans mon livre Family Law in Action. Divorce and Inequality in Quebec and France (2023, UBC Press), je montre notamment que le cadrage libéral, voire néo-libéral, du droit au divorce et de l’égalité des droits entre femmes et hommes, renouvelle les inégalités de genre, particulièrement sensible en matière d’exposition aux violences, de disparités des niveaux de vie et d’assignation aux rôles parentaux. 

Par contraste, l’institutionnalisation récente, partielle et controversée, de formes de conjugalité et de filiation s'écartant des normes hétérosexuées et biologisantes de la parenté constitue un vecteur important de changement social, sur lequel se centrent à présent mes recherches. En m’entretenant avec des parents LGBT, des professionnels du droit et des militants et en analysant des sources judiciaires, je cherche à analyser les conditions, les modalités et la portée de ces changements, tant sur les expériences profanes de la citoyenneté que sur le fonctionnement des institutions juridiques et des groupes de la société civile. Je questionne ainsi les changements intervenus dans les inégalités entre ces parents et les autres, ainsi que les hiérarchies internes aux parentés minoritaires. Aborder de tels sujets avec les méthodes et les concepts des sciences sociales est d’autant plus important qu’ils font l’objet de controverses qui font souvent peu de place aux savoirs empiriques et qui négligent régulièrement le point de vue des personnes concernées. 

Votre pratique  de chercheuse et d’enseignante est ouverte sur l’international - en particulier au Canada.  Qu’apporte cette ouverture à votre travail ?

J’ai eu deux expériences internationales fondatrices, d’abord comme étudiante en échange à City University of New York en 2000-2001, puis comme professeure au département de science politique de l’Université Laval (Québec) entre 2010 et 2014. Venant ponctuer un parcours académique principalement réalisé en France , ces expériences m’ont ouverte à des formats pédagogiques qui accordent davantage d’importance à l’implication active des étudiants. Elles m’ont aussi encouragée à construire des relations moins asymétriques avec les étudiants, lorsque je suis revenue en France (à l’Université Rennes 2 puis à Sciences Po). 

Ces deux expériences m’ont aussi conduites à mener des recherches sur des terrains étrangers. À New York, j’ai conduit ma première enquête sociologique dans des foyers hébergeant des homeless (SDF) – ce qui n’avait rien d’évident pour la jeune femme de 21 ans que j’étais alors. Au Québec, où je n’avais pas de réseau préalable, j’ai constitué une équipe de recherche qui a enquêté dans des tribunaux de la famille et des cabinets d’avocats, en dialogue avec son équipe « jumelle » en France. 

Ces expériences de dépaysement ne sont pas seulement enrichissantes humainement, elles sont aussi constitutives de la façon dont je conçois la recherche en sciences sociales. C’est par la confrontation à d’autres contextes – sociaux, politiques, mais aussi académiques – que l’on peut déjouer les silences, les implicites et les impensés du cadre national qui nous est familier. L’attention à ce qui se joue « ailleurs » est pour moi une condition essentielle de la validité des connaissances en sciences sociales. Cela suppose de prendre le temps de l’enquête en terrain éloigné, de se frotter à des approches parfois différentes, d’analyser ces contextes, locaux et nationaux, dans toute leur épaisseur historique, institutionnelle et sociale, sans négliger les circulations et les interdépendances entre contextes. Ainsi, l’enquête sur les parentés LGBT que je mène se déploie à la fois en France, au Québec et au Chili, afin de rendre compte de trois dynamiques nationales de changement juridique, politique et social. 

Vous donnez le cours “Genre et sexualité” aux étudiants de Sciences Po en master 1 de sociologie, un cours qui mêle apports théoriques, réflexion collective et initiation aux pratiques de recherche. Que souhaiteriez-vous transmettre en priorité à vos étudiants ?

J’observe l’intérêt croissant des étudiants pour les enjeux de genre et de sexualité, qui les questionnent dans leur intimité comme dans leurs engagements. J’estime essentiel d’accompagner ces questionnements en les éclairant à partir des savoirs déjà constitués ou en construction en sciences sociales. Ce cours contribue ainsi à la transmission de l’héritage des études féministes menées depuis maintenant plusieurs décennies en France et ailleurs. Mon objectif est que les étudiants soient en mesure de s’approprier ces savoirs pour contribuer à leur renouvellement, à l’aune des enjeux particulièrement saillants aujourd’hui et notamment les violences de genre, les sexualités minoritaires, la reconceptualisation des relations entre genre et sexe à l’aune des identités queer et trans, ou encore l’articulation entre le genre et les autres régimes de domination. 

Mais je ne cherche pas à former nécessairement des spécialistes du genre et de la sexualité. En fait, qu’on les prenne pour objets ou non, genre et sexualité informent les pratiques de recherche. Ce cours outille les étudiants pour prendre conscience des rapports de pouvoir qui se nouent dans les interactions entre sociologues et enquêtés, dans les enquêtes de terrain, mais aussi de la violence symbolique imposée par certaines formes d’identification statistique (notamment les catégories exclusives de « femme » et d’« homme »). Je cherche aussi à préparer les étudiants au risque de violences sexistes et sexuelles (VSS) sur les terrains, et à leur donner des ressources pour y faire face, de même que pour décrypter des relations problématiques qui pourraient se nouer avec leurs encadrants. En ce sens, le cours contribue à la prévention des VSS, désormais constituée en priorité à Sciences Po. Toutefois, ce cours n’a touché qu’une vingtaine d’étudiants cette année ; une telle formation gagnerait à mon sens à être élargie à d’autres publics que celui du master de sociologie. 

Le 17 mai est la journée mondiale contre l’homophobie, la transphobie et la biphobie, avez-vous un mot à dire aux différentes communautés de Sciences Po en ce jour ?

Se dire et vivre en tant que personne homo ou bisexuelle, voire en tant que personne trans, est indéniablement davantage possible aujourd’hui que dans les siècles précédents. Pourtant, cette visibilisation s’accompagne de formes renouvelées de violences, et les retours en arrière demeurent possibles, ainsi qu’on l’observe notamment aux États-Unis. Parce qu’elles engagent nos droits fondamentaux, ces questions concernent l’ensemble des communautés de Sciences Po : des étudiants aux salariés (il n’y pas de raison de penser que seuls « les jeunes » sont concernés !), des personnes LGBT aux personnes hétérosexuelles et cisgenre, qui gagnent à se former et à être à l’écoute. Comme pour toutes les dates visant à reconnaître les situations d’injustice, la conscientisation ne s’arrête évidemment pas au 17 mai, et ne doit pas se limiter aux violences les plus graves ou évidentes : elle se joue dans notre vie quotidienne, dans les relations que nous entretenons les uns avec les autres, dans les causes auxquelles nous participons, sur nos campus et ailleurs. 

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